Les Étincelles du Palais de la découverte
La médiation scientifique
Découvrez le futur Palais
Un podcast original du Palais de la découverte pour découvrir la culture scientifique à travers la lecture de textes inspirants comme inspirés.
Sciences lues vous embarque dans la découverte d’un extrait de roman, d’essai, de correspondances ou tout autre texte qui nourrit la culture scientifique au sens large. Soigneusement sélectionnés par l’équipe de la médiation, les extraits de textes viennent de tout horizon et sont contextualisés par la médiatrice ou le médiateur qui les ont choisis au travers d’une interview menée par la journaliste Léa Minod.
Sciences lues revient avec 10 épisodes inédits. De Vitruve à Erwin Schrödinger en passant par Marcel Proust et les travaux d'Helen O'Connell sur le clitoris, les médiateurs et médiatrices scientifiques du Palais de la découverte vous présentent une nouvelle sélection de textes.
Bande-annonce de « Sciences lues » – saison 2
Voix off : Le Palais de la Découverte présente « Sciences lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique de Démocrite à nos jours.
Médiateur 1 : Ce roman-là, rocambolesque, un vrai feuilleton, en fait, parle de physique.
Journaliste : Pourquoi vous avez choisi ce texte ?
Médiateur 2 : Quand on m'a demandé « Sciences lues », ce passage-là m'est venu immédiatement en tête.
Journaliste : Allez, on va écouter maintenant la deuxième partie du texte. On remonte le temps et on se faufile dans le laboratoire de Newton.
Lecteur 1 : « Seulement parce qu'il reste encore certaines choses que vous n'avez pas expliquées par une preuve géométrique. »
Lecteur 2 : « Comme je vous l’ai dit, je cherche Dieu là où la géométrie fait défaut. »
Médiateur 2 : Mais lisez au moins le début du tome un, c'est une merveille, ça se lit très bien.
Journaliste : Soyez rassurés, si quelqu'un vous dit qu'il a tout compris de la physique quantique, c'est qu'il vous ment.
Médiateur 3 : C'est comme ça que j'ai lu quelques-uns de ses textes…
Journaliste : En latin ?
Médiateur 3 : …et que je suis tombé sur cette machine. Ah non ! pas en latin ! (rire) Non.
Journaliste : C'est ce que vous faites, vous, dans votre métier de médiateur ?
Médiateur 4 : C'est ce qu'on fait. C'est trouver des formes, des dispositifs pour faire passer des idées.
Journaliste : Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast.
Liste des intervenants
Léa Minod : Et si les romains avaient eu l'intuition de l'informatique ? C'est en tout cas ce dont va nous parler Stéphane Fay, ancien astronome et médiateur en informatique du Palais de la découverte. Bonjour Stéphane.Stéphane Fay : Bonjour Léa.Léa Minod : Vous avez choisi un texte très descriptif de l'architecte Romain Vitruve, surtout connu pour son traité d'architecture en dix volumes. Dans ce texte, il détaille un odomètre, c’est une machine pour compter les mètres, que l'on appellerait aujourd'hui « compteur kilométriqu »”. Pourtant loin d'être unique, cette invention a été découverte pour la première fois par le Grec Archimède, c'était au IIIe siècle avant Jésus-Christ et plus tard en Chine par Zhang Heng. Il s'agit à chaque fois d'un chariot disposant d'un mécanisme de démultiplication permettant de totaliser le nombre de tours effectués par les roues. On écoute sa description avec les mots de Vitruve.
Audrey Stupovski (lecture) : « Les roues du char doivent avoir chacune quatre pieds de diamètre, de manière que si la roue porte un repère, marquant le point où elle commence sa rotation, en avançant sur la surface de la route, elle ait exactement parcouru une distance de douze pieds et demi quand revient la marque à partir de laquelle elle a commencé à tourner. Une fois ces dispositions prises, on doit alors emboîter et ajuster au moyeu de la roue, du côté intérieur, un tambour qui porte en saillie, à sa circonférence, une seule petite dent. Plus haut d'autre part, contre la caisse du char, on doit fixer solidement un châssis, ayant un tambour mobile, placé de chant et monté sur un axe ; à la circonférence de ce tambour, on doit avoir des dents, distribuées régulièrement et au nombre de quatre cents, qui s'engrènent avec la dent du tambour d'en dessous. Sur le côté, en outre, du tambour supérieur on doit fixer aussi une dent qui s'avance au-delà des autres. On placera encore au-dessus, horizontalement, dans un autre châssis, un tambour denté de la même manière et dont les dents s'engrènent avec la dent que l'on aura fixée sur le côté du second tambour ; et l'on doit y faire un nombre d'ouvertures équivalent à celui des milles qu'un char peut parcourir en un trajet d'une journée. Qu'il y en ait plus ou moins est sans importance. Mais l'on placera des cailloux ronds dans chacune de ces ouvertures, et l'on doit avoir dans le compartiment, ou châssis, du tambour une ouverture unique, avec un petit conduit, par où les cailloux qui auront été introduits dans ce tambour puissent, arrivés là, tomber un à un dans un récipient en bronze placé au-dessous, dans la caisse du char. Ainsi quand la roue, en avançant, fait aller avec elle le tambour inférieur, et que la dent de ce tambour entraîne et fait passer, à chaque tour, les dents du tambour du haut, le résultat sera que, lorsque le tambour inférieur aura tourné quatre cents fois, le tambour du haut n'aura accompli qu'une seule révolution, et que la dent fixée sur son côté n'aura fait avancer qu'une seule dent du tambour horizontal. Donc si pour quatre cents tours du tambour inférieur, celui du haut ne tourne qu'une seule fois, la distance couverte sera de cinq mille pieds, c'est-à-dire mille pas. Ainsi chaque caillou qui tombe signalera, par le bruit qu'il fait, chacun des milles parcourus. Et le nombre total des cailloux ramassés au bas indiquera le nombre de milles d'une journée de route. »
Léa Minod : Stéphane Fay, pourquoi avez-vous choisi ce texte en particulier ?
Stéphane Fay : En informatique, ce qu'on fait, ce sont des calculs en binaire, avec des 0 et des 1, et des machines, donc j'ai choisi ce texte parce que j'ai longtemps cherché une machine qui fasse également du calcul mais avec des cailloux, parce que, oui, le mot calcul vient du latin calculus, qui veut dire « petit caillou ». C'était intéressant d'avoir une machine antique qui fasse des calculs avec des cailloux, alors pas comme de l'informatique moderne, évidemment, cela n’a rien à voir, mais d’avoir une machine qui fasse des calculs avec des cailloux, sachant que calcul vient de petit caillou, calculus.
Léa Minod : Mais là, où sont-ils les 0 et les 1 dans le texte que l’on vient d’entendre ?
Stéphane Fay : Alors non, là dans le texte, il n'y a pas de 0 ni de 1. Il y a juste des cailloux qui tombent dans un seau, donc ce n'est pas du binaire. Le binaire, cela se fera bien plus tard, mais à l'époque on n'est pas encore dans le binaire. Ceci dit, il y a eu des machines qui faisaient tourner un programme en binaire bien avant l'invention du binaire par les Leibniz. C'était par exemple les carillons du Moyen Âge.
Léa Minod : Les carillons ?
Stéphane Fay : Oui, les carillons du Moyen Âge. Je ne sais pas si vous voyez ces petits jouets où on tourne une manivelle ? On avait des carillons où on avait une sorte de gros tambour, comme un tambour de machine à laver, dans lequel il y a des trous. On fixait des petits picots dans certains de ces trous et dans certains autres, non, ce sont des 0 ou des 1. Et lorsque le tambour tournait, les picots venaient percuter des cloches et jouer une mélodie. On a là un bon exemple, une sorte de mémoire avec picots ou pas picot, dans lequel on enregistre des 0 ou des 1 qui correspondent à une mélodie que l'on joue sur une machine.
Léa Minod : Donc là, il y a caillou ou pas caillou ? Est-ce que cela relève de l'informatique ?
Stéphane Fay : Alors non, non, là il n'y a pas de 0 ou de 1, vraiment pas. C'est juste une simple machine qui fait du calcul avec des cailloux, on n'est pas encore dans le binaire. On aura d'autres machines qui font les calculs sans le binaire, par exemple la Pascaline, qui est la première machine à calculer mécanique. Elle tourne, elle fait que du décimal, elle ne fait pas de binaire.
Léa Minod : Cela veut dire quoi ?
Stéphane Fay : Cela veut dire qu'on va compter avec les nombres de 0 à 9. Elle ne compte pas avec des 0 et des 1.
Léa Minod : Et à quoi servait-il cet odomètre ?
Stéphane Fay : Cet odomètre servait à mesurer des distances. Le but, c'était de pouvoir probablement déposer des bornes kilométriques. Tout comme on a des bornes kilométriques sur nos routes, à l'époque romaine, il y avait aussi des bornes donc probablement que cela a pu servir à déposer régulièrement des bornes kilométriques sur les voies romaines.
Léa Minod : Si on essaye de résumer un peu le principe qui est décrit ici dans maints détails, est-ce que vous pouvez le faire ?
Stéphane Fay : Oui, je vais essayer : chaque fois que la roue du chariot tourne, cela fait avancer d'un cran une grande roue qui est, plus ou moins, dans le même plan. Quand la roue du chariot a tourné quatre cents fois, la grande roue a tourné une fois. Elle fait alors tourner d'un cran une roue horizontale qui est placée sur le chariot. Dans cette roue horizontale, on a des petits trous dans lesquels sont disposés des pierres. Chaque fois que cette petite roue horizontale tourne d'un cran, le trou de la roue vient se superposer à un trou traversant dans lequel la pierre va tomber dans un seau.
Léa Minod : C'est comme un mécanisme de roues enchâssées les unes dans les autres, plus ou moins ?
Stéphane Fay : C'est cela. On a trois roues enchâssées les unes dans les autres, deux qui sont verticales, une qui est horizontale, et quand la roue du bas, une des roues du chariot, a fait quatre cents tours, on a un caillou qui va se déposer dans le seau.
Léa Minod : Finalement, le lien n'est pas très étroit entre l'informatique et l'odomètre. Pourquoi vous, qui êtes informaticien, avez vraiment voulu ce texte-là ?
Stéphane Fay : Le lien entre l'informatique et l'odomètre c'est le fait qu'en informatique on ait des machines qui font les calculs. D'ailleurs, c'est cela que veut dire le mot informatique. Informatique, c'est la contraction de « information » et « automatique », c'est le traitement automatique par des machines de l'information, c'est-à-dire des 0 et des 1. On a un mélange de mathématiques et de physique, un calcul réalisé par un objet physique qui est une machine. L'odomètre est aussi un calcul qui est réalisé par un objet physique, en l’occurrence l'odomètre de Vitruve.
Léa Minod : D'accord. Quand on ouvre un ordinateur en informatique, ce ne sont que des calculs ?
Stéphane Fay : Quand on ouvre un ordinateur, effectivement, l'informatique, la machine, calcule. Elle calcule avec des 0 et des 1. En fait, l'informatique c'est toujours un mélange de mathématiques et de physique. C'est pour ça que, parfois, on est un peu perdu. Souvent, à l'école, on apprend que l'informatique ce n’est que du binaire, des 0 et des 1. Mais quand vous avez un smartphone entre les mains, c'est une machine que vous avez entre les mains. Cette machine va faire des calculs avec des 0 et des 1 qui vont être représentés physiquement par des tensions électriques hautes et basses qui vont circuler à travers des petits composants électroniques que l'on appelle des transistors. Entre autres, sur un smartphone, vous pouvez avoir plusieurs milliards de transistors qui vont s'échanger des courants électriques qui sont autant de 0 et de 1 qui permettent à la machine de faire un calcul.
Léa Minod : Ce que vous voulez nous dire, c'est que l'odomètre c'est un peu l'ancêtre de ce qui se passe dans un smartphone ?
Stéphane Fay : C'est une première machine qui fait du calcul. Une machine qui fait du calcul, c'est quand même incroyable ! Cela fait du calcul quasiment automatiquement. Alors évidemment, si vous parcourez une grande distance, il va sûrement falloir rajouter des cailloux à la main, dans la roue du haut, mais c'est quand même une machine qui fait du calcul et cela est vraiment remarquable.
Léa Minod : Pourquoi cela est remarquable, pour vous ? Vous avez l'œil qui pétille !
Stéphane Fay : [Rires]Léa Minod : Non mais c’est vrai !Stéphane Fay : Parce que c'est une première automatisation du calcul. En fait, faire des calculs, ce n’est pas simple. L'humain a toujours cherché à rendre les choses plus simples, en mécanisant les choses. Ici, c'est une mécanisation d'un processus intellectuel qui est le calcul. C'est vraiment remarquable. Il y avait d'autres manières de faire des calculs avec des cailloux. Comme je vous le disais, calcul, ça vient de calculus, « petit caillou », en latin mais une autre manière de faire des calculs avec des cailloux, c'étaient évidemment les bouliers, qui existaient même déjà à l'époque. Enfin pour être tout à fait précis, à l'époque romaine, on n’avait pas des bouliers, on avait des abaques, c'est-à-dire qu’on avait des sortes de planches avec des colonnes, chacune représentait les unités, les multiples de cinq, de dix, etc., et dessus on bougeait, on déplaçait des cailloux pour faire des additions et des soustractions. C'était un exemple pour faire des calculs avec des cailloux, calculus donc. Mais par contre, ce n’était pas une machine, ce n'était pas mécanique. La machine de Vitruve, elle, elle fait des calculs avec des cailloux.
Léa Minod : Et la première calculatrice qui ait existé ?
Stéphane Fay : La première calculatrice mécanique de l'histoire était la Pascaline, la machine de Pascal.
Léa Minod : Que Pascal a inventée ?
Stéphane Fay : Que Pascal a inventée au début du XVIIe siècle.
Léa Minod : Vous me la décrivez ?
Stéphane Fay : Oui, alors… comment décrire la machine de Pascal… ? D'abord, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle fait des additions et des soustractions. Vous avez devant vous trois roues, comme des cadrans de téléphone et, de l'autre côté, trois roues avec, là aussi, comme sur les cadrans de téléphone, les chiffres gravés de 0 à 9. Imaginons que vous voulez faire 7 + 4, vous mettez un doigt sur le chiffre 7 du cadran, vous tournez jusqu'à un taquet, vous mettez le doigt sur le chiffre 4 du cadran, vous tournez également jusqu'à un taquet. En face de vous, la roue qui est juste en face, tourne elle aussi en même temps que vous tournez la roue de votre cadran téléphonique, en quelque sorte. Et petit à petit, vous allez voir le chiffre défiler devant vos yeux. Quand le cadran du téléphone, si j'ose dire, a fait un tour complet, c'est comme une retenue. De l'autre côté, il y a la roue qui va également augmenter d'un cran, et donc 7 + 4, égal 11. Vous allez voir le chiffre 1 qui est en face de votre roue, comme le cadran de téléphone, et un autre chiffre 1 sur la roue qui est à gauche. C'est un peu compliqué dit comme cela…
Léa Minod : Mais pour mieux comprendre, il faut aller au Palais de la découverte alors ?
Stéphane Fay : Ah oui, pour mieux comprendre, il vaut mieux aller au Palais de la découverte, puisqu'on peut voir le mécanisme d'une Pascaline en transparence. On l'a faite fabriquer donc on comprend parfaitement comment cela fonctionne. En fait, ce n’est pas difficile du tout, bien que Pascal ait dû s’y reprendre plusieurs dizaines de fois avant de faire un prototype qui marche. On est toujours étonné quand on voit la simplicité du mécanisme. Mais la science, c'est ça. Ce qui est difficile, c'est de chercher, puis après, quand on a la solution, on se demande pourquoi on ne l'a pas trouvée tout de suite ! [Rires] C'est un peu ce que fait le public, on lui montre cette Pascaline et puis, quand il la voit et que je leur dis « Pascal, il a fait plusieurs dizaines d'essais pour arriver à trouver cet enchaînement d'engrenages », le public est toujours surpris, et je lui dis « Oui, mais la recherche, c'est ça ». C'est difficile de chercher et quand on a la réponse, ça paraît si évident.
Léa Minod : C'est cela d'ailleurs qui est étonnant dans le texte de Vitruve que vous avez choisi qui décrit cet odomètre, c'est que, finalement, on arrive très bien à se représenter cet odomètre. Ça semble très simple comme machine, juste trois roues qui tournent sur elles-mêmes, qui font tomber un caillou et qui permettent de mesurer la distance. Et pourtant, ça arrive tard dans l'histoire de l'humanité.
Stéphane Fay : Oui, mais il faut y réfléchir. Ce n’est pas si simple que ça, parce que, mécaniquement, ce n’est pas facile à fabriquer toutes ces roues pour qu'elles s'emboîtent bien les unes dans les autres. Il faut se dire qu'on a une grande roue à quatre cents dents qui doit se tourner cran après cran, si j'ose dire, grâce à la roue du chariot, ce n’est pas évident du tout ! D'ailleurs, le texte de Vitruve a plusieurs interprétations, il y a toujours des recherches là-dessus pour essayer de voir vraiment comment était cet odomètre de Vitruve.
Léa Minod : Est-ce qu'on a des représentations ? Est-ce qu'on a recréé cet odomètre de Vitruve ?
Stéphane Fay : On a recréé des maquettes. C'est toujours pareil la recherche, c’est toujours très long. Mais oui, il y a plusieurs versions de cet odomètre de Vitruve et celle dont je vous parle est, je dirais, l'avant-dernière version. Il y a encore une autre version qui vient de sortir là, il y a quelques mois, mais que je ne connais pas très bien.
Léa Minod : Comment ça ? Une autre version du texte ou une autre version de l’odomètre ?
Stéphane Fay : Non, une autre version du mécanisme, pas du texte. C'est-à-dire que quand on lit le texte de Vitruve, après on va interpréter ce que Vitruve nous dit. On cherche à disposer les engrenages tel qu'on pense qu'il le dit dans son texte et puis, parfois, quand on veut réaliser l'engrenage on se dit : « Ah quand même, c'est difficile ! Ça paraît bizarre que ce soit vraiment monté comme ça. » Et du coup, on cherche une autre manière, toujours avec le même texte de Vitruve, de ré-interpréter ses mots pour trouver un mécanisme qui, peut-être, marchera mieux ou sera plus simple à fabriquer avec les outils de l'époque de Vitruve.
Léa Minod : Est-ce que c'est aussi cela, un peu, la recherche en informatique : essayer de toujours trouver le meilleur chemin, pour faire simple ?
Stéphane Fay : En fait, en science, de manière générale, il faut souvent privilégier ce qu'on appelle le rasoir d'Ockham, c'est-à-dire que parmi toutes les hypothèses, c'est toujours mieux de prendre généralement la plus simple, mais on ne tombe pas forcément sur la plus simple des hypothèses tout de suite. En informatique, par exemple, si vous prenez un algorithme, plus l'algorithme sera simple, plus vous pouvez avoir de facilité à le coder et plus vite il peut tourner. Mais effectivement, en ce qui concerne la recherche des algorithmes, c'est toujours mieux de trouver le plus simple plutôt que de garder le plus complexe. Après, est-ce que, de manière générale, le plus simple est toujours la meilleure solution ? Pas forcément. En informatique, c'est une science particulière parce que dans les autres sciences, on est souvent confronté aux observations. Il y a toujours ce trio : la théorie, l'expérience et l'observation. En informatique, l'observation n’est pas forcément toujours là, puisqu'on invente des machines. Donc on va observer leur fonctionnement, oui peut-être, mais c'est particulier.
Léa Minod : Et comment êtes-vous tombé sur ce texte la première fois que vous l'avez lu ?
Stéphane Fay : C'était par curiosité. Cela faisait longtemps que j'avais entendu parler de Vitruve. Je voulais savoir ce qu'il avait écrit, c'est comme cela que j'ai lu quelques-uns de ses textes et que je suis tombé sur cette machine.
Léa Minod : En latin ?
Stéphane Fay : Ah non, [rires] en latin ? Non ! [Rires] Mais oui, c'est comme cela que je suis tombé sur ce texte et j'étais content parce que je cherchais depuis longtemps une machine qui calculait avec des cailloux pour pouvoir donner quelque chose de visuel à notre public. Parce qu’il faut le savoir, en médiation de l’informatique, c'est difficile de montrer des choses qui soient visuelles. On est souvent avec du powerpoint, donc on essaie quand même de montrer des objets ou des choses qui vont frapper le public plus qu'un simple powerpoint. Dans d'autres sciences, on a des images qui frappent, on a des expériences qui frappent. En informatique pour arriver à frapper le public, ce n’est pas facile donc trouver des objets c'est important. C’est pour cela que j'étais super content d'avoir trouvé cet objet même si, pour l'instant, on ne l'a pas en vrai, mais au moins, cela permet de frapper le public pour lui expliquer ce qu’est vraiment le mot calcul, et ce que cela fait.
Léa Minod : Et vous ne vous êtes pas mis au défi de le réaliser, cet objet ?
Stéphane Fay : Si, j'ai demandé à une société de me le réaliser. Pour l'instant, on va voir, parce que ce n'est pas gratuit... [Rires] On verra cela l'an prochain peut-être.
Léa Minod : À quoi vous servirait-il cet objet si vous l'aviez ?
Stéphane Fay : Cela permettrait de le montrer au public, parce que, comme je le disais, montrer au public quelque chose de physique, c'est important.
Léa Minod : En informatique, qu'est-ce que cela va vous aider à démontrer ?
Stéphane Fay : Cela ne va pas forcément m'aider à démontrer quelque chose. Cela va m'aider à expliquer aux gens que l'informatique c'est à la fois du calcul, c'est-à-dire des mathématiques et de la physique. Parce que l'informatique, si vous avez juste du binaire, juste des calculs, ça ne vous donne pas un ordinateur. Un ordinateur, c'est un objet physique. Ce qui est important et ce qui est intéressant avec l'odomètre de Vitruve, c'est qu'on a là un objet physique, simple à comprendre, qui fait des mathématiques et qu'on peut montrer au public. Parce qu’avec les ordinateurs d'aujourd'hui, quand vous dites que votre smartphone est en train de faire des calculs, et bien le public vous regarde avec des yeux tout ronds parce que, évidemment, ce n’est pas possible, un smartphone c'est une boîte noire. Et si je me mets à faire des calculs en binaire au tableau et que je leur dis qu’il y a des objets physiques qui font la même chose, c'est pareil, les gens ne comprennent pas. C'est bien d'avoir des objets qui puissent montrer un calcul qui soit physiquement visible. Et l'odomètre de Vitruve, c'est un de ces objets qui permet de montrer une machine en train de calculer vraiment physiquement, qui fait cette association entre les mathématiques et la physique, ce qui constitue l'informatique.
Léa Minod : (CONCLUSION) Et il paraît que Léonard de Vinci a essayé de construire une version de cet odomètre, avant plutôt de s'inspirer des écrits de Vitruve pour une toute autre affaire : l'homme de Vitruve, vous connaissez ?
Stéphane Fay : Oui.
Léa Minod : … Parfaitement proportionné, les bras levés, nu dans un cercle. Mais fort heureusement, l'odomètre a continué son chemin sans Léonard de Vinci et jusqu'à nous, ou plutôt jusqu'à nos voitures. Est-ce qu'on en a un d'odomètre dans nos voitures ?
Stéphane Fay : Oui, effectivement, c'est le compteur kilométrique qui est donc un odomètre moderne.
Léa Minod : Il est même si important qu'il a une journée nationale dédiée : le 12 mai, c'est la journée nationale de l'odomètre.
Stéphane Fay : Ça alors ! Je n’en reviens pas ! [Rires]
Léa Minod : Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcasts. Merci à vous, Stéphane Fay, médiateur en informatique du Palais de la découverte.
Stéphane Fay : Merci à vous.
Léa Minod : Anton Tchekhov, dramaturge russe de la fin du XIXe siècle, est né avant le mot écologie et, pourtant, en relisant son œuvre aujourd'hui, le concept d'écologie semble s'y être partout niché, et particulièrement dans sa pièce Oncle Vania, paru en 1897. C'est donc à la rencontre d'Oncle Vania, ou plutôt d'Astrov, médecin de campagne, que nous entraîne aujourd'hui Soufian Henchiri, médiateur en géosciences du Palais de la découverte et grand amateur de théâtre. Bonjour Soufian.
Soufian Henchiri : Bonjour Léa.
Léa Minod : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez lu Oncle Vania ?
Soufian Henchiri : Oui, je pense que je l'ai lu pour la première fois il y a une dizaine d'années et le souvenir que j'en garde de cette première lecture, c'est que je l'ai lu d'une traite, dans un même mouvement. Ce qui m'a évidemment intéressé d'emblée, ce sont les grands thèmes chers à Tchekhov : l'ennui, la solitude, comment vivre, comment survivre dans un monde qui nous étouffe. D'ailleurs, le terme « étouffer » revient très souvent dans le texte d'Oncle Vania, il est souvent associé à la question météorologique puisqu'il fait chaud, mais on peut le transposer dans plein d’autres domaines.
Léa Minod : Sur l'écologie, quand est-ce que vous est apparue cette thématique de l'écologie ?
Soufian Henchiri : La dimension écologique n'est pas celle qui m'a intéressé d'emblée dans ce texte, mais c'est quand je me suis posé la question d'essayer de faire résonner un texte, et en particulier un texte de théâtre, avec notre monde contemporain que j'y ai vu un intérêt. Ce qui m'a intéressé notamment, c'est que j'ai vu dans l'état du monde tel que décrit par Astrov à la fin du XIXe siècle, des signes avant-coureurs de ce qu'on appelle aujourd'hui l'Anthropocène.
Léa Minod : L'Anthropocène, c'est-à-dire ?
Soufian Henchiri : L'Anthropocène est une manière de considérer l'époque actuelle durant laquelle l'humain est devenu une véritable force géologique. C'est l'idée que l'histoire humaine rencontre l'histoire géologique, que les activités humaines sont en capacité de transformer profondément la Terre, et en particulier les enveloppes superficielles de la Terre, et ce, avec une intensité, une ampleur, une vitesse sans équivalent dans l'histoire de nos sociétés. Donc certains scientifiques sont allés jusqu'à proposer de définir une nouvelle époque géologique pour désigner le moment que nous vivons actuellement. Et pour certains scientifiques, cette époque a commencé au milieu du XXe siècle, à partir de 1950, c'est ce qu'on appelle la grande accélération des changements environnementaux.
Léa Minod : Pour en revenir au texte, pouvez-vous nous dire à peu près où on en est dans la pièce lorsque la scène que vous avez choisie commence ? Du moins pour la première scène, parce que vous avez choisi deux scènes.
Soufian Henchiri : On est à la fin du premier acte, qui est un acte d'exposition. Un valet de ferme vient chercher le docteur Astrov pour qu'il aille s'occuper d'un malade et Astrov, avant de partir, rend hommage aux forêts. Il nous parle de son travail, il nous parle de ce qui l’affecte, de ce qui l'inquiète, de sa passion, de son amour pour la nature et les forêts.
Léa Minod : Pourquoi avez-vous choisi ce moment et cet extrait en particulier ?
Soufian Henchiri : Ce qui m'intéresse, je l'ai dit, c'est qu'on entende dans cette description de l'état de l'environnement les signes avant-coureurs de l'Anthropocène. Cela me plaît de voir dans Astrov, plutôt qu'un écologiste avant l'heure, un solastalgiste avant l'heure.
Léa Minod : Solastalgiste ? Expliquez-moi.
Soufian Henchiri : La solastalgie est un concept qui a été imaginé au début des années 2000 par un philosophe qui s'appelle Glenn Albrecht. La solastalgie est un concept qui qualifie l'état de souffrance psychologique, voire de dépression, que certaines personnes éprouvent face aux métamorphoses de l'environnement, face à des environnements que ces personnes ne reconnaissent plus, qui les réconfortaient, mais qui ont été transformés par les changements environnementaux globaux contemporains.
Léa Minod : Alors on écoute Astrov, ce solastalgique avant l'heure.
Greg Germain (lecture) : « Astrov : Soit, je veux bien qu’on abatte les forêts par nécessité, mais pourquoi les exterminer ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d’arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent sans retour, tout ça parce que l’homme, dans sa paresse, n’a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. N’est-ce pas que c’est vrai, madame ? Il faut être un barbare sans conscience pour brûler dans son poêle toute cette beauté, pour détruire ce que nous ne pouvons pas créer. L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais, jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. Les forêts, il y en a de moins en moins, les rivières tarissent, le gibier a disparu, le climat est détraqué, et, chaque jour, la terre devient plus pauvre et laide. Tu me regardes d’un air ironique, là, et rien de ce que je dis ne te paraît sérieux… et… peut-être que, pour de bon, c’est des histoires de toqué, mais quand je passe devant les bois des paysans que j’ai sauvés de la hache, ou quand j’entends bruire ma jeune forêt, plantée de mes propres mains, j’ai conscience de ce que le climat, lui aussi, est un tant soit peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, ça sera aussi, un tant soit peu, à cause de moi. Quand je plante un jeune bouleau, que je le vois se couvrir de feuilles et se balancer dans le vent, mon âme s’emplit de fierté, et je… N’empêche… il est temps que j’y aille. Tout ça, sans doute, c’est des histoires de toqué, en fin de compte. J’ai bien l’honneur de vous saluer ! »
Léa Minod : Si on se remet un peu dans le contexte de l'époque de Tchekhov, quelle était la première cause de déforestation ? Quel était ce pour quoi il luttait ou s'énervait Astrov ?
Soufian Henchiri : Je n'ai pas le recul de l'historien, mais probablement que la principale cause de déforestation à l'époque d'Astrov et à l’époque de Tchekhov, donc à la fin du XIXe siècle, c’est essentiellement la coupe pour le bois de chauffe, le bois dit énergétique et le bois de construction.
Léa Minod : Et aujourd'hui, si on transfère cette problématique à l'heure actuelle, quel est notre principal souci en termes de déforestation ?
Soufian Henchiri : Aujourd'hui, la déforestation affecte essentiellement les régions tropicales. Ce sont les forêts tropicales qui sont massivement menacées par l'abattage, et les causes sont multiples. On a toujours, évidemment, la coupe pour le bois énergétique et le bois de construction, mais il y a également l'agriculture intensive, qui est une des menaces majeures sur les forêts. L'idée c'est qu'on va transformer des surfaces forestières en surfaces agricoles soit, et tout est lié, pour étendre les pâturages qui servent à l'élevage d'animaux élevés en conditions industrielles, soit pour la culture intensive du soja. C'est lié à l'agriculture et à l'élevage puisque l'essentiel de la production de soja sert ensuite à nourrir les animaux, notamment bovins, qui sont élevés dans des conditions intensives. Donc il y a l'agriculture mais pas que. Astrov l’évoque dans son discours : si on abat des forêts aujourd'hui, c'est aussi pour construire des routes, pour construire des infrastructures de différentes natures, pour ouvrir des mines, notamment au Brésil par exemple. Si l'ensemble des causes qu'on vient d'évoquer sont, aux yeux d'Astrov, une nécessité, probablement que Astrov n'est pas véritablement un écologiste.
Léa Minod : Oui, c'est cela, parce qu'il ne remet pas en cause le fait qu'on abatte des arbres pour construire des routes, des ponts, des usines, et pour lui, cela va dans une logique d'améliorer la vie humaine ?
Soufian Henchiri : Exactement, d'ailleurs il semble regretter que l'humain ne construise pas assez. Évidemment, l'humain détruit. Astrov le dit, on détruit, on abat les forêts, et on parlera peut-être tout à l'heure de l'effondrement de la biodiversité, qui est aussi évoqué par Astrov dans le deuxième extrait. On n'a aucun respect pour nos sols, on détruit nos sols, donc oui on détruit, ça c’est clair, mais l'humain construit aussi énormément. D'ailleurs, pour donner un ordre de grandeur des constructions humaines, en 2020, donc c'était hier, on estime que la masse totale des constructions humaines, des infrastructures humaines, c'est-à-dire graviers, sables, plastiques, métaux, tous les matériaux... cette masse-là des constructions humaines a atteint en 2020 la masse totale des êtres vivants sur Terre. C'est énorme. Et depuis, cette masse totale des constructions humaines ne fait qu'augmenter. On estime que ce flux de matériaux mobilisés par l'humain pour ses constructions chaque année augmente environ de 29 milliards de tonnes. Donc c'est énorme. Essayez de vous rendre compte de ce que ce chiffre représente. En gros, cela représente trois fois la masse de lave crachée par les volcans chaque année, ou encore environ deux fois la masse de matière, donc de sédiments, apportée par les fleuves à l'océan. Donc on voit bien que ce chiffre-là, c'est un symbole de l'Anthropocène.
Léa Minod : Et aussi de l'épuisement de ces matières qu'on vient tirer ?
Soufian Henchiri : Épuisement et puis, le problème également, c'est qu'évidemment on construit très rapidement. On apporte à la surface de la Terre, dans notre pellicule habitable, énormément de matériaux qui ont des temps de dégradation qui ne sont pas forcément compatibles avec nos échelles de temps.
Léa Minod : Mais cela pour Astrov, à l'époque, ça ne pose pas de problème ?
Soufian Henchiri : Oui pour Astrov, apparemment, cela ne lui pose pas de problème.
Léa Minod : Il s’agit de quoi alors ? Ce serait plutôt qu’Astrov s'insurge contre l'inutilité de la dégradation de la forêt, en quelque sorte. Mais s’il y avait un rapport utile à cette déforestation, alors lui ne se pose pas en opposant ?
Soufian Henchiri : C'est cela, mais il est dans une logique qui est la logique productiviste. On sait que, de toute façon, pour faire face à l'Anthropocène on devra passer par la sobriété, par un changement de nos modes de vie. Clairement, il y a une urgence à ralentir. Mais là, Astrov se situe avant la fameuse grande accélération qui marque le milieu du XXe siècle et qui est un symbole de l'Anthropocène. Ce sont des questions qu’il ne se pose pas.
Léa Minod : Astrov dit aussi à plusieurs reprises, comme s'il n'était pas pris au sérieux par son auditoire : « rien de ce que je te dis ne te paraît sérieux et plus tard, ce sont des histoires de toqués ». On a l'impression qu'il estime que la cause pour laquelle il se bat fait aussi écho au regard critique que peut poser la société sur les gens qui défendent l'environnement et la cause écologique aujourd'hui. C'est cela pour vous ?
Soufian Henchiri : Oui, j'ai vu récemment une étude menée par l’Ipsos en 2022. Si on regarde les résultats de cette étude, en France, environ un tiers des Français peuvent être considérés comme climato-sceptiques. Le chiffre est énorme, c'est-à-dire qu'on a à peu près un tiers de la population française, d'après ces études, pour qui les changements climatiques que nous connaissons aujourd'hui ne sont pas attribués aux activités humaines et, globalement, à l'échelle mondiale, c'est à peu près ce chiffre-là. Donc effectivement, ce que nous raconte Astrov ici, c'est toujours une histoire de toqués du point de vue des climato-sceptiques, mais en même temps, on pourrait dire que ce qui nous a conduit à la situation d'urgence environnementale actuelle pourrait être aussi vu comme le résultat d'une histoire de toqués.
Léa Minod : Qui est le fou de qui.
Soufian Henchiri : Exactement. Mais cette situation n'est pas une histoire de toqués, c'est factuel, on a des données, on a des faits scientifiques, des études qui nous montrent qu'on est face à une urgence environnementale.
Léa Minod : On va écouter à présent un deuxième extrait d’Oncle Vania. Un peu plus loin dans la pièce, avec de nouveaux personnages, il y a notamment Éléna Andréievna.
Greg Germain et Audrey Stupovski (lecture) :
« Astrov : Bonjour ! Vous vouliez voir mes barbouillages ?
Éléna Andréievna : Hier, vous avez promis de me montrer vos travaux… Vous êtes libre ?
Astrov : Oui, bien sûr. Où êtes-vous née ?
Éléna Andréievna : À Pétersbourg.
Astrov : Et où avez-vous fait vos études ?
Éléna Andréievna : Au Conservatoire.
Astrov : Ça n’aura aucun intérêt pour vous, à mon avis.
Éléna Andréievna : Pourquoi ? Je ne connais rien à la campagne, c’est vrai, mais j’ai beaucoup lu.
Astrov : Ici, dans cette maison, j’ai ma table à moi… Dans la chambre d’Ivan Pétrovitch. Quand je suis à bout de fatigue, proche de l’abrutissement complet, j’abandonne tout, j’accours ici, et je m’amuse avec ce machin-là, pendant une heure ou deux. Ivan Pétrovitch et Sofia Alexandrovna font claquer leur boulier, moi je suis assis auprès d’eux à ma table, je barbouille – je me sens au chaud, tranquille, et le grillon crie. Mais, ce plaisir, je ne me l’accorde pas souvent, une fois par mois… Maintenant, regardez ici. L’image de notre district, tel qu’il était il y a cinquante ans. Le vert sombre et le vert clair indiquent les forêts ; la moitié de toute la surface est occupée par la forêt. Là où le vert est hachuré de rouge, il y avait des élans, des chevreuils… Je montre en même temps la flore et la faune. Sur ce lac, il y avait des cygnes, des oies, des canards, et, comme disent les vieux, force oiseaux de toute plume, il y en avait à perte de vue ; ils volaient par nuées. En dehors des bourgs et des villages, vous voyez, çà et là, épars, des hameaux, des petites fermes, des ermitages de vieux-croyants, des moulins à eau… Les bêtes à cornes et les chevaux étaient nombreux. C’est ce que montre le bleu clair. Par exemple, dans ce canton, le bleu clair est très présent ; il y avait là de véritables hordes, et chaque ferme possédait trois chevaux.
[Pause.]
Maintenant, regardons plus bas. Comment c’était il y a vingt-cinq ans. Cette fois, la forêt n’occupe plus qu’un tiers de toute la superficie. Les chevreuils ont disparu, les élans pas encore. Le vert et le bleu sont déjà plus rares. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Passons à la troisième partie : l’image du district à l’heure actuelle. Il y a encore du vert çà et là, mais sans continuité – par taches ; les élans, les cygnes, les coqs de bruyère, tout ça a disparu… les hameaux, les fermes isolées, les ermitages, les moulins – plus trace. Bref, l’image d’une dégénérescence graduelle, incontestable, qui ne demandera manifestement pas plus de dix à quinze ans pour devenir totale.
Vous direz qu’il y a là des facteurs culturels, que la vie ancienne devait naturellement faire place à une vie nouvelle. Oui, j’entends bien, si à la place de ces forêts exterminées on avait tracé des routes, des chemins de fer, s’il y avait là des usines, des fabriques, des écoles – les gens seraient en meilleure santé, ils seraient plus riches, plus intelligents – mais, là, rien de semblable ! Dans le district, ce sont les mêmes marais, les moustiques, le même manque de routes, la misère, le typhus, la diphtérie, les incendies… Nous avons affaire à une dégénérescence résultant d’une lutte inhumaine pour la vie ; une dégénérescence provenant de la routine, de l’ignorance, de la plus totale absence de conscience de soi, quand l’homme transi, affamé, malade, pour sauver ce qui lui reste de vie, pour préserver ses enfants, instinctivement, inconsciemment, se jette sur tout ce qui peut le rassasier, le réchauffer, et qu’il détruit tout, sans penser au lendemain... Tout, déjà, presque, est détruit, mais, en retour, rien n’est encore créé. Je vois à votre visage que ça ne vous intéresse pas.
Éléna Andréievna : Mais je m’y entends si peu, à ces choses-là…
Astrov : Ce n’est même pas une question de s’y entendre ; simplement, ça ne vous intéresse pas.
Éléna Andréievna : À parler franc, mes pensées sont ailleurs. »
Léa Minod : Dans ce deuxième extrait, c'est la description de cette destruction qui prend toute la place, avec au centre un cartogramme. À quoi cela sert-il de passer par une approche conceptuelle comme le cartogramme pour rendre compte de la destruction de la forêt ?
Soufian Henchiri : Je ne sais pas si c'est vraiment une approche conceptuelle, mais en tout cas, c'est important d'imaginer des dispositifs, et notamment des nouveaux modes de représentation, pour se rendre sensibles aux questions écologiques, pour se rendre sensibles aux enjeux environnementaux. En sciences, c’est ce qu'on fait souvent. C'est toujours la question de comment on représente des données, comment on communique, comment on transmet, comment on transforme ces données à travers la représentation pour faire parler les données.
Léa Minod : C'est ce que vous faites, vous, dans votre métier de médiateur ?
Soufian Henchiri : C'est ce qu'on fait dans notre métier de médiateur, c'est trouver des formes, des dispositifs pour faire passer des idées.
Léa Minod : Vous vous en servez, vous, de cartogramme dans votre métier ?
Soufian Henchiri : Je pense qu'on s'en sert sans savoir qu'il s'agit de cartogrammes, c'est tout simplement des données qui sont représentées sous forme de cartes, par exemple des planisphères, sur lesquels on va avoir le taux de déforestation qui sera indiqué, ou le taux de CO2 émis par les différents pays, ou les flux de sédiments apportés par les différents fleuves. Donc, je pense qu'on voit des cartogrammes et qu’on se sert de cartogrammes sans le savoir.
Léa Minod : Et ici, dans cet extrait, on entend bien qu'il parle de la disparition de la faune notamment.
Soufian Henchiri : Il parle des vertébrés. Astrov ne le sait pas encore, évidemment, mais cette pression, notamment sur les vertébrés, ne va faire que s’accroître. Selon les relevés de naturalistes, entre 1970 et 2014, en 44 ans, on considère que la taille des populations de vertébrés, c’est-à-dire l’effectif des vertébrés, a chuté d'environ 60 %, donc cela ne fait que s'accélérer. Par contre, Astrov semble peu affecté et pas inquiet par le sort réservé aux insectes, or, on vivrait aujourd'hui une apocalypse des insectes. On en parle peut-être peu, mais la masse totale des insectes chute fortement. En Allemagne, une étude a été menée dans les réserves naturelles, débutée en 1989, elle a duré à peu près 27 ans. Et ce qu'on constate, c'est que la masse totale des insectes a chuté d'environ 75 %. Cela veut dire qu'en 27 ans, trois-quarts des populations d'insectes ont disparu.
Léa Minod : Qu'est-ce que cette baisse de la biodiversité à ce point-là veut dire ?
Soufian Henchiri : Cette baisse de la biodiversité, elle est causée par les activités humaines et cela nous laisserait penser qu'on se dirige tout droit vers probablement une sixième extinction biologique de masse. La Terre a connu cinq grandes crises biologiques. La dernière, c'était il y a 65 millions d'années. On en parle beaucoup de cette dernière crise, parce que c'est celle qui est associée à la disparition des dinosaures. Mais en tout cas oui, si rien n'est fait, probablement qu’on se dirigerait vers la sixième extinction biologique.
Léa Minod : Est-ce que c'est quelque chose qui vous inquiète, vous, au quotidien ? Est-ce que vous êtes solastalgique ?
Soufian Henchiri : Est-ce que je suis solastalgique ? Je ne sais pas. Je suis bouleversé par plein de choses dans la vie, disons que c'est une des causes supplémentaires à ma solastalgie.
Léa Minod : Nous, on vit sur une Terre. On vit dans un espace qui serait malade et dans une biodiversité en voie d'extinction, il faut donc en prendre particulièrement soin, comme d'un médecin qui prendrait soin de ses patients. Peut-on faire aussi un parallèle dans la médecine avec Astrov ?
Soufian Henchiri : Exactement, et d'ailleurs c'est intéressant parce que, dans un livre qui vient d'être publié, écrit par Jérôme Gaillardet, qui s'appelle « La Terre habitable ou l'épopée de la zone critique », Jérôme Gaillardet nous propose justement d'inventer les conditions d'émergence d'une véritable médecine de la Terre dont l'histoire des humains et des non-humains participerait à la construction de cette médecine de la Terre.
Léa Minod : Et la zone critique alors ?
Soufian Henchiri : Alors la zone critique, c'est un concept, c'est même plus qu'un concept d'ailleurs, mais disons que c'est un concept qui a été inventé en 2001 aux États-Unis, à Washington, et cela désigne notre pellicule habitable. Cela désigne la zone dans laquelle on vit, qui est en gros la peau de la Terre, la surface de la Terre, c’est-à-dire la zone qui s'étend de la roche au sommet de la canopée végétale, à la basse atmosphère. Cette zone est critique pour plein de raisons, notamment parce que c'est une des interfaces fondamentales à la régulation des grands cycles qui sont à l'origine du maintien de l'habitabilité sur Terre, en tout cas qui maintiennent les conditions d'habitabilité de la Terre. Et le mot critique a été choisi pour montrer que cette zone est une zone dont il faut prendre soin. Il y a cette question du care, du soin. Je trouve que cela fait écho au texte, dans le sens où j'aurais envie de penser que le fait qu’Astrov soit un médecin pour Tchekhov, ce n'est pas un hasard. Il y a cette idée-là que c'est un médecin qui prend soin de la Terre.
Léa Minod : [CONCLUSION] Bien plus qu'une « simple scène de vie à la campagne », c'est le sous-titre de la pièce, Oncle Vania interroge le monde et ce que l'Homme en fait au tournant du XIXe siècle. « L'homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais jusqu'à présent, il n'a pas créé, il a détruit », assène encore Astrov un peu plus loin. La destructivité de l'Homme, voilà peut-être le véritable sujet d'Oncle Vania. Alors, un petit effort d'imagination pour finir : dans cent ans, cette pièce sera-t-elle encore tristement visionnaire ou dépassée ? Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcasts. Merci à Soufian Henchiri, médiateur en géosciences au Palais de la découverte.
Léa Minod : Et si nous n'avions qu'un œil, là, perché au milieu du front ? Tous et toutes des cyclopes ? Et si nous regardions le monde avec cet œil, mais à hauteur de fourmi ? Et si le monde était dessiné sur une feuille de papier avec des formes simplifiées, géométriques ? C'est à peu près le pari de Flatland, petit ouvrage renversant où le principal personnage, un carré, découvre l'existence de la troisième dimension grâce à une sphère. Publié en 1884 en pleine ère victorienne en Angleterre, Flatland sous-titré « a romance of many dimensions by a square », « une aventure en plusieurs dimensions par un carré », est-il une critique de la société à l'époque d'Edwin Abbott Abbott ? Une invitation à philosopher pour revoir le monde ? La suggestion de l'existence d'une quatrième dimension spatiale ? Ou bien tout cela à la fois ? Pour nous éclairer et nous guider dans cet univers aussi étrange que déstabilisant, on fait appel à Guillaume Reuilller, médiateur en mathématiques du Palais de la découverte. Bonjour Guillaume !
Guillaume Reuiller : Bonjour.
Léa Minod : Vous souvenez-vous quand avez-vous eu ce livre étrange, qui n'est pas plat, pour la première fois entre les mains ?
Guillaume Reuiller : Cela fait plusieurs années. C'est un de mes collègues, malheureusement disparu aujourd'hui, qui s'appelle Pierre Audin, qui l’avait dans sa bibliothèque et qui m'avait conseillé de le lire. Je l'ai lu finalement relativement tardivement, mais j'ai fini par le lire parce qu'il y a vraiment beaucoup de personnes qui m'en avaient parlé.
Léa Minod : Qu’avez-vous pensé de cette lecture ?
Guillaume Reuiller : J'ai pensé que c'était un livre dingue, un livre complètement fou ! L'histoire est complètement étonnante et c'est un livre qui ne ressemble à rien.
Léa Minod : Mais qui ressemble à plein de choses en même temps ?
Guillaume Reuiller : Oui, c'est cela, c'est à la fois un conte philosophique, comme vous le disiez, je trouve que c'est aussi un bon livre de vulgarisation sur le concept...
Léa Minod : C’est pour cela que vous l’avez choisi ?
Guillaume Reuiller : Oui, je trouve qu’on peut en trouver plusieurs intérêts, mais c'est un vrai bon livre de vulgarisation sur la notion de dimension.
Léa Minod : Cela fait quand même un drôle d'effet de lire un livre où on nous force à imaginer un monde qui n'est pas du tout le nôtre, et avec des dimensions qui ne sont pas les nôtres. Quel effet cela a eu sur vous cette lecture ?
Guillaume Reuiller : J'avoue qu'en étudiant pas mal les mathématiques, j'avais l'habitude d'imaginer des mondes qui ne correspondent pas à celui que je vois.
Léa Minod : Et donc ?
Guillaume Reuiller : Un des intérêts du livre, c'est notamment d'initier à un univers en quatre dimensions et j'avais déjà eu l'habitude par avance d'explorer ce genre d'univers.
Léa Minod : Qui a été Edwin Abbot Abbot ? Oui, parce qu'il a deux fois le même nom de famille ce personnage.
Guillaume Reuiller : Oui, on ne sait pas grand-chose sur lui. Je me suis renseigné mais je n’ai pas trouvé grand-chose, à part que c'était un théologien, un philosophe, un professeur. En tout cas, il n'est pas du tout estampillé comme mathématicien, ni même comme auteur de science-fiction. Il est plutôt tourné vers la théologie, c'est vraiment cela plutôt son domaine et il a fait aussi un certain nombre de biographies, je crois.
Léa Minod : Finalement, son livre Flatland est plus connu que son auteur ?
Guillaume Reuiller : Oui, cela a l'air d'être une œuvre assez atypique dans la carrière de Abbott.
Léa Minod : Est-ce que si on n'y comprend rien en maths, on peut le lire quand même ?
Guillaume Reuiller : Oui, je crois même que si on ne connaît rien à la notion de dimension, on la comprend mieux en ayant lu le livre.
Léa Minod : D'accord. Alors quel extrait avez-vous choisi ?
Guillaume Reuiller : C'est le tout début du livre, le premier chapitre qui plante le décor, qui donne les premiers éléments de l'histoire.
Greg Germain (lecture) : « Prenez patience, car le monde est vaste et large. J'appelle notre monde Flatland (le Plat Pays), non point parce que nous le nommons ainsi, mais pour vous aider à mieux en saisir la nature, vous, mes heureux lecteurs, qui avez le privilège de vivre dans l'Espace.
Imaginez une immense feuille de papier sur laquelle des Lignes droites, des Triangles, des Carrés, des Pentagones, des Hexagones et d'autres Figures, au lieu de rester fixes à leur place, se déplacent librement sur ou à la surface, mais sans avoir la faculté de s'élever au-dessus ou de s'enfoncer au-dessous de cette surface, tout à fait comme des ombres – à cela près qu'elles sont dures et ont des bords lumineux – et vous aurez une idée assez exacte de mon pays et de mes compatriotes. Hélas, il y a quelques années encore, j'aurais dit « de mon univers » : mais à présent mon esprit s'est ouvert à une conception plus haute des choses.
Vous vous rendrez compte immédiatement que, dans un pays semblable, il ne peut exister rien de ce que vous appelez « solide » ; toutefois vous supposerez, me semble-t-il, que nous sommes au moins à même d'opérer visuellement une distinction entre ces Triangles, ces Carrés et ces autres Figures qui s'y déplacent, comme je vous l'ai décrit. Au contraire, nous ne pouvons rien percevoir de tel, au moins avec une netteté suffisante pour nous permettre de distinguer une Figure d'une autre. Nous ne voyons, nous ne pouvons voir que des Lignes Droites ; et je vais vous en démontrer sur-le-champ la raison. »
Léa Minod : Guillaume ReuiIler, dans la première phrase, Edwin Abott Abott parle à ses lecteurs et dit : « mais pour vous aider à mieux en saisir la nature, vous, mes heureux lecteurs », à qui s'adresse-t-il dans ce texte ?
Guillaume Reuiller : Il s'adresse à nous, c'est-à-dire vivants de Spaceland, qui vivons dans un monde à trois dimensions.
Léa Minod : Donc nous, vous et moi, là autour d'un micro, on habite Spaceland, c'est cela ?
Guillaume Reuiller : Oui.
Léa Minod : D'accord. S’agissant du narrateur, qui est ce narrateur qui parle ?
Guillaume Reuiller : Le narrateur, c'est cela qui est une des bizarreries du livre : c'est un carré.
Léa Minod : Donc le narrateur, qui vit à Flatland, s'adresse à nous qui vivons dans cette troisième dimension.
Guillaume Reuiller : Oui, et il peut s'adresser à nous parce qu'il connaît notre existence, parce qu'une sphère l'a initié aux fantaisies de notre monde.
Léa Minod : D'ailleurs il en parle. Il dit : « j'aurais dit de "mon" univers, mais à présent que mon esprit s'est ouvert à une conception plus haute des choses, c'est-à-dire à cette troisième dimension », là il y a la question du réel et de la réalité, un peu comme le mythe de la caverne de Platon, où les gens de la caverne ne voient le réel qu'à travers les ombres ?
Guillaume Reuiller : Oui, le mythe de la caverne, c'est une très bonne allégorie pour comprendre ce qui se passe dans Flatland, puisque dans le mythe de la caverne, vous avez des personnes en trois dimensions dont on voit que les ombres, et les ombres sont sur une surface, c'est quelque chose en deux dimensions. Ceux qui sont enfermés dans la caverne de Platon ne voient que des ombres, donc des images en deux dimensions d'objets en trois dimensions, et c'est ce qui se passe dans le livre à différents niveaux de dimension.
Léa Minod : Et là, il parle de formes différentes. Il me semble aussi qu'il y a les inégalités sociales qui sont reproduites dans ce livre ?
Guillaume Reuiller : Oui, c'est très, très, très marqué. Il y a une inégalité sociale extrême et qui dépend du nombre de côtés que vous possédez. Les habitants de Flatland sont des polygones, des figures avec des segments, fermées sur elles-mêmes et, en fonction du nombre de côtés que vous possédez, vous êtes dans une classe sociale différente.
Léa Minod : Par exemple, si on est un triangle, on est quoi ?
Guillaume Reuiller : Cela dépend si vous êtes régulier ou pas. Si vous êtes un triangle équilatéral les trois côtés sont les mêmes, les trois angles sont les mêmes, là, vous êtes à peu près dans la classe moyenne.
Léa Minod : Et si on est irrégulier ?
Guillaume Reuiller : Alors là, c'est terrible. Vous êtes un soldat ou vous êtes un ouvrier.
Léa Minod : Et les femmes, elles ont quelle forme là-dedans ?
Guillaume Reuiller : C'est d'une misogynie extraordinaire, parce que les femmes ne sont même pas des polygones, ce sont juste des segments.
Léa Minod : Des segments, mais comment c'est possible cela ?
Guillaume Reuiller : Ce n’est pas expliqué dans le livre et je ne sais pas quoi en tirer... Je ne sais pas si c'est de l'ironie si c'est...
Léa Minod : Vous ne savez pas ?
Guillaume Reuiller : Non, je n’ai pas réussi à trouver si…
Léa Minod : … si c'était au premier ou deuxième degré ?
Guillaume Reuiller : Oui, si c'était de la misogynie pure ou si c'était pour dénoncer la place des femmes dans la société dans laquelle vivait Abbott. Par contre, il peut y avoir un peu d'ascension sociale, parce qu'un carré va avoir comme enfant un pentagone. Donc, de génération en génération, vous montez dans les classes sociales.
Léa Minod : On a de plus en plus de côtés, c'est cela ?
Guillaume Reuiller : Oui, et les êtres suprêmes, ceux qui sont les prêtres, ceux qui dirigent la société, ce sont des cercles.
Léa Minod : D’accord, donc ils ont une infinité de côtés ?
Guillaume Reuiller : Exactement, ils ont une infinité de côtés, c'est un point de vue très mathématique. Archimède, notamment, voyait les cercles comme des polygones réguliers qui avaient une infinité de côtés.
Léa Minod : Et vous, vous seriez quoi dans Flatland ?
Guillaume Reuiller : Je serais quoi ? Ah... Je pense que je serais dans la classe moyenne. Je serais… un triangle équilatéral.
Léa Minod : Un triangle équilatéral ? Bon et bien moi, je serais un segment… Alors c'est un livre qui nous demande d'imaginer, un livre qui crée des images et qui fait en permanence appel à l'imaginaire du lecteur pour se figurer le monde. D'ailleurs, il y a beaucoup de schémas qui sont dessinés pour aider à cette visualisation. Est-ce que cela vous a aidé, vous, en lisant le texte ?
Guillaume Reuiller : Je pense que pour les schémas, c'est une preuve de ce que je disais tout à l'heure, c'est aussi un livre de vulgarisation et que, pour expliquer les concepts de dimension, il y a un moment où il faut dessiner des choses. De manière générale, quand on explique des maths, c'est idéal de faire des dessins et c'est pour cela que je trouve qu'il y a vraiment une véritable volonté de l'auteur de faire comprendre la notion de dimension en illustrant par des dessins pour mieux comprendre son propos.
Léa Minod : Mais il se passe quelque chose dans ce livre ou c'est juste une description d'un monde ?
Guillaume Reuiller : Ah oui, oui, il se passe plein de choses ! D'abord le carré décrit son monde aux habitants de Spaceland dont nous sommes, puis il est attiré par une sphère dans un monde à dimension trois. Ensuite, par le moyen de rêves, il se balade dans un monde d'une seule dimension, une ligne droite, et il va même dans un espace à zéro dimension, c'est-à-dire un point. Donc oui, il se passe plein de choses, je ne vais pas divulgâcher la fin, mais il essaye de convaincre les habitants de son monde qu'un autre univers est possible que la simple feuille de papier dans lequel il se trouve.
Léa Minod : Donc il y a plusieurs univers. Il y a non seulement Flatland, mais il y a aussi Pointland, c’est cela ?
Guillaume Reuiller : Oui, c'est cela, Pointland. Et il y a aussi Lineland.
Léa Minod : D’accord. Alors on continue la plongée dans ce texte renversant par une expérience de pensée.
Greg Germain (lecture) : « Placez une pièce de monnaie sur l'une de vos tables dans l'Espace ; et, en vous penchant dessus, observez-la. Elle vous apparaîtra sous la forme d'un cercle.
Mais, à présent, reculez vers le bord de la table en vous baissant progressivement (ce qui vous rapprochera de plus en plus des conditions dans lesquelles vivent les habitants de Flatland) et vous constaterez que, sous votre regard, la pièce devient ovale ; enfin, quand vous aurez placé votre œil exactement au bord de la table (ce qui fera réellement de vous, pour ainsi dire, l'un de mes compatriotes), vous verrez que la pièce a complètement cessé de vous paraître ovale et qu'elle est devenue, à votre connaissance, une ligne droite.
Il en serait de même si vous preniez pour objet de vos observations un Triangle, un Carré ou toute autre Figure découpée dans du carton. Regardez-la en vous plaçant de manière que votre œil soit au bord de la table : vous verrez qu'elle cesse de vous apparaître sous la forme d'une Figure et qu'elle devient en apparence une Ligne Droite.
Pendant mon séjour à Spaceland, j'ai ouï dire que vos marins connaissaient des expériences très semblables lorsqu'ils traversaient vos océans et discernaient à l'horizon quelque île ou rivage éloigné. Des baies, des promontoires, des angles nombreux et de toutes dimensions peuvent découper cette terre lointaine ; à une certaine distance, néanmoins, vous n'en voyez rien (sauf, il est vrai, si votre soleil brille sur elle et révèle les parties en saillie ou en retrait grâce au jeu de la lumière et des ombres), rien qu'une ligne uniforme et grisâtre sur la mer.
Eh bien, voilà tout justement ce que nous voyons quand une de nos connaissances triangulaires ou autres s'approche de nous à Flatland. Comme il n'y a chez nous ni soleil ni lumière de nature à produire des ombres, nous ne disposons d'aucun de ces adjuvants qui viennent au secours de votre vue, chez vous, à Spaceland. Si notre ami s'avance, nous voyons sa ligne s'élargir ; s'il s'éloigne, elle diminue ; mais il est toujours à nos yeux une Ligne Droite ; qu'il soit Triangle, Carré, Pentagone, Hexagone, Cercle ou ce que vous voudrez, il n'est pour nous qu'une Ligne Droite et rien d'autre.
Vous vous demandez peut-être comment, dans des circonstances si désavantageuses, nous parvenons à distinguer nos amis les uns des autres ; mais il sera à la fois plus judicieux et plus facile de répondre à cette question bien naturelle quand nous en arriverons à la description des habitants de Flatland. Permettez-moi, pour l'instant, de reporter ce sujet à plus tard et de vous dire un mot du climat et des maisons de notre pays. »
Léa Minod : Pouvez-vous nous dire comment ils font pour se distinguer tous ces habitants de Flatland qui n'ont l'air d'être que des lignes ?
Guillaume Reuiller : Ce qui les sauve, c'est leur côté lumineux.
Léa Minod : C'est-à-dire ?
Guillaume Reuiller : Ils ont des côtés qui sont éclairés. Ce sont des polygones, mais des polygones qui émettent de la lumière. Alors c'est très difficile, cela demande un apprentissage très compliqué qui est décrit dans le livre, mais ils arrivent à déterminer les points qui sont un peu plus loin que les autres, justement parce qu'ils sont allumés.
Léa Minod : Donc ce sont les différences de luminosité qui nous font voir quelle forme a un habitant ?
Guillaume Reuiller : Exactement. Le sommet qui va être plus près de nous va être plus lumineux que celui qui est à l'arrière, donc ça va permettre de distinguer les différents polygones, mais cela est très compliqué. Il le décrit très longuement et il explique que ce n’est pas du tout inné.
Léa Minod : Comment fait-on pour lire un livre de ce type, où on nous demande en permanence un effort de représentation ? Est-ce que ce n’est pas trop difficile ?
Guillaume Reuiller : Non, je trouve que c'est pareil dans beaucoup de livres de science-fiction, où on vous dit : on va changer telle règle du jeu et on imagine le monde qui va avec. Et sans arrêt, il faut s'imaginer le monde que l'auteur a inventé. Comme lorsque Wells nous dit : « on a inventé une machine qui peut voyager dans le temps », il faut alors s'imaginer ce que cela peut donner. Donc, pour moi, ce n’est pas plus compliqué que cela, c'est la même démarche.
Léa Minod : Et qu'est-ce que c'est pour vous, ce livre ? C'est un livre expérience ?
Guillaume Reuiller : Moi, je pense vraiment que c'est un livre de vulgarisation. Alors au départ, ce n'était peut-être pas l'intention de l'auteur parce qu'il n'est pas mathématicien et il n'est même pas scientifique. Mais vraiment, je le conseillerais à quelqu'un qui veut comprendre la notion de dimension.
Léa Minod : Est-ce que, pour vous, c'est aussi une introduction à d'autres dimensions possibles ? Puisque nous, nous vivons dans la troisième dimension, mais il pourrait y avoir une quatrième, une cinquième...
Guillaume Reuiller : C'est un des trucs qui est le plus bluffant dans ce livre, c'est qu'il parle de la quatrième dimension. Le carré, une fois qu'il a compris qu'il vivait dans un monde à deux dimensions, qui était plongé dans un monde à trois dimensions, il dit à la sphère : « mais on pourrait imaginer que cela continue ». Et peut-être que vous imaginez être dans un monde à trois dimensions qui en fait est plongé lui-même dans un monde à quatre dimensions.
Léa Minod : Et ce serait quoi la quatrième dimension ?
Guillaume Reuiller : Ah. Alors le problème c'est que, exactement comme le carré a du mal à visualiser un monde à trois dimensions, nous, pauvres habitants d'un monde à trois dimensions, avons du mal à nous imaginer la quatrième dimension.
Léa Minod : Mais il y a des conjectures qui sont faites ?
Guillaume Reuiller : Il y a surtout des mathématiciens qui arrivent à travailler sur des objets en quatre dimensions. Ce qui est étonnant dans ce livre, c'est que le concept de quatrième dimension était vraiment très peu répandu encore dans la communauté scientifique, puisqu'on est à la fin du XIXe siècle et que c'est plutôt au début du XXe siècle que la quatrième dimension va apparaître en physique. L'astuce qu'ont trouvé les physiciens, c'est que la quatrième dimension, c'est le temps.
Léa Minod : Et aujourd'hui, pour nous, dans notre monde, c'est aussi le temps la quatrième dimension ?
Guillaume Reuiller : Dans le monde décrit par les physiciens, le temps est une composante importante, oui, et c’est la quatrième par rapport aux trois dimensions physiques.
Léa Minod : Je vois que vous aviez plein de notes, que vous aviez préparé plein de choses. Est-ce qu'il y a des questions que je n’ai pas abordées ? Parce qu’il est vrai que cela demande un effort d'imagination ce texte, est-ce que vous avez des choses que vous vouliez nous partager ?
Guillaume Reuiller : Il y a une expérience qui peut aider un peu à comprendre ce qui est décrit dans le bouquin, c'est que si vous prenez un cube et que vous le tendez à bout de bras, que vous vous débrouillez pour qu'une des diagonales du cube vous arrive dans l'œil…
Léa Minod : Comment ça, elle nous arrive dans l'œil ?
Guillaume Reuiller : Eh bien vous mettez votre œil dans le prolongement de la diagonale.
Léa Minod : D'accord… mais alors c'est un cube transparent ?
Guillaume Reuiller : Non, non, c'est un cube normal, c'est-à-dire que vous n'êtes pas face à la face, en quelque sorte, vous l'inclinez pour que la diagonale vous arrive virtuellement dans l'œil. Et là, on fait ce que vous avez décrit au début, on ferme un œil, donc on imagine qu'on a qu'un œil au milieu du front.
Léa Minod : Ah, on est en deux dimensions maintenant.
Guillaume Reuiller : Voilà ! Là, vous n'allez plus voir le monde en trois dimensions, vous allez le voir en seulement deux dimensions et vous pouvez voir un hexagone si vous faites ça, un hexagone régulier. Donc pour un habitant de Flatland, la différence entre un cube et un hexagone régulier, elle est impossible à faire, puisqu'il n'a pas cette vision. Lui ne peut pas ouvrir le deuxième œil et constater qu'il y a du volume là où il n'en voyait pas.
Léa Minod : Mais comment il fait, ce carré, pour justement voir cette troisième dimension ?
Guillaume Reuiller : Il la comprend plus qu'il ne la voit. Toute l'idée c'est que la sphère passe à travers le plan et quand elle passe à travers le plan, elle commence par être un tout petit point, parce qu'elle est tangente au plan. Ensuite, elle devient un disque de plus en plus grand, jusqu'à un maximum, puis après, elle diminue pour redevenir un point. Il imagine ce qui se passe, en fait, en regardant des sections de la sphère. Et ça, c'est exactement ce que font les mathématiciens, c'est-à-dire que, pour visualiser ou se représenter des objets en quatre dimensions, ils les coupent en morceaux, qui sont des morceaux en trois dimensions, ou alors ils les projettent exactement comme lorsqu’on prend un cube en fil de fer, qu’on met une lampe et qu’on le projette sur un plan. Ce que je trouve le plus étonnant c'est que, effectivement, le livre ne parle rien d'autre que de la méthode mathématique, c'est-à-dire qu'en maths, on n'arrête pas d'imaginer des mondes où la géométrie classique, par exemple, est un petit peu tordue. On change une des règles du jeu et on regarde ce qui se passe. La démarche qui est développée dans le livre, effectivement, est très proche de la démarche de recherche en mathématiques, parce que les mathématiques sont beaucoup fondées sur l'imagination. Souvent, on en a une vision assez stricte, on applique des règles, etc., mais on oublie que les mathématiciens passent leur temps à regarder ce qui se passe quand on change les règles et à imaginer des univers qui sont différents et qui sont même parfois éloignés de la réalité concrète dans laquelle on vit.
Léa Minod : Et combien, aujourd'hui, avons-nous pu imaginer de dimensions ? Parce que là, on s'est arrêté à la troisième dimension, on sait qu'on peut imaginer éventuellement une quatrième dimension, qui serait donc le temps, mais jusqu'où on peut aller en termes de dimension ?
Guillaume Reuiller : En mathématiques, il n'y a strictement aucune limite. On peut imaginer un monde de dimension « n » où « n » est un nombre quelconque. Par contre, en physique, dans la théorie des cordes, on s'est arrêté à onze dimensions, c'est-à-dire qu'on estime qu'il faut onze dimensions pour décrire le monde dans lequel on vit.Léa Minod [CONCLUSION] : Devenue une référence geek par excellence, adaptée au cinéma – on se demande comment – et même citée dans la série à succès The Big Bang Theory, Flatland est un texte ébouriffant où les mathématiques sont aussi là pour interroger le réel et la question abyssale des limites de notre perception. Car oui, après cette lecture, pouvons-nous raisonnablement affirmer sans le moindre doute qu'il n'existe pas de quatrième, de cinquième, voire même de onzième dimension ? Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast. Merci à Guillaume Reuiller, médiateur en mathématiques du Palais de la découverte.
Léa Minod : Morceau instrumental des Pink Floyd, marque de vêtements de montagne, super-héros de chez Marvel, ancien nom donné au mercure, en anglais quicksilver, c'est aussi un livre, et pas n'importe lequel : le premier tome d'une trilogie de 9 000 pages au total, imaginé par le très, très, très prolifique Neal Stephenson en 2003, et d'ailleurs qu'aucun éditeur français n'a encore eu le courage de traduire. Cet auteur américain, physicien et géographe de formation, est sans doute aujourd'hui reconnu comme l'un des écrivains les plus importants de science-fiction. C'est lui que vous avez choisi de nous faire découvrir aujourd'hui, Emmanuel Sidot, médiateur en physique du Palais de la découverte, bonjour !
Emmanuel Sidot : Bonjour.
Léa Minod : Quand avez-vous lu pour la première fois ce livre Quicksilver ?
Emmanuel Sidot : Quicksilver, dès qu'il est sorti en 2003, cela a été un délice, parce que, comme chaque œuvre de l'auteur que je lisais avec assiduité déjà depuis peut-être une petite dizaine d'années, j'ai trouvé cela très, très long. J'ai lu le premier tome, puis j'ai fait une pause, j'ai lu les deux autres tomes dans la décennie qui a suivi.
Léa Minod : Très très long, c'est-à-dire que vous vous êtes ennuyé un peu ?
Emmanuel Sidot : Non, c'est juste que pour se goinfrer 3 000 pages, aussi excellentes, truculentes et succulentes soient-elles, il faut du temps et à un moment, la vie quotidienne fait qu’on va passer à autre chose.
Léa Minod : Et vous l'avez lu en anglais, donc ?
Emmanuel Sidot : Oui.Léa Minod : Comment avez-vous découvert Neal Stephenson ?
Emmanuel Sidot : Comme beaucoup de garçons des années 80-90, j'ai grandi en lisant de la science-fiction, genre cyber punk, et ses premières œuvres ouvraient là-dedans.
Léa Minod : C'est un genre cyber punk ?
Emmanuel Sidot : C'est un genre de science-fiction. C'était la pointe de la science-fiction dans les années 80, le début de l'informatique, le reaganisme, le thatchérisme politique poussé à son extrême, une dystopie informatique et ultra-libérale qui est moins à la mode aujourd'hui, puisque, apparemment, les prédictions se sont en grande partie réalisées, dira-t-on.
Léa Minod : Et pourquoi avez-vous choisi ce texte de Quicksilver en rapport avec la physique ?
Emmanuel Sidot : Parce que justement, ce texte-là de Stephenson parle des grands noms de la physique de ses débuts : Samuel Hook, Leibniz, Newton en particulier. Ce roman-là, qui est une grande fresque historique, rocambolesque, un vrai feuilleton façon Dumas, parle de physique, d'Isaac Newton, du personnage et de ses premiers travaux. Il le met en scène et c'est de la science-fiction qui rejoint ce que je fais tous les jours : parler de médiation scientifique en physique.
Léa Minod : Donc c'est un livre de médiation ?
Emmanuel Sidot : J'aurais tendance à dire que tous les livres de Stephenson sont des livres de médiation. C'est un monsieur extrêmement cultivé, un gros geek comme on dirait aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il va s'intéresser à tout de près. Lorsqu'il fait des recherches documentaires pour faire un livre, il les fait vraiment, il va chercher des sujets qui flattent son esprit curieux, compliqués, scientifiques, complexes, techniques, économiques et il va expliquer toutes ces choses-là pour donner une toile de fond à ses romans. En général, il explique extrêmement bien, c'est vraiment un médiateur dans l'âme. C'est quelqu'un qui m'inspire dans mon métier.
Léa Minod : C'est vrai ?
Emmanuel Sidot: Oui !
Léa Minod : Vous vous êtes inspiré de lui ?
Emmanuel Sidot : J'essaye. Je le regarde un petit peu de bas. Je le trouve extrêmement brillant et je ne suis pas encore assez satisfait de mes compétences face aux siennes. Je le trouve extrêmement brillant et écrasant.
Léa Minod : Vous êtes fan !
Emmanuel Sidot : Je suis un grand fan !
Léa Minod : Qui sont les personnages dans l'extrait que l'on va entendre ? Il y a par exemple Daniel Waterhouse, qui est-ce lui ?
Emmanuel Sidot : C'est un personnage fictif. C'est un autre étudiant de Cambridge, du Trinity College, où travaille à ce moment-là Isaac Newton. Il est devenu son assistant pour l'aider dans ses recherches, voire l'assister dans sa vie de tous les jours. Isaac Newton y est présenté comme quelqu'un d'assez détaché de la vie quotidienne, un petit peu perdu dans la vie quotidienne, ce qui doit être relativement vrai historiquement. Il est en tout cas traité comme un profil de geek complet. Il est traité de manière assez brutale, de manière très caricaturale. Il est un peu perdu, il n'est pas sûr qu'il sache toujours s'habiller tout seul. Et Daniel Waterhouse est son assistant, aussi bien son partenaire de réflexion intellectuelle, parce que Daniel est assez éduqué lui-même, il est quand même élève du brillant Trinity College, que son assistant de vie tous les jours.
Léa Minod : Il y a aussi quelqu'un dont il est fait référence, c'est John Flamsteed. Qui est-ce John Flamsteed ?
Emmanuel Sidot : C'est un astronome qui avait, un peu avant Newton, produit les calculs de position des astres, des planètes notamment, les plus précis de l'époque. C'est l'astronome qui a donné les données de référence pour que Newton établisse la loi de la gravitation universelle.
Léa Minod : ll est question de John Flamsteed et de Isaac Newton : est-ce qu'ils étaient contemporains tous les deux ?
Emmanuel Sidot : Ils ont dû se côtoyer. Mais Flamsteed, c'était lui qui avait fait les données les plus précises sur les mouvements des planètes, sur lesquelles Newton s'est basé pour faire ses propres travaux.
Léa Minod : Pourtant, on a vraiment une sensation d'animosité entre les deux quand il est fait référence de Flamsteed.
Emmanuel Sidot : Ah non ! Ce n’est pas une animosité, je ne crois pas. Je crois que c'est un vrai respect pour la qualité de son travail, non pas de théoricien, mais d'astronome de terrain qui a donné des mesures précises. Justement, c'est une référence dont il faut se garder. Newton craint que ses réflexions, sa théorie, rentre en contradiction un jour avec ce que John Flamsteed pourrait observer. Donc ce n’est pas de l'animosité, c'est une crainte respectueuse pour la qualité de l'observation du réel qu'apporte un grand astronome comme Flamsteed.
Léa Minod : Alors, où on en est dans l'histoire au moment où vous avez choisi cet extrait ? On rappelle : il y a Daniel Waterhouse qui vient voir Isaac Newton dans son laboratoire au Trinity College, c'est cela ? Et que va-t-il se passer ou que s’est-il passé ?
Emmanuel Sidot : On est vers la fin du premier acte de cette grande fresque, le moment où la situation va changer. Elle n'a pas encore changé, mais elle va changer. Ce qui se passe, c'est que Daniel entretient avec Newton une relation confuse, on va dire, c'est une véritable romance platonique, mais...
Léa Minod : Ils sont amoureux ?
Emmanuel Sidot : Daniel Waterhouse est complètement amoureux d'Isaac Newton. C'est un amour intellectuel. Il n'y a pas de sexualité en jeu du côté de Daniel, pas du tout. Daniel est très attiré par un autre personnage de l'histoire, la véritable « Angélique Marquise des anges de l'histoire », une femme incroyable qui s'appelle Elisa. Mais sinon oui, il a une amitié, un amour profond, intellectuel, une admiration sans bornes pour Isaac Newton, et il se rend compte qu'il ne peut pas exister à côté de lui. Il va falloir qu'il change de vie, qu'il s'éloigne de lui, bref, qu'il rompe avec lui…
Léa Minod : Il quitte le père ?
Emmanuel Sidot: Il quitte le père, il quitte son amant écrasant, intellectuel, et il a du mal à lui dire, parce qu'il est dans la confusion des sentiments. Cette scène est l'une des scènes qui amène à son départ. Il va aller plus tard en Amérique, aller participer à la fondation d'une université qu'on imagine tout à fait être l'université d'Harvard.
Léa Minod : Alors on remonte le temps et on se faufile dans le laboratoire de Newton.
Lecture : « Daniel Waterhouse est un personnage fictif, étudiant à Trinity College, témoin pas si naïf des œuvres des grands noms de l'histoire des sciences de cette fin du XVIIe siècle européen. On le découvre ici rendant visite à Isaac Newton dans son laboratoire.
Daniel Whaterhouse : Mais il semblerait que vous ayez tout expliqué.
Isaac Newton : Je n'ai pas expliqué la loi des carrés inverses.
Daniel Whaterhouse : Vous avez une preuve juste là, disant que si la gravité suit une loi des carrés inverses, les satellites se meuvent sur des sections coniques.
Isaac Newton : Et Flamsteed dit qu'elles le font.
Isaac répondit en tirant le feuillet de note de la poche de Daniel. Ignorant la lettre d'introduction il tira le ruban du paquet et se mit à parcourir les pages.
Isaac Newton : Donc la gravité suit effectivement une loi des carrés inverses. Si ce soir Flamsteed repère une comète se mouvant en spirale, cela prouvera que tout mon travail est faux.
Daniel Whaterhouse : Ce que vous dites, c’est : pourquoi avons-nous besoin de Flamsteed ? Isaac Newton : Je dis que le fait que nous ayons besoin de lui prouve que Dieu fait des choix. Daniel Whaterhouse : Seulement parce qu'il reste encore certaines choses que vous n'avez pas expliquées par une preuve géométrique.Isaac Newton : Comme je vous l'ai dit, je cherche Dieu là où la géométrie fait défaut. »
Léa Minod : Emmanuel Sidot, on a beaucoup de chance d'entendre ce texte en français. C'est vous qui l'avez traduit ?
Emmanuel Sidot : En l'occurrence oui, j'ai été obligé, puisqu'il n'est pas traduit. Les éditeurs ont reculé devant la masse de travail que cela imposait. 3 000 et quelques pages en anglais, ça veut dire au moins 4 500 en français, c'est un challenge éditorial.
Léa Minod : Qu'est-ce qui est dit précisément dans cet extrait ? On parle des lois, de la loi des carrés inverses et aussi du mouvement des satellites. De quoi s’agit-il ?
Emmanuel Sidot : Il s'agit de ce pourquoi Newton est célèbre en physique et de sa contribution majeure, qui a inspiré tout le reste de la physique. Son travail consistait à reprendre les travaux de Galilée et des autres mécaniciens ainsi que les données des astronomes pour essayer de comprendre, trouver les lois générales qui expliquaient le mouvement dans le Système solaire, les mouvements astronomiques. À partir des calculs astronomiques et de ce qui a été fait avant, il a réussi en définissant les forces, en définissant l'accélération, en reprenant le concept de l'inertie, à fabriquer un système qui démontrait par des raisonnements mathématiques – c'est ce qu'on entend par « géométrie » dans le texte à l'époque – que la force qui interagissait entre le Soleil et les planètes ou entre une planète et ses satellites, était une force qui diminuait en raison non pas de la distance, mais de la distance fois la distance, c'est-à-dire la distance au carré.
Léa Minod : C'est ça, la loi des carrés inverses ?
Emmanuel Sidot : C'est cela, c'est-à-dire que dans une équation mathématique, quelque part, il y aura un facteur qui sera en un sur la distance au carré, la distance au carré au dénominateur.
Léa Minod : À la fin du texte, il est fait référence à Dieu. Qu'est-ce qu'il vient faire dans l'histoire Dieu ?
Emmanuel Sidot : On est à une époque, en cette fin du XVIIe siècle, où le monde reste croyant. En tout cas, tous les scientifiques le sont au moins ouvertement, parce qu'il serait totalement impossible de s'opposer à l'Église et espérer être publié. Newton, en l'occurrence, était probablement lui-même croyant, un croyant étrange, issu du protestantisme, mais pas vraiment protestant. C’était assez compliqué chez lui. Mais en tout cas, l'idée de Dieu comme raison première des choses reste dans l'esprit des scientifiques qui cherchent à comprendre, en philosophes de la nature, quelles sont les lois de la nature. Ces premiers scientifiques sont tous croyants. Newton est comme ça, enfin je pense que c'est une réalité historique. Il cherchait à trouver Dieu par la science, il cherchait à trouver où et comment il faisait des choix pour avoir déterminé que l'Univers était tel qu'il était. Il cherchait à aller plus loin que la seule raison représentée par la géométrie et par les mathématiques, et au-delà de ce que la seule raison humaine pouvait comprendre. Il cherchait où était la preuve du doigt de Dieu, dans quel sens Dieu avait poussé les choses. C'était sa quête. Il y avait un sentiment religieux qui animait beaucoup de ces scientifiques. Maintenant beaucoup de la science moderne qui, vous le savez sans doute, s’est laïcisée dirons-nous, a choisi de séparer le religieux de la recherche scientifique, a rendu la recherche scientifique matérialiste, à ne chercher des preuves que dans la matière. On pourrait moderniser Dieu pour une pensée de maintenant en le remplaçant par « la vérité scientifique ».
Léa Minod : Cela, c'est vous qui le dites !
Emmanuel Sidot : Oui, cela, c'est moi qui le dis, c'est ma façon de le comprendre.
Léa Minod : Et avez-vous fait l'expérience de remplacer dans ce texte Dieu par « la vérité scientifique » ?
Emmanuel Sidot : Oui, je trouve que ça représente assez bien les bases de ce que sont la physique moderne que de dire « je cherche la vérité là où la géométrie et les mathématiques font défaut ». Une fois qu'on a réussi, par les mathématiques, à démontrer quelque chose, on se demande toujours : mais comment aller plus loin ? Qu'est-ce qui se passe en dessous ? Pourquoi je m'explique ces choses-là en ces termes : pourquoi c'est comme ça ? On cherche à trouver une explication, éventuellement religieuse si on veut, ou en général matérialiste, pour expliquer pourquoi les forces sont comme ça. Par exemple, les forces de gravité aujourd'hui, toute la physique, jusqu'au XXIe siècle, a cherché à s'expliquer d'où provenait cette force de gravité. Aujourd'hui, on en est à l'idée que la gravité, sans qu'on sache encore exactement pourquoi, affecte l'espace-temps, le courbe, et cette courbe donne l'illusion d'une force. Une force non pas d'interaction entre les objets, comme pourrait être la force électrique, mais une force de l'ordre des forces d'inertie, le même genre de force que celle qu'est l'élan, par exemple. Vous courez, vous gagnez de l'élan et si vous ne vous freinez pas, vous continuez en ligne droite à la même vitesse. L'élan est une chose qui est une raison du mouvement, une force, et la gravité serait quelque chose comme cela. On a cherché à chaque fois à aller trouver des raisons sous-jacentes. On a remplacé Dieu comme raison première. On l'a oublié. On ne cherche plus la raison première, on cherche des raisons sous-jacentes, et c'est comme cela que la physique avance.
Léa Minod : Mais ce que vous dites aussi, c'est qu'il y a une vraie interdisciplinarité entre les mathématiques, le langage mathématique et la physique, que l'un sans l'autre ne peut pas exister.
Emmanuel Sidot : Oui. À l'époque de Newton, ça faisait très longtemps qu'on avait prouvé qu'en astronomie, notamment, puisque son sujet touche l'astronomie, les mathématiques étaient indispensables. En philosophie, il y a même une très vieille école athénienne qui dit qu'on ne pouvait pas rentrer à l'académie si on n'était pas géomètre. Les mathématiques sont l'apprentissage du raisonnement logique et de la rigueur logique pour Platon, les mathématiques jouent toujours un rôle essentiel en science. Dans toutes les sciences, y compris en économie et en sociologie, les mathématiques ont une importance. C'est un outil extrêmement important de la pensée logique. Donc bien sûr qu'il y a des mathématiques en physique et, suite à l'exemple excellent de Newton, la physique a utilisé les mathématiques à outrance puisque cela marchait très bien.
Léa Minod : Comment pourrait-on définir ce livre ? C'est un livre de physique ? Un roman historique ? Qu'est-ce que c'est vraiment pour vous qui l’avez lu en entier ?
Emmanuel Sidot : Sans divulgâcher, c’est avant tout un roman-feuilleton rocambolesque. Prenez Angélique, marquise des anges.
Léa Minod : Le film ?
Emmanuel Sidot : Ou les livres d’Anne Golon, c'est encore mieux, Le bossu de Paul Féval ou Scaramouche, Mon Oncle Benjamin, si vous voulez, bref, roman picaresque de capes et d'épées, d'aventures, de pirates, les Amériques, le protestantisme, Louis XIV, les grandes guerres qui lui sont associées, le tout avec beaucoup d'aventures, de personnages incroyables et de situations rocambolesques. C'est avant tout ça le style de Quicksilver.
Léa Minod : Un roman d'aventures.
Emmanuel Sidot : C'est un roman d'aventures feuilletonnesque. C'est pour cela qu'il fait 3 000 pages.
Léa Minod : Et est-ce qu'on peut le lire si on n'y comprend rien à la physique ?
Emmanuel Sidot : Oui, puisque l'auteur se chargera notamment à longueur de pages, de vous expliquer au fur et à mesure quelle est la pensée d'Isaac Newton. Vous ne comprendrez pas la physique actuelle, vous comprendrez en quels termes Isaac Newton pensait, quels étaient les débats qu'il avait avec les autres, ce qu'il y avait à redire de sa personnalité. C'est une œuvre de médiation qui vise à bien comprendre ce personnage-là, entre autres.
Léa Minod [CONCLUSION] : Ainsi, ce court extrait de Quicksilver parvient à soulever les frontières entre physique et mathématique, rappelant les réflexions du physicien Richard Feynman, pour qui la physique est mathématisée, non pas parce que nous en savons beaucoup sur le monde physique, mais au contraire parce que nous en savons fort peu. Et comme un pied de nez à cette révolution scientifique en mouvement que décrit Neal Stephenson dans son livre, celui que l'on compare souvent à un « Umberto Eco high-tech », voire un « Umberto Eco sans le charme », ça, c'est un critique qui le dit, celui-là même se tient loin d'internet, et vous savez quoi ? Il rédige tous ces textes à la plume comme Isaac Newton. Pour d'autres plongées dans « Sciences lues », c'est le titre de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast. Merci à Emmanuel Sidot, médiateur en physique du Palais de la découverte.
Léa Minod : On pourrait écrire sur la couverture de son œuvre : nul n'entre ici s'il n'est géomètre, fameuse formule gravée sur le fronton de l'académie de Platon. Il faudrait alors relire Proust et sa Recherche du temps perdu à la lumière des mathématiques comme une sorte d'architecture sous-jacente au texte. Marcel Proust, un écrivain qui fait des maths avec la langue française, c'est à peu près ce que s'est dit le médiateur en mathématiques, Robin Jamet, lorsqu'il a ouvert le deuxième tome de La Recherche, À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Bonjour Robin.
Robin Jamet : Bonjour.
Léa Minod : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez lu ce texte À l'ombre des jeunes filles en fleurs ?
Robin Jamet : C'est une bonne question. Je ne me rappelle pas de la première fois que je l’ai lu. Je l'ai lu qu'une fois, soyons honnête. Après, j'ai beaucoup relu le passage dont on va parler aujourd'hui. Mais non, je n’ai pas de souvenirs spécifiques de l'endroit où j'étais ou quoi, je sais que j'ai pris beaucoup de temps, je ne me suis pas pressé.Léa Minod : Pour lire ce texte ?
Robin Jamet : Oui, oui…
Léa Minod : … qui est pourtant assez court quand même !
Robin Jamet : Non, non, non je parle du roman en entier, du deuxième tome.
Léa Minod : … de La Recherche.
Robin Jamet : Oui. Le deuxième tome est quand même assez conséquent. Proust ça ne se lit pas non plus comme un polar. Cela m'a pris un certain temps, mais je ne suis jamais pressé pour lire des bouquins, surtout du Proust, cela supporte très bien d'être lu sur plusieurs mois.
Léa Minod : Et pourquoi vous avez voulu vous lancer dans cette lecture de La recherche du temps perdu ?
Robin Jamet : Par curiosité. C'est quand même un nom qui est très connu, je me suis dit que si c'était très connu, il devait y avoir des raisons. Et puis, je n’aime pas bien rester impressionné devant un nom. Il y a beaucoup de gens qui ont peur de lire Proust. J’en faisais un peu partie, probablement parce qu'on en fait tellement un monument disant que les phrases sont interminables, que ce n’est pas facile à lire, etc. Je me suis dit, il faut que j'essaye. Donc j'ai essayé et la conclusion a été que pour le début, je conseille à tout le monde vraiment de lire au moins juste le début. Après, si ça vous embête, arrêtez mais lisez au moins le début du tome 1. C'est une merveille. Cela se lit très bien. Pour vous dire, et je sais que ça fait très snob de dire ça, mais j'ai même trouvé cela très drôle. J'ai vraiment rigolé en lisant Proust. Enfin rigoler… disons plutôt que j’ai beaucoup souri. Je trouve que cela se lit relativement bien. Après, sur la longueur, effectivement, il y a des phrases alambiquées, on va en entendre aujourd'hui. Il faut un peu se concentrer par moment, il y a évidemment des longueurs. C'est une œuvre extrêmement longue, mais le début se lit vraiment super bien et je pense que cela parle vraiment à tout le monde. Cela parle des souvenirs d'enfance, cela parle d'émotions vraiment très intimes. Ce que je trouve fabuleux avec Proust, c'est qu'il arrive à exprimer des choses dont on ne savait même pas qu'on pouvait les exprimer. On n'aurait jamais eu idée de vouloir parler de cela et il nous parle d'un truc, voilà.
Léa Minod : En l'occurrence de quoi, de sensations, d’émotions ?
Robin Jamet : Oui de sensations, d'émotions. Dans le tout début, il est dans sa chambre. Et je pense que beaucoup d'enfants ont vécu cela, le moment où, enfant, on s'endort et on entend les adultes qui parlent en bas.
Léa Minod : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »
Robin Jamet : Exactement, et il faut juste lire la suite en fait, la phrase du début, on s'en fiche un peu, lisez la suite et cela se passe bien. Il ne faut pas se laisser impressionner.
Léa Minod : Dans le tome 2, est-ce que vous pouvez nous rappeler où nous en sommes au moment de cet extrait que vous avez choisi ? On est un peu au moment de l'adolescence.
Robin Jamet : Oui, ce qui est clair, c’est qu’il raconte globalement sa vie quand même. Donc effectivement, le premier tome est très axé sur l'enfance et là, il est adolescent. Il a des admirations, il est très admiratif de beaucoup d'artistes, il a envie d'admirer, il a envie de comprendre. Des fois, il a du mal à comprendre. Il y a quelque chose qui est assez extraordinaire, notamment quand il va voir celle qui est une grande actrice de théâtre, il est tellement impressionné à l'idée d'aller la voir que, tout d'un coup, il sait qu'il va aller la voir, mais une fois sur place, il n'arrive pas à apprécier, tellement il s'en est fait une montagne avant et sur le moment il est complètement ailleurs. Cela aussi il faut le lire, c'est un truc que, je pense, beaucoup de gens ont vécu. On s'attend à vivre un truc extraordinaire, et le moment où on y est, on arrive même plus à le vivre, tellement on se dit « Oh ça y est j'y suis, il faut que j'en profite, il faut que j'en profite ! » Et en fait on n'arrive pas du tout à en profiter, on n'arrive pas du tout à rentrer dedans et là c’est pareil, il n'arrive pas à comprendre ce que cette actrice a d'extraordinaire. Sur le moment, il est complètement à côté.
Léa Minod : Et là, il y a un autre personnage qu’il admire profondément, c'est...
Robin Jamet : … c'est l'écrivain Bergotte. Il y a une grande vogue de l'écrivain Bergotte, qui a énormément de succès, qu'il admire beaucoup. Évidemment, il a aussi des détracteurs, mais globalement, c'est un écrivain à succès et il est particulièrement doué. On va écouter le texte, Proust le raconte mieux que moi. Attention, il faut quand même s'accrocher dans ce texte, qui n'est pas évident à comprendre. Cela fait partie des passages à lire très, très lentement. Mais il est particulièrement doué. Il a une façon de faire, il a un style Bergotte, il a une capacité à capter des choses du monde environnant, et justement à remarquer des petites choses à côté desquelles on peut passer et à en faire des petites merveilles comme cela, qui émaillent ses récits. Par exemple, le coup de la madeleine, que tout le monde connaît, c'est au tout début du premier tome d'ailleurs. Lisez-le comme cela vous pourrez dire que vous avez lu la madeleine, cela fait très chic en société.
Léa Minod : La madeleine de Proust c'est quand on mange une madeleine, il a tout plein de souvenirs qui lui remontent.
Robin Jamet : Exactement, et il décrit ce qui se passe à ce moment, à cette seconde où il sent la madeleine, c'est extraordinaire tous les souvenirs qui lui reviennent à ce moment-là.
Léa Minod : Donc cela, c'est du Proust. Robin Jamet : Cela, c’est du Proust. Il fait cela régulièrement et il en fait des tartines parce qu'il essaye de comprendre ce qui se passe. C'est une démarche quasi scientifique. Il essaye de décrire tout ce qui se passe. C'est un truc qui m'a surpris. J'ai appris que Proust avait hésité entre écrire un essai ou écrire un roman. Il ne savait pas sous quelle forme écrire tout ce qu'il avait en tête.
Léa Minod : Un essai philosophique ?
Robin Jamet : C'est sûr qu'on sent qu'il y a presque toute une théorie, oui, des perceptions de la mémoire. Son histoire n'est qu'un prétexte pratiquement pour, justement, mettre en valeur tout ce qu'il a compris sur « comment on se souvient », donc le coup de la madeleine, « comment on est ému », « comment on anticipe des choses », « comment on se fait des représentations des rêves, de choses qu'on n'a pas encore vues »... et « comment on perçoit les gens la première fois », « comment, petit à petit, on les perçoit autrement à force de les connaître », etc., et cela, c'est l'essentiel dans ce que j'ai lu. Je viens de finir le tome 3. Dans les trois premiers, je trouve que cela prend une place vraiment énorme.
Léa Minod : Et pourquoi vous avez choisi cet extrait en particulier, qui parle de Bergotte et de son style ?
Robin Jamet : Le passage qui m'a vraiment fait un déclic, ce n’est pas le passage qui parle de Bergotte. J'ai gardé le passage qui parle de Bergotte, parce que cela permet de mettre un petit peu en perspective, puis c'est intéressant, il est chouette en soi. Mais c'est vraiment la toute fin de l'extrait qu'on va entendre qui m'a vraiment déclenché, c'est-à-dire que j'ai eu l'impression d'entendre un truc que je pourrais faire, c'est-à-dire une image qui permet d'exprimer un fait mathématique. C'est le coup de la haie avec les fleurs. J'ai lu ça et je me souviens très bien, vous pouvez en parler avec mes collègues, Guillaume, qui fait un autre « Sciences lues », je lui ai montré, je lui ai fait lire le passage. Je le faisais lire à tous les matheux de mon entourage, en me disant : regarde, c'est quand même incroyable ! On a l'impression de nous entendre, on a l'impression d'avoir une formulation beaucoup plus jolie que ce qu'on a l'habitude de faire, de quelque chose qu'on essaye de faire passer, qui est assez important quant à notre perception du hasard. C'est vraiment ce passage-là, les quelques dernières lignes de ce qu'on va entendre qui m'ont déclenché. Quand on m'a demandé de participer à « Sciences lues », ce passage-là m'est venu immédiatement en tête.
Léa Minod : On écoute justement ce déclic.
Greg Germain (lecture) : « [...] ce qu'il disait à ces moments-là, précisément parce que c'était vraiment de Bergotte n'avait pas l'air d'être du Bergotte. C'était un foisonnement d'idées précises, non incluses dans ce « genre Bergotte » que beaucoup de chroniqueurs s'étaient approprié ; et cette dissemblance était probablement – vu d'une façon trouble à travers la conversation, comme une image derrière un verre fumé – un autre aspect de ce fait que quand on lisait une page de Bergotte, elle n'était jamais ce qu'aurait écrit n'importe lequel de ces plats imitateurs qui pourtant, dans le journal et dans le livre, ornaient leur prose de tant d'images et de pensées « à la Bergotte ». Cette différence dans le style venait de ce que « le Bergotte » était avant tout quelque élément précieux et vrai, caché au cœur de chaque chose, puis extrait d'elle par ce grand écrivain grâce à son génie, extraction qui était le but du doux Chantre et non pas de faire du Bergotte. À vrai dire il en faisait malgré lui puisqu'il était Bergotte, et qu'en ce sens chaque nouvelle beauté de son œuvre était la petite quantité de Bergotte enfouie dans une chose et qu'il en avait tirée. Mais si par là chacune de ces beautés était apparentée avec les autres et reconnaissable, elle restait cependant particulière, comme la découverte qui l'avait mise à jour ; nouvelle, par conséquent différente de ce qu'on appelait le genre Bergotte qui était une vague synthèse des Bergotte déjà trouvés et rédigés par lui, lesquels ne permettaient nullement à des hommes sans génie d'augurer ce qu'il découvrirait ailleurs. Il en est ainsi pour tous les grands écrivains, la beauté de leurs phrases est imprévisible, comme est celle d'une femme qu'on ne connaît pas encore ; elle est création puisqu'elle s'applique à un objet extérieur auquel ils pensent – et non à soi – et qu'ils n'ont pas encore exprimé. Un auteur de Mémoires d'aujourd'hui, voulant sans trop en avoir l'air, faire du Saint-Simon, pourra à la rigueur écrire la première ligne du portrait de Villars : « C'était un assez grand homme brun… avec une physionomie vive, ouverte, sortante », mais quel déterminisme pourra lui faire trouver la seconde ligne qui commence par : « et véritablement un peu folle » ? La vraie variété est dans cette plénitude d'éléments réels et inattendus, dans le rameau chargé de fleurs bleues qui s'élance contre toute attente, de la haie printanière qui semblait déjà comble, tandis que l'imitation purement formelle de la variété (et on pourrait raisonner de même pour toutes les autres qualités du style) n'est que vide et uniformité, c'est-à-dire ce qui est le plus opposé à la variété, et ne peut chez les imitateurs en donner l'illusion et en rappeler le souvenir que pour celui qui ne l'a pas comprise chez les maîtres. »
Léa Minod : Quelle est la thèse du texte que l'on vient d'entendre ?
Robin Jamet : D'abord avant toute chose, je tiens à féliciter le comédien. C'est un métier, vous avez le droit de réécouter l’extrait une deuxième fois. Moi, je l'ai déjà lu dix fois, mais il le lit extrêmement bien, parce que ce n’est vraiment pas facile. Quelle est la thèse ? En gros, l'idée c'est de dire que ce n’est pas la même chose de regarder le réel et de partir du réel, de copier quelqu'un qui s'est déjà inspiré du réel et d'essayer de faire comme lui. Cela me fait beaucoup penser à quelque chose que j'avais vu, je ne sais pas si vous connaissez le dessinateur Boulet, qui avait très bien parlé de cela. Il y a plusieurs autres dessinateurs qui ont parlé de cela, je l’avais lu à plusieurs endroits, mais il dit en gros que si on veut trouver son style en dessin, il ne faut pas copier les dessins des autres, il faut s'inspirer du vrai, parce que sinon, un dessin, ou un texte ça va être la même chose, c'est une façon de réduire le monde, de le capter avec une certaine manière, de trouver ses codes pour essayer d'encoder un peu le réel, les choses qui nous importent, etc, et si on parle de quelque chose qui est déjà encodé, on va le réduire à nouveau et ça va s'appauvrir. Et c'est vrai que, dans les dessins, je trouve que c'est très parlant. On voit très bien qu'il y a des dessins qui sont extrêmement formatés, qui sont les mêmes pour tout le monde, qui sont très pauvres, qui ne donnent pas l'impression d'aller dans l'univers de quelqu'un, qui sont juste une espèce de copie. Les mangas, ça peut être merveilleux, mais ça peut être le truc le plus formaté du monde, les dessins façon comics américaine, les cartoons aussi. S'il n'y a pas quelqu'un qui, à un moment donné, a aussi regardé le réel, même si on peut bien sûr s'inspirer de ce qu'on fait les autres, cela s'appauvrit et la thèse là-dessus, c'est cela, c'est de dire : si on essaye de faire à la manière de quelqu'un et si on n'est pas en train de s’écouter soi-même et de regarder vraiment le réel, on fait quelque chose de vide, de creux. Le réel sera toujours une meilleure source d'inspiration car extrêmement plus riche, extrêmement plus varié que ce qui en a été fait par quelqu'un. Même si c'est quelqu'un qui a du génie, on ne peut pas le copier. Ce n’est pas la même chose de copier quelqu'un et de capter le réel.
Léa Minod : Parce que à chaque fois cela passe à travers le prisme d'une subjectivité qui n'est pas sa propre subjectivité, nécessairement.
Robin Jamet : Voilà.
Léa Minod : Quel est le rapport avec les mathématiques ?
Robin Jamet : Alors les mathématiques ont pour objectif, entre autres, de fournir une description, de fournir des outils pour décrire le réel. Les formes géométriques de base, quand vous regardez autour de vous, le cercle, la droite, qui sont les outils et les objets les plus anciens en mathématiques, avec les nombres d'un autre côté, ce sont des choses qui partent de la description du monde autour de nous. Cela part de l'observation du réel.
Léa Minod : Par exemple, le cercle, qu'est-ce que ce serait dans notre réel ?
Robin Jamet : Vous jetez un caillou dans l'eau et cela fait des ronds. Vous observez un tronc d'arbre, et bien c'est globalement grossièrement un cylindre. Vous observez un fruit, il y en a plein qui sont de forme globalement sphérique. Ce sont des formes qu'on voit partout autour de nous, qui sont plus simples à tracer, parce que, physiquement, si vous prenez une ficelle et vous plantez un piquet, si vous tendez la ficelle, cela fait un cercle. Si vous tendez la ficelle, cela fait une droite. L'horizon c'est une droite, un arbre qui pousse, il pousse en angle droit avec l'horizon donc l'angle droit est aussi extrait du réel. Toutes ces formes viennent beaucoup d'observations et on essaye de partir du plus simple. Les mathématiques essayent de décrire tout ce qui peut arriver, tout ce qui peut exister. Et régulièrement, les mathématiques partent aussi dans des choses qui, pour arriver dans nos têtes et dans notre imagination, ne partent pas forcément que de l'observation mais ça part beaucoup de cela, et les sciences se servent de ça. On ne peut pas faire de science sans mathématiques, parce que c'est ce qui nous permet d'avoir un langage, qui permet d'appréhender le réel.
Léa Minod : Oui, sauf que dans les mathématiques, la simplification, elle ne passe pas à travers le prisme d'une subjectivité ou alors c'est quelque chose qui est universel en quelque sorte.
Robin Jamet : C'est discutable. Oui, mais… bon, je ne vais pas trop en rajouter sur l'aspect « les matheux sont des poètes »…
Léa Minod : [Sourire]
Robin Jamet : … mais face à un phénomène, il y a quand même plusieurs façons de le décrire. Il peut y avoir des goûts, il peut y avoir des choix en mathématiques sur comment décrire un objet. Effectivement, le but c'est d'arriver à quelque chose qui soit relativement objectif, où tout le monde est d'accord sur une façon de faire, mais on peut observer les choses de plusieurs façons, vraiment. Je peux donner un exemple : une foule qui se déplace. On peut essayer de modéliser cela comme étant des petits points. Chaque point correspond à une personne, les petits points essayent de ne pas trop se coller les uns les autres, et puis ils ont une direction dans laquelle ils ont envie d'aller, des choses comme cela, c'est une façon de décrire la foule. On peut dire aussi qu'une foule, finalement, vue de loin, ça ressemble à un liquide qui coule. Là, c’est un choix de la manière dont on décrit les choses. On se sert des deux. Quand il n'y a pas trop de monde, on se sert de la première description, quand c'est une grosse foule bien compacte, on se sert de la deuxième. Voilà, il y a plusieurs façons de décrire. Oui, il n'y a pas la subjectivité, mais en tout cas, cela vient de là. C'est à cela que ça me fait penser. Et, quand on cherche comment décrire des formes, il y a des objets qui apparaissent. Par exemple, la fractale est un objet qui est arrivé bien plus récemment.
Léa Minod : Rappelez-nous ce qu’est la fractale… ?
Robin Jamet : Ok, j'en parle. Alors la fractale, les exemples qui sont donnés...
Léa Minod : … c'est le chou romanesco ?
Robin Jamet : Voilà, le chou romanesco, le chou-fleur, le brocoli, vous pouvez prendre tout ce genre de forme, vous pouvez prendre aussi les fougères qui sont souvent des exemples qui sont donnés, la côte bretonne, bref, je dis ce que c'est avant de continuer à donner des exemples. En gros, l'idée c'est que si vous prenez un objet standard, je parlais du cercle ou de la sphère, des choses comme cela. Si vous zoomez dessus, si vous le regardez de plus en plus près, ça va vous apparaître lisse, ça va vous apparaître plat. Nous, on est sur la Terre qui est quand même très grossièrement une sphère, mais dans la vie de tous les jours, si on regarde autour de nous, c'est plat, parce qu'on en voit qu'un tout petit, tout petit, tout petit morceau, en tout cas, ce sont des objets qui sont lisses. Une fractale, on peut zoomer dessus autant qu'on veut. En théorie, mathématiquement, cela reste toujours aussi complexe. L'exemple c'est : si je prends un tout petit morceau de brocoli, si on le voit mathématiquement comme un truc qui se poursuit comme cela vers des tailles de plus en plus petites, le tout petit morceau de brocoli, c'est un brocoli miniature. Évidemment, ça marche avec le chou-fleur, le chou romanesco, ça marche avec les arbres aussi. Si on prend une branche d'arbre, cela a une tête d'arbre, c'est un tronc principal avec des branches plus petites qui sont branchées dessus et des branches encore plus petites qui sont dessus.
Léa Minod : Mais pour autant, si on essaye de reproduire un arbre de manière artificielle, là cela ne va pas ressembler à un arbre.
Robin Jamet : Il y a une façon de faire faire un arbre par un ordinateur, qui est de lui dire : un arbre, c'est un tronc, puis deux ou trois branches, avec certains angles, qu'on va coller sur ce tronc. Ensuite, on dit à l'ordinateur : maintenant, chacune des branches, c'est elle-même un arbre. Donc automatiquement l'ordinateur va dessiner sur les trois branches qu'on a dessinées trois nouvelles branches plus petites, adaptées à la taille de la branche. Puis après, chacune des branches plus petites à nouveau va accueillir trois branches plus petites, etc. Et en finalité, on va obtenir quelque chose qui, franchement, ressemble pas mal à un arbre.
Léa Minod : Mais il y a quelque chose qui cloche.
Robin Jamet : Mais il y a quelque chose qui cloche : si on fait une forêt comme cela, tous les arbres vont avoir exactement la même tête, et cela ne ressemble pas du tout à la vraie vie. Puis même, c'est trop régulier.
Léa Minod : C'est ce qu'il dit là : « Il en est ainsi pour tous les grands écrivains. La beauté de leur phrase est imprévisible. »
Robin Jamet : C'est cela !
Léa Minod : Lorsque Proust parle d'imprévisibilité, qu'est-ce qu'il fait advenir ?
Robin Jamet : Il ne faut pas faire des choses trop régulières si on veut faire quelque chose qui ressemble au réel.
Léa Minod : Donc c'est du hasard.
Robin Jamet : Voilà. Le grand truc de toutes les personnes qui font de la modélisation, c'est d'introduire du hasard. De tous les gens qui veulent vous faire croire que le dessin, le décor de votre dessin animé ou de votre jeu vidéo est réaliste, c'est qu'ils vont introduire du hasard. Ce que j'ai décrit pour l'arbre là, il suffit juste de dire, au lieu de faire quelque chose d'aussi bête que chaque branche est un arbre exactement identique à l'arbre principal, on va plutôt dire : il y a trois branches à mettre sur le tronc, mais l'angle qu'elles font avec le tronc est compris entre telle et telle valeur. On tire au hasard la valeur de l'angle et la longueur de la branche. Pareil entre des longueurs extrêmes, on va tirer au hasard la longueur de la branche. En faisant ça, l'arbre qu'on va générer est un peu plus réaliste, il est moins régulier et surtout, si on fait plein d'arbres ils vont tous avoir une tête différente tout en appartenant à la même espèce, parce qu'on a donné quand même le même schéma principal.
Léa Minod : Si on revient au texte de Proust, c'est un peu cela le problème des imitateurs de Bergotte ?
Robin Jamet : C'est très difficile de générer du hasard. L'humain est très mauvais pour générer du hasard.
Léa Minod : Tous ses imitateurs veulent faire exactement comme lui, à tel point que ça ne ressemble pas à du Bergotte ?
Robin Jamet : C'est cela. Cela ne ressemble pas à du Bergotte et c'est trop attendu. Encore une fois, ça me fait vraiment penser aux choses très formatées en dessin, en écriture, où l’on n'a aucune surprise. C'est quelque chose qu'on peut ressentir. Et mathématiquement, c'est vrai que lorsqu’on se fait des modèles comme cela, très simplistes, cela va être trop simple et cela va être trop lisse, trop homogène pour ressembler à la réalité qui, elle, a des variantes. Il y a des variantes tout le temps, il y a toujours quelque chose de surprenant quand on regarde la nature, et c'est ce que Proust décrit dans cette haie. C'est cela qui m'a marqué énormément, c'est la vraie diversité.
Léa Minod : Il parle de variétés, « la vraie variété est dans cette haie ».
Robin Jamet : Voilà, la vraie variété, c'est qu’on a l'impression que la haie est pleine alors que non, il y a la place pour un truc qu'on n'aurait pas du tout attendu. C'est notre perception du hasard, c'est un truc très connu. On a un gros problème, c’est qu’on a tendance à trop étaler, c'est-à-dire que si je vous dis que je lance une pièce, et que je joue à pile ou face…
Léa Minod : … on va s'attendre à ce que cela fasse pile, face, pile, face...
Robin Jamet : Alors pas exactement, on a compris que c'était du hasard, pile, face, pile, face... Cela serait trop régulier.
Léa Minod : Et là si on jouait à chifoumi par exemple ? [Sourire]
Robin Jamet : Oui, chifoumi je peux en parler aussi. Mais avec pile, face, pile, face, il y a un truc très rigolo à faire, c'est demander à quelqu'un d'écrire quelque chose qui ressemble à une série de 20 « pile ou face », au hasard. Cette personne va avoir énormément de mal à le faire, parce qu’on commence par écrire pile, puis face. Déjà, commencer par pile, c'est un peu dur, c'est du hasard. Je fais déjà l'un des deux, après, si je refais pile, cela va être trop régulier, je vais réécrire un face, mais bon là j'ai déjà fait deux faces, il faut quand même que je mette un pile pour compenser. Bref, on est hyper prévisible. On veut garder le contrôle, or le hasard ne garde pas le contrôle ! On est trop raisonnable. Et par exemple, sur 20 « pile ou face », on ne va jamais oser faire quatre piles ou quatre faces de suite. Un humain non prévenu n’y penserait jamais, alors que le hasard le fait. Je ne sais plus précisément, mais de mémoire, c'est quelque chose comme 75 ou 80 % de chances d'apparaître sur 20 lancers de pile ou face.
Léa Minod : C'est pour cela que, quand on lance un dé, on a l'impression qu'on est super fort quand on fait 6, 6, 6.
Robin Jamet : Exactement, on ne remarque que les choses extraordinaires, cela aussi c'est une catastrophe, et c'est là qu'il y a les gros titres : loi des séries, tant d'accidents d'avions dans le mois, etc. Mais le plus attendu, c'est qu'il y ait des paquets, c'est qu'il y ait des soi-disant séries qui ne nécessitent pas d'explication. Le truc, c'est que notre cerveau a tellement de mal à repérer le hasard et à repérer ce qui est normal et ce qui ne l'est pas, que quand on voit un paquet comme ça, on cherche une explication. Parfois, c'est bien, il faut chercher une explication parce que, effectivement, si un truc tombe en panne tous les jours, peut être quand même qu’il faut s'en occuper, mais parfois, juste ce n’est pas de pot.
Léa Minod : Et si on en revient au texte, que dit cette fleur qui jaillit de la haie ?
Robin Jamet : Cette fleur, c'est pour moi justement le truc réaliste. Si on veut décrire une haie comme ça, sauvage, que ce soit en peinture, en texte ou comme on veut, le risque est que, si on n'a pas un modèle sous les yeux, on fasse quelque chose de trop attendu. On va dire exactement tous les noms de fleurs qu'on connaît, on va dire que dans une haie, normalement, il y a ça, il y a ça. Si on va avoir une vraie haie, il y a un truc qu'on a dit qu'il y aurait, qu'il n’y a pas, il y a un truc qui est en surplus, et puis il y a une fleur inattendue en plein milieu. Et c'est ça qui va faire que c'est réaliste. Si on se place du point de vue matheux, un modèle de haie, si on dit juste : « oui, dans les haies en moyenne, il y a tel type de plante, tel type de plante qui sont là à telle fréquence », on va avoir des haies qui sont beaucoup trop homogènes. Il y a aucune haie qui va ressembler à cela. C'est un peu comme la personne moyenne en France, qui est moitié homme, moitié femme, qui a une taille que personne n'a, qui a un poids que personne n’a, parce que si on prend la personne moyenne, cela n'existe pas.
Léa Minod : Est-ce que les mathématiques peuvent nous aider à reproduire le réel ?
Robin Jamet : C'est l'un de leurs objectifs. Encore une fois, l’un des objectifs, c'est de fournir des objets qui permettent de modéliser, de faire des choses qui ressemblent au réel, bien sûr.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut confondre réel et imitation ?
Robin Jamet : C'est plein de questions qui sont en train de se poser, avec notamment toutes les images générées par intelligence artificielle, où on a des visages générés. On se dit que c'est quelqu'un en fait mais on ne sait plus, justement, dire si c'est quelqu'un ou si c'est vraiment irréel...
Léa Minod : Mais on y arrive quand même encore un peu ?
Robin Jamet : À les distinguer ?
Léa Minod : Oui, à les distinguer.
Robin Jamet : À titre personnel, j'ai déjà fait l'expérience avec des images et je me suis planté à peu près à chaque fois. Ce qui est certain, c'est que dans ces modèles-là, il y a de l'aléatoire justement, on est obligé de faire cela, on est obligé de rajouter des trucs. Il y a aussi le fait qu'on parte d'une banque de données énorme, et c'est une autre façon de contourner le problème, c'est de partir avec beaucoup de visages qu'on mélange avec de l’aléatoire. On prend un peu de ci, un peu de cela, de façon un peu aléatoire. Si on prenait 1 000 visages et qu'on faisait une moyenne de ces 1 000 visages, ça ne marcherait pas. Ça ferait un truc, encore une fois, trop étrange.
Léa Minod : Là, en l'occurrence dans le texte, pour vraiment faire du Bergotte, il aurait fallu à tous ses imitateurs introduire beaucoup, beaucoup plus d'aléatoire. C'est à peu près ce que dit le texte.
Robin Jamet : Ce n’est pas ce que dit le texte, c'est ce que je dis moi du texte. C'est que, d'une certaine manière, pour faire du Bergotte, il faut être Bergotte, sinon on peut faire un autre auteur, et c'est très bien, c'est-à-dire qu'on part du réel et on décrit à notre manière. Peut-être qu'aujourd'hui si on voulait faire du Bergotte, on pourrait prendre plein de textes de Bergotte, puis avec l'intelligence artificielle, avec des algorithmes bien faits et avec de l'aléatoire dedans, on pourrait mélanger un peu plein de trucs, et on obtiendrait probablement quelque chose d'assez réaliste.
Léa Minod : [CONCLUSION] En 1987, le célèbre critique littéraire et théoricien Gérard Genette affirme qu'on aurait retrouvé une page relatant la mort de Marcel Proust dans une langue proche de celle de Proust lui-même, si proche qu'il a fallu étudier de près le manuscrit pour en déterminer l'auteur : Bergotte. Je le cite Gérard Genette, « une page qui évoque, non seulement par son style mais par bien des aspects thématiques et jusque dans le détail, la célèbre page de la prisonnière, où Proust raconte la mort de Bergotte ». De cette constatation, Gérard Genette fait alors une supposition, et non des moindres : l'auteur de La Recherche ne peut être dès lors, comme on l'a cru si longtemps, Marcel Proust, mais bien Bergotte lui-même, écrivain génial mais timide, qui sera pendant des années dissimulé derrière la personnalité plus voyante de Proust. Qui est donc le vrai auteur de la Recherche ? Proust ? Bergotte ? Qui imite qui ? Et si l'imitation était en fait le réel ? Et si le réel était en fait une imitation ? Voilà une supercherie qui renverse nos croyances et notre perception de la réalité car oui, rien de tout cela n'est vrai. Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast. Merci à Robin Jamet, médiateur en mathématiques du Palais de la découverte.
Léa Minod : On a longtemps cru qu'il n'était que la partie émergée de l'iceberg : le clitoris ! Seul organe dédié au plaisir dans le corps humain, il a été réduit comme peau de chagrin à un petit gland à partir du XIXe siècle, jusqu'à même disparaître. Helen O'Connell, urologue australienne, peut le confirmer. Son manuel scolaire faisait la part belle à l'anatomie et à l'alimentation vasculaire du pénis, sans jamais mentionner le clitoris. Voilà qui n'est vraiment pas juste, car beaucoup de femmes ont longtemps ignoré ce qu'il y avait entre leurs jambes et cela vaut le coup de l'étudier. C'est pourquoi, au tournant du XXIe siècle, Helen O'Connell publie une série d'articles scientifiques restituant les recherches qu'elle a menées sur l'anatomie du clitoris. Et c'est donc dans ces découvertes clitoridiennes que nous propose de plonger aujourd'hui Élodie Touzé, médiatrice en sciences de la vie du Palais de la découverte. Bonjour Élodie.
Élodie Touzé : Bonjour Léa.
Léa Minod : On a dit que Helen O'Connell était une urologue, mais qui était-elle exactement à part une urologue ? Vous le savez ou pas ?
Élodie Touzé : Helen O'Connell, de ce que je sais et c’est ce que j'aime dans cette histoire, c'est la première femme urologue australienne.
Léa Minod : C’est-à-dire qu’il n'existait pas de femmes qui faisaient ce métier ?
Élodie Touzé : C'est la première femme à être urologue en Australie.
Léa Minod : Pourquoi ?
Élodie Touzé : Alors ça, je ne sais pas. Il faudrait aller chercher dans les études sociologiques. Une femme chirurgienne, peut-être que ça peut avoir une influence. Ce que j'aimerais raconter d'elle aussi c'est qu'elle a déjà une conscience politique, un regard assez aigu et critique de l'ensemble des travaux qui sont déjà présents à son regard. Elle a quelque chose d'assez ancré et d'assez combatif, déjà, à la base, voilà ce que je peux dire de la présentation de cette femme, qui est complètement ancrée dans sa société et dans l'état actuel des connaissances au moment où elle fait ses études.
Léa Minod : À qui s'adresse le texte que vous avez choisi, qui s'appelle « Clitoral anatomy in nulliparous. Healthy, premenopausal volunteers using unenhanced magnetic resonance imaging ». Pouvez-vous déjà me traduire ce titre-là ?
Élodie Touzé : Alors « Clitoral anatomy in nulliparous » cela veut dire « l'anatomie clitoridienne chez les femmes nullipares », c'est-à-dire les femmes qui n'ont jamais eu d'enfants, « healthy » qui sont en bonne santé, « premenopausal » qui n'ont pas encore été en état de ménopause, volontaires, et en utilisant l'imagerie par résonance magnétique, c'est-à-dire l'IRM. C'est un article qui, comme on peut s'en douter, est dirigé vers une communauté scientifique et médicale qui est extrêmement restreinte, ce n’est pas un article qui est dédié à une vulgarisation quelconque.
Léa Minod : Et vous, comment êtes-vous tombée dessus ?
Élodie Touzé : Je suis tombée dessus un petit peu par militantisme et par positionnement, parce que, dans notre métier, on est aussi des humains qui faisons des choix. Je suis tombée dessus en travaillant sur l'exposition « De l'amour » qui a été accueillie au Palais de la découverte et en étant impliquée dans l'équipe de conception. Pendant ce moment-là, on sonde l'ensemble des sujets qui peuvent être potentiellement intéressants dans une exposition et, en parallèle, je vais à un spectacle. Je vais voir une artiste féministe qui s'appelle Noémie Delattre et qui présente l'anatomie du clitoris en 3D. C'est la première fois que je vois ça de ma vie.
Léa Minod : Comment ça ? Vous n'aviez pas conscience de la taille réelle du clitoris ?
Élodie Touzé : C'est la première fois que je vois un clitoris, alors que je suis médiatrice en biologie, que j'ai fait des études de biologie, j'ai fait deux ans de médecine et je n’ai jamais vu ça. Puis il y a quelque chose qui se coordonne à ce moment-là dans ma tête et je me dis : c'est ton métier et tu dois le faire !
Léa Minod : Oui, parce que de quand date l'apparition du clitoris dans les manuels scolaires en France ?
Élodie Touzé : Le premier manuel scolaire à publier le clitoris c'est en 2017.
Léa Minod : Donc c'était il n’y a pas longtemps.
Élodie Touzé : Oui, c'était il y a six ans ! Il y en a un seul qui publie, et aujourd'hui, en 2023, il y en a deux.
Léa Minod : D'accord. Et quand vous dites « qui publie l'anatomie du clitoris », on est d'accord que c'est dans sa partie émergée comme dans sa partie immergée ?
Élodie Touzé : Voilà, et qui publie l'anatomie du clitoris dans sa version correcte, scientifiquement correcte.
Léa Minod : Peut-on rappeler ce qu’est cet organe, le clitoris ?
Élodie Touzé : Le clitoris, c'est un organe qui a, en effet, une partie immergée et émergée. La partie émergée, c'est-à-dire visible, c'est ce qu'on appelle le gland, qui va être situé à l'intersection des petites lèvres de l'appareil génital féminin. Et puis, il y a une grande, grande, grande partie immergée, qui était jusqu'alors inconnue et qui commence à être vulgarisée aujourd'hui, qui est constituée de plusieurs sous-unités, mais qui sont extrêmement importantes, qui sont constituées de piliers, de bulbes et qui vont s'enchevêtrer comme un cheval au niveau de l'orifice du vagin.
Léa Minod : De quoi est constitué le clitoris ? Est-ce que c'est comme le pénis, des corps caverneux qui se gorgent de sang ?
Élodie Touzé : Absolument, les travaux d'Helen O'Connell vont faire un peu office d'une revue de ce qui a déjà été découvert, mais vont aussi se centrer sur un certain nombre de découvertes et d'études notamment des études histologiques, c'est-à-dire l'étude de la nature des tissus. Elle va mettre en évidence que le clitoris est fait aussi de corps caverneux, aussi de corps spongieux, tout comme le pénis. Elle va mettre en évidence qu'on a une analogie de structures de tissus qui va faire référence au fait qu’il y a aussi une analogie dans le développement embryonnaire.
Léa Minod : C'est-à-dire que même à un stade précoce, on ne peut pas distinguer les organes génitaux féminins et masculins ?
Élodie Touzé : Si on regarde une échographie d'un fœtus à deux mois, on va se rendre compte que l'appareil génital n’est pas du tout différencié. On ne va pas pouvoir faire la différence entre un garçon et une fille parce que l'appareil génital va vraiment pas du tout être différencié, c'est-à-dire pas du tout être « spécialisé ».
Léa Minod : Et pourtant, on demande de plus en plus tôt à connaître le sexe de l'enfant... Comment fait-on ?
Élodie Touzé : Eh bien on le fait à partir de cinq mois, là où les tissus commencent à se « spécialiser » et où on va avoir des structures. Les structures communes vont commencer à se développer et à se différencier du côté garçon ou du côté fille. Ce qu'il faut savoir aussi, c'est qu'en biologie, comme dans tous les organes qui sont développés, on a une certaine diversité, une certaine multiplication des possibilités. Nous, on connaît, en tant qu’humain social, deux sexes, mais en fait en biologie, il y a beaucoup plus de sexes que ce qu'on croit. Dans le développement de l'appareil génital, on a une sorte de panel qui va aller du complètement fille au complètement garçon, et avec une palette de possibilités entre les deux.
Léa Minod : En quoi ce texte, plus que n'importe quelle autre publication d'Helen O'Connell, vous a attirée ?
Élodie Touzé : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles j'ai choisi ce texte, mais la toute première, c'est que, moi, j'ai l'habitude de lire un certain nombre de publications scientifiques en anglais et c'est souvent très technique, ça va souvent se cibler sur le sujet. On va vraiment avoir un ton qui va seulement se restreindre à des données scientifiques. Ce que j'aime beaucoup dans cette publication c'est que dans la conclusion, dans la discussion, Helen O'Connell va vraiment parler d'un positionnement politique, social et historique qui va être aussi le fruit de ses recherches. Si elle s'intéresse à l'anatomie du clitoris, elle va évidemment aller chercher dans l'ensemble des travaux précédents et cela va lui permettre de se plonger dans l'histoire des sciences, dans l'histoire politique et sociale des travaux qui ont été faits précédemment. Cela va lui donner aussi cette conscience politique et sociale qui lui permet de se positionner par rapport à ces travaux, de façon extrêmement puissante.
Léa Minod : On écoute justement ce positionnement d'Helen O'Connell dans cet article au sujet du clitoris.
Audrey Stupovski (lecture) : « Les études IRM du clitoris complètent les études précédemment effectuées sur des cadavres et révèlent l’anatomie de femmes nullipares en bonne santé, avant la ménopause. Aucune différence majeure apparente n’a été notée entre les données issues des cadavres et celles obtenues par IRM, bien que pour celles issues des cadavres les structures semblaient être atrophiées, comme on pourrait s’y attendre en raison de l’âge avancé de la plupart des spécimens et pour d’autres raisons.
Les facteurs historiques, sociaux et scientifiques semblent être responsables de la mauvaise présentation anatomique clitoridienne, même dans les manuels scolaires actuels. La suppression active du clitoris comme une structure étiquetée d’une version antérieure du Gray’s Anatomy comparée aux versions suivantes indique l’influence des facteurs sociaux sur la science.
La profession médicale a également eu une influence majeure sur la sexualité féminine tout au long de l’histoire, en particulier au XIXe siècle. La pratique généralisée en médecine occidentale de la clitoridectomie pour des indications aussi diverses que l’épilepsie, l’hystérie et la catalepsie est relativement récente. En plus de ces facteurs, les anatomistes ont aggravé le mauvais étiquetage de l’anatomie clitoridienne en ne le représentant que sur un plan. Alors que le plan sagittal peut convenir à la représentation d’une structure essentiellement linéaire telle que le pénis, le clitoris n’est pas correctement représenté dans ce plan. Le plan axial est le plus approprié. Grâce à son mode multiplanaire, l’IRM révèle chaque composant du clitoris et complète les informations obtenues lors de la dissection. »
Léa Minod : Élodie Touzé, si on revient au premier paragraphe, il s'agit d'études IRM du clitoris. En quoi cette imagerie médicale permet une vision globale du clitoris, alors qu'avant ce n'était pas possible ?
Élodie Touzé : L'IRM va travailler sur l'image comme si on coupait, alors évidemment on ne coupe pas, mais comme si on coupait la personne sur un certain plan. On va pouvoir superposer l'ensemble de ces images de façon à restituer une image en 3 dimensions. Quand on fait une dissection, ce sont des travaux qui vont pouvoir se compléter. Quand on fait une dissection, on va pouvoir avoir cette image globale, extérieure et quand on va faire un IRM, on va pouvoir voir l'intérieur et l'extérieur de cet organe. Ce que cela donne aussi comme information, c'est que, en 2005, il y a zéro « vraie » image du clitoris. On est sur une technique de pointe qui va permettre aussi de donner une certaine puissance à l'ensemble de ces travaux et de revendiquer sa présence, pas seulement sur une question d'image. En fait, Helen O'Connell va travailler à la fois sur une question de vulgarisation, sur une question d'objectivité et aussi sur une question technique qui lui permet d'être vraiment présente sur la scène scientifique.
Léa Minod : On se rend compte de la taille du clitoris à ce moment-là, peut-être ?
Élodie Touzé : On se rend compte de la taille du clitoris, peut-être un peu avant, mais la vraie différence ici, c'est qu'on va travailler sur des personnes vivantes. C'est ça la grande nouveauté, c'est qu'avec les dissections, évidemment, on va travailler sur des cadavres. L'IRM permet d'observer un organe qui est en train de vivre sur des vrais gens, d'avoir une étude réelle du fonctionnement d'un organe actif sur une population qui est visible, vivante, où l'organe est un petit peu en plein essor de sa vie.
Léa Minod : Quelle est la taille du clitoris ? À peu près ?
Élodie Touzé : En moyenne, on est à douze centimètres, qui va de l'extrémité du gland jusqu'à l'extrémité du pilier. Si on fait un grand chemin...
Léa Minod : Le pilier ?
Élodie Touzé : Alors pour le clitoris, on peut s'imaginer un peu un papillon ou une sauterelle, c'est comme vous voulez, ah non tiens, une mante religieuse ! La tête de la mante religieuse, c'est le gland. Et puis on va imaginer que les ailes, les pattes de la mante religieuse peuvent former le pilier. Et puis la mante s'assoit sur l'orifice du vagin.
Léa Minod : Les deux ailes de chaque côté sont les piliers ?
Élodie Touzé : Exactement.
Léa Minod : Et qui entoure quoi ?
Élodie Touzé : … qui entoure les bulbes qui, lui-même, chevauche le vagin. On est à douze centimètres si on fait tout le tour, de haut en bas.
Léa Minod : Et cela varie selon les femmes ?
Élodie Touzé : Évidemment, cela varie selon les femmes, comme les hommes ont des pénis de tailles et de formes différentes, les femmes vont avoir des clitoris de formes et de tailles différentes, avec évidemment des structures similaires.
Léa Minod : Et que se passe-t-il quand, justement, cet organe vivant qu'on peut étudier grâce à l'IRM, on vient le stimuler ?
Élodie Touzé : Quand on vient stimuler le clitoris, il se passe à peu près la même chose que chez les hommes, puisque on s'est bien rendu compte, en effet, qu'il était constitué de corps spongieux, corps caverneux qui sont des corps et des tissus érectiles. Le clitoris va rentrer en érection, non pas en s'élevant mais en se gonflant de sang. Les bulbes vont se gonfler, augmenter beaucoup de volumes, les piliers également, et le gland également. Ils sont tous constitués de corps érectiles. Le clitoris va se mettre à basculer. Ce basculement va générer une espèce de réaction en chaîne, de cascade en chaîne, et va générer un basculement aussi des organes qui sont proches, par exemple l'utérus.
Léa Minod : À quoi ça sert ?
Élodie Touzé : Au plaisir féminin.
Léa Minod : C'est tout ?
Élodie Touzé : Voilà ! D'où aussi l'observation qu'on a des contractions de l'utérus pendant l'orgasme et tout cela est généré par cette réaction en chaîne dont la source est le clitoris.
Léa Minod : La deuxième partie du texte, elle, est beaucoup plus historique, sociale. Elle parle notamment de suppression active du clitoris et l'influence des facteurs sociaux sur la science, comme s’il y a vraiment eu une pratique d'effacement un peu de tout ce qui concerne le plaisir sexuel des femmes, et cela, curieusement, non pas depuis le début, mais à partir du XIXe siècle.
Élodie Touzé : Absolument !
Léa Minod : Pouvez-vous nous en dire plus Élodie ?
Élodie Touzé : Je vais vous en dire plus. À partir du XIXe siècle, il y a une série de découvertes médicales et scientifiques qui sont liées à la reproduction. Avant le XIXe siècle, on pense que pour pouvoir avoir un enfant, pour pouvoir être fertile, une femme doit avoir un orgasme. On sait déjà que le clitoris est lié au plaisir. On sait déjà que le clitoris est constitué d'une partie immergée et émergée. Mais on suppose qu'il faut absolument un orgasme pour pouvoir se reproduire. À ce moment-là, il y a des découvertes scientifiques qui sont centrales, qui permettent d'observer que les femmes ont un cycle menstruel, qu'il y a des ovules qui sont produits, ça on le sait depuis longtemps, mais que l'ovulation, elle est générée par un cycle, et que l'orgasme ne génère absolument pas la production des ovules. À partir de ce moment-là, la population médicale et scientifique…
Léa Minod : … des hommes…
Élodie Touzé : Oui, des hommes ! La profession médicale est interdite aux femmes à ce moment-là au XIXe siècle, elles n’ont pas accès à toutes les professions, elles ont le statut d'enfant d'ailleurs. Pour en revenir à ce que je disais, à partir de ce moment-là, puisque le clitoris n'est pas impliqué dans la reproduction…
Léa Minod : … alors il ne sert à rien...
Élodie Touzé : Exactement ! Il est décrété comme inutile, mais vraiment décrété comme « inutile », c'est écrit. Dans l'ensemble des recueils de science et de médecine de l'époque, c'est bien écrit « inutile ». Quand elle parle d'effacement, c'est vraiment un effacement. Si on regarde l'ensemble des planches anatomiques des manuels de médecine, elle parle du Gray's Anatomy. Le Gray's Anatomy ce n’est pas seulement la série qu'on connaît, c'est la référence médicale anatomique de l'ensemble des étudiants en médecine. Ce qu'on observe, c'est qu'au début du XXe, 1918, on regarde une planche anatomique d'une coupe d'appareil génital féminin, on a des étiquetages, elle parle d'étiquetages, c'est-à-dire qu’on a des légendes qui vont faire référence au clitoris. Pas de problème. Puis on voit que dans les années 50, c'est extrêmement étonnant, la même planche, il y a plein d'étiquettes, il y a plein de légendes, mais le clitoris a disparu.
Léa Minod : Ce qui signifie beaucoup !
Élodie Touzé : Le clitoris n'existe plus.
Léa Minod : Et quand est-il réapparu, ce clitoris ? Est-ce avec Helen O'Connell ou un petit peu avant ?
Élodie Touzé : Il y a eu plusieurs choses qui se sont passées, notamment lors de la révolution sexuelle. Ce qui est assez rigolo à observer, c'est qu'on est face à deux extrêmes : on est face à l'effacement complet du clitoris et on est face aussi à des mouvements féministes qui sont extrêmement présents. On a des études de référence qui s'intéressent à la santé sexuelle et qui, vraiment, s’intéressent à la fonction et à l'anatomie du clitoris. On a un mouvement qui, je trouve, est complètement passionnant, qui est un mouvement féministe qui va s'intéresser à la santé des femmes, qui va s'intéresser à un protocole de ressenti, d'observation anatomique, je crois qu'il parle de self help...
Léa Minod : Donc pour qu’elles puissent faire elles-mêmes leurs examens gynécologiques ?
Élodie Touzé : Exactement, il y a une espèce d'étude généraliste, statistique, faite par des profanes qui vont reconstituer, simplement par ces études, la structure du clitoris, en travaillant à la fois sur les fonctions, sur la structure de l'organe et qui vont faire appel d'ailleurs à une artiste pour représenter le schéma du clitoris avec ses bulbes, ses piliers, son gland, en travaillant sur ses fonctions par des examens gynécologiques généralisés et en étudiant aussi ce qui a été produit auparavant. Cela, c'est dans les années 70, Helen O'Connell va d'ailleurs faire référence à ce travail-là, qui est un travail de profanes, mais qui est un travail militant et qui est un travail qui fait référence à un désert de connaissance.
Léa Minod : Vous dites un travail de profanes, cela veut dire qu'elles ne sont pas scientifiques ?
Élodie Touzé : Elles ne sont pas scientifiques, elles ne publient pas. Elles font de la vulgarisation.
Léa Minod : Dans ce qui est écrit aussi au niveau du texte, on en a parlé, mais elle parle aussi d'une sorte de paresse des scientifiques à ne pas vouloir utiliser le meilleur plan pour étudier le clitoris, alors que le pénis, on a tout de suite trouvé quel était le meilleur plan pour l'étudier. C'est vraiment ce qu'on peut dire : une production de savoirs médicaux qui est biaisée en fonction du genre, c'est-à-dire qu'on ne va pas étudier l'homme de la même manière qu'on va étudier la femme ?
Élodie Touzé : Oui, alors là c'est... comment je pourrais expliquer cela. J'aurais presque une explication historique de base, c'est-à-dire qu'on a toujours comparé l'anatomie de la femme par rapport à l'homme. Il y a quelque chose de la culture générale, il y a quelque chose de la comparaison anatomique qui est très puissante, qui date même d'Hippocrate qui compare l'homme et la femme comme deux produits complémentaires, mais complémentaires aussi anatomiquement. Les femmes vont toujours avoir une morphologie qui va compléter l'homme et toujours en infériorité. On va aussi comparer la taille du pénis et du clitoris par exemple, ce que je vous disais tout à l'heure c'est qu'on va pouvoir observer chez les humains, et n'importe quel animal, une certaine diversité. Il y a certaines femmes qui ont un grand clitoris. Au XVIIe siècle, quand on va observer que le clitoris est trop grand par rapport à la normale…
Léa Minod : Quand vous parlez du clitoris, c'est juste du gland en fait ?
Élodie Touzé : Voilà. Quand on observe un gland un peu plus grand que la normale, on va essayer de le « moyenner » pour faire en sorte qu'il n'y ait pas de compétition entre un pénis et un clitoris. On a peur de la sodomie, on a peur que madame puisse opérer une sodomie chez monsieur, et du coup on va couper le gland du clitoris de sorte qu'il se rapproche de « la norme » entre guillemets. On va toujours comparer ça, ça va toujours être la référence. Ça pourrait expliquer le fait que, que ce soit dans le manuel de médecine comme la façon dont on représente le clitoris, on va toujours le faire par rapport à la représentation des mâles.
Léa Minod : Et ce qui est paradoxal, c'est que, avant tout ça, ceux qui en parlait le mieux du clitoris, c'était l’Église n'est-ce pas ?
Élodie Touzé : Ce qui est rigolo c'est que l’Église, les sciences et la médecine vont travailler un petit peu de concert, c'est-à-dire que, à partir du moment où on pense que l'orgasme est lié à la reproduction, l’Église va être militante dans l'idée de se reproduire. Elle va proposer des manuels d'arrivée à l'orgasme pour mesdames, c'est-à-dire que si monsieur a eu son orgasme, il va falloir qu'il travaille pour madame pour qu'elles puissent se reproduire. Donc on va lier l'orgasme à la fertilité et donc donner une espèce de guide, de manuel d'arrivée à l'orgasme pour mesdames. On va proposer aux maris de s'enduire le doigt d'huile parfumée et de faire des « tournicoti tournicota » autour du gland dans le sens des aiguilles d'une montre, pour permettre à madame d'atteindre l'orgasme. Et ça, c'est l’Église qui le fait.
Léa Minod : C'est fou cela ! Au Moyen Âge, c'est pareil. Le plaisir féminin était aussi encouragé ?
Élodie Touzé : Absolument, le plaisir féminin est encouragé quasiment jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Et à partir du milieu du XVIIIe siècle, il y a une très grosse régression du droit des femmes, qui va directement être liée aussi à leur propriété de corps. Il va y avoir aussi des très grosses campagnes contre la masturbation, qui va être considérée comme une épidémie, comme une maladie et comme quelque chose d'extrêmement dangereux.
Léa Minod : … mais chez les hommes comme chez les femmes ?
Élodie Touzé : Oui, chez les hommes comme chez les femmes. Mais ce qui va être intéressant, c'est que la propriété du corps des femmes, elle est vouée à l'homme. Du coup ça va être une espèce de double effet « kiss cool », c'est-à-dire que la masturbation est interdite, le plaisir devient inutile et petit à petit, vraiment petit à petit, entre des facteurs politiques, de droit des femmes, des facteurs sociaux et des facteurs scientifiques, le clitoris disparaît.
Léa Minod : Et qu'est-ce que le clitoris doit à Helen O'Connell ? Est-ce qu'il y a eu une portée de ses publications ?
Élodie Touzé : Absolument, il y a une portée scientifique, une sorte d'ouragan dans l'ensemble de la communauté, parce que, grosso modo, les connaissances sur le clitoris, à ce moment-là, dans les manuels médicaux et scientifiques, sont nulles. Elle apporte de façon non négociable des connaissances qui sont puissantes et extrêmement solides. Elle va aussi travailler de façon politique et sociale, c'est-à-dire que si elle se positionne ici, dans cet article, comme une critique de l'ensemble des connaissances, elle va aussi militer de façon active pour vulgariser l'ensemble de ses connaissances. Elle travaille avec la photographie, elle travaille avec l'IRM, elle travaille avec les représentations, quelque chose de très clair qui permet aussi à l'ensemble de la population de se saisir de cette connaissance. Elle va vraiment avoir un travail de vulgarisation et de diffusion de ses savoirs dans un objectif de santé sexuelle.
Léa Minod : [CONCLUSION] Si le clitoris existe depuis la nuit des temps, on peut qualifier les écrits d'Helen O'Connell de véritables découvertes, ou plutôt redécouverte scientifiques, permettant de relever l'inédit du clitoris. Grâce à elle, les chercheurs, hommes ou femmes, se sont de nouveau emparés de ce sujet d'étude dont la dernière publiée date de 2021. Plus la fréquence de stimulation du clitoris est grande et plus la zone du cerveau qui lui est dédiée s'agrandit, preuve s'il en est de la puissance de cet organe capable de modifier la plasticité de notre cerveau et que l'homme et la société ont trop longtemps cadenassé. D'ailleurs en grec ancien, clitoris signifie « la clé ». Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcasts. Merci à Élodie Touzé, médiatrice en sciences de la vie au Palais de la découverte.
Léa Minod : Arpenteuse du monde et détective de l'humanité, elle en a parcouru des kilomètres, à la recherche d'un trésor infime. Ni épices, ni traditions, ni langues. Il s'agit de nos gènes. Et oui, c'est leur histoire que cherche à rembobiner l'anthropologue généticienne Evelyne Heyer, et c'est elle, ou plutôt son travail, qu'a choisi aujourd'hui de nous faire découvrir Olivier Coulon, médiateur en sciences de la Terre au Palais de la découverte. Bonjour Olivier !
Olivier Coulon : Bonjour.
Léa Minod : De quel livre est extrait le texte que vous avez choisi d'Evelyne Heyer ?
Olivier Coulon : C'est un livre qui s'appelle L'odyssée des gènes.
Léa Minod : Et pourquoi vous l'avez choisi ?
Olivier Coulon : Parce que, pour avoir l'habitude des fois de parler de l'évolution dans le cadre des exposés du Palais, quand j'en ai entendu parler, je me suis dit : ça va m'apporter des billes sur des points de détail, et en fait ça m'a ouvert tout un champ. C'est toute une partie que l'on traite peu, parce que c'est la partie la plus récente et c'est passionnant, vraiment. Le terme d'odyssée porte bien son nom.
Léa Minod : C'est-à-dire qu’elle s'étend sur quelle période cette odyssée ?
Olivier Coulon : Le livre commence par raconter un peu les débuts de ce qu'on pourrait appeler, peut-être plus que l'humanité, c'est un groupe qu'on appelle les Hominines, où il y a la fameuse Lucy qui est australopithèque, il y a toutes les histoires. Cela, elle l'évoque quand même assez rapidement, parce que là, justement, on n'a pas vraiment les gènes. Elle montre comment, à partir des gènes, on peut essayer d'imaginer quand différents groupes s'individualisent, ce qu'ils appellent l'horloge moléculaire, et qu'il y a des limites. L'histoire qu'elle raconte après, je dirais qu’elle commence il y a 300 000 ans, à partir du moment de l'émergence de notre espèce, l'espèce sapiens. Elle parle aussi beaucoup des Néandertaliens, qui sont à peine plus anciens, 400 000 ans.
Léa Minod : Dans cet extrait, on s'arrête sur le Néolithique. Est-ce que vous pouvez nous rappeler ce qu’est cette période révolutionnaire du Néolithique ?
Olivier Coulon : Disons que le Néolithique avait été établi comme le moment où l'agriculture va se propager, va se développer, et peu à peu, on peut imaginer que les populations humaines, avant, étaient plutôt de type chasseurs-cueilleurs.
Léa Minod : Et nomades ?
Olivier Coulon : Et nomades, tout à fait, même s'il n'y avait pas forcément un immense territoire. Elle montre bien, d'ailleurs, pour d'autres histoires de colonisation, que des fois, les enfants vont partir un tout petit peu à côté, mais ils étendent leur territoire avec chacun qui bougent comme cela. Et avec l'agriculture il y aura la sédentarisation, puis l'élevage, et on peut imaginer beaucoup de bouleversements dans les sociétés humaines.
Léa Minod : Pas seulement dans les gènes, mais aussi dans notre alimentation ?
Olivier Coulon : Tout à fait, puis les chasseurs-cueilleurs ont clairement un mode de vie sociale qui est pas développé. Je ne connais pas trop, mais disons que la sédentarisation va sans doute aussi modifier les relations entre les populations et énormément. C'est vrai que, à de nombreux points de vue, c'est un grand bouleversement. Je sais même que, actuellement, quand il y a des grands débats, pour dire quand commence l'Anthropocène…
Léa Minod : L'Anthropocène, vous nous rappelez ?
Olivier Coulon : L'Anthropocène c'est l'idée qu'on marquerait une période géologique pendant laquelle l'influence de l'Homme est prégnante, qu’elle va modifier notamment le climat, mais pas seulement, qu’elle va laisser des traces dans le futur. Cela est très discuté. Mais surtout ce qui est amusant, c'est que personne n'est totalement d'accord sur quand l'affaire a commencé ? Est-ce que c'est la révolution industrielle, etc. ? Et pour certains philosophes, cela pourrait être le Néolithique...
Léa Minod : Donc c'est quand le Néolithique ?
Olivier Coulon : -6000 à -2200 dans les découpages qui ont été établis. En plus, au départ, anciennement, c'est lié aux outils, à des tas de découvertes que j'appellerais purement archéologiques et d'ailleurs Evelyne Heyer ne donne pas une date qui serait génétique, mais disons qu'elle montre plutôt comment l'agriculture va se répandre dans toutes les régions où il y avait des populations humaines, alors qu'avant elle a dû commencer dans des lieux précis, peut-être à plusieurs endroits. On voit que c'est loin d'être simple. Et c'est cela qui est passionnant, je trouve, dans ce livre, c'est que, à chaque fois, on ouvre une porte, on a des réponses à une petite question qu'on se posait, mais ça en pose plein d'autres, c'est-à-dire que ce n’est jamais définitif. En plus, c'est à prendre avec des pincettes, il y a toujours des parts d'erreur, des choses comme ça, qui font qu'on ne peut pas affirmer que c'est exactement comme cela que ça s'est passé. Mais disons qu'elle illustre très bien comment la recherche, la science en général, permet des fois de répondre partiellement à des questions, en compliquant presque le problème, en ouvrant plein d'autres questions et il y a un petit côté comme cela assez fascinant dans cette histoire.
Léa Minod : Elle a plusieurs casquettes, Evelyne Heyer : elle est anthropologue, elle est biologiste, elle est généticienne. En quoi est-ce que cette interdisciplinarité lui permet d'aller creuser justement dans l'odyssée de nos gènes ?
Olivier Coulon : C'est-à-dire que ce qui va réellement être un atout, je pense, c'est que si elle ne travaillait que sur la génétique, elle pourrait comparer des séquences ADN, en déduire des choses assez intéressantes, mais là effectivement, le fait qu’elle soit anthropologue, je crois qu'elle a commencé par travailler beaucoup sur des populations de Pygmées en Afrique, elle va pouvoir très vite mieux comprendre. Si on parle de transmission de gènes, comment les gens se rencontrent, échangent des gènes ? Généralement c’est en se reproduisant. Cela lui permet, avec cette approche-là, de voir quelles sont les contraintes sociales ou les habitudes des groupes. C'est déjà quelque chose de très intéressant. Ensuite, elle peut replacer cela dans un cadre plus général et ciblé. Pour avoir la réponse à telle question, il faudrait peut-être aller chercher dans telle région où là, il semble qu'on ait des traces assez anciennes, etc, c'est-à-dire que c'est vraiment l'idée d’une pluridisciplinarité qui permet d'assez vite cerner l'objet de la recherche de manière plus précise. Ensuite, elle le dit, elle collabore beaucoup avec des tas de spécialistes qui, après, vont affiner. Puis, au niveau du livre, c'est ce qui permet de voyager un peu, de rendre la lecture très agréable, parce qu'il n'y a pas une chronologie qui dit : à tel moment il se passe telle chose, etc.
Léa Minod : Le voyage donc.
Claire Almayrac (lecture) : « Une bonne façon de se convaincre aujourd'hui de la tempête culturelle qu'a représentée le Néolithique est de voyager à At'Bashi, une bourgade du Kirghizistan perchée à 2 000 mètres d'altitude dans le nord de l'Himalaya. Mon équipe et moi y sommes allés pour une mission sur laquelle je reviendrai. C'est le jour du marché quand nous arrivons. Les sommets qui nous dominent au sud s'élèvent à plus de 7 000 mètres. De l'autre côté, c'est la Chine. La foule est dense, les échoppes pullulent. Le boulanger fait son pain en forme de galette dans le four en pierre : à peine cuit, il le marque de son sceau avec son numéro de téléphone ! Les bêlements des moutons et des chèvres prêts à être vendus fusent de toute part. Autant les stands de boucherie, de produits laitiers sont fréquents, autant les fruits et légumes frais se font rares.
Le décor se métamorphose littéralement quand, une semaine plus tard, nous poussons en Ouzbékistan à quelques centaines de kilomètres de là, jusqu'à la vallée de Ferghana – à Andijan précisément. Le changement d'ambiance prend directement ses racines au Néolithique, et, quand j'avance entre les étals du marché, j'ai presque l'impression de revivre en accéléré la révolution qui a remodelé la face de la planète il y a 10 000 ans... Ici, c'est à l'inverse l'extraordinaire foisonnement des stands de fruits qui attire l'œil. Les plus flamboyants sont les abricots. Nous sommes en effet dans la zone d'origine des abricotiers, avant qu'ils ne diffusent dans le monde entier. En Asie centrale, la diversité de ces fruits est incroyable, des blancs, juteux comme des pêches, aux oranges, plus classiques, que nous connaissons.
Ce contraste avec le marché aux chevaux d'At'Bashi m'emplit d'un sentiment diffus : comment expliquer que des populations qui se côtoient aient des modes de vie si distincts ? Surtout, la généticienne que je suis ne peut s'empêcher de se poser la question : ces différences culturelles se lisent-elles dans l'ADN des populations ? »
Léa Minod : On a voyagé au Kirghizistan dans ce premier extrait. Pourquoi est-ce qu'elle a choisi le Kirghizistan ?
Olivier Coulon : Parce que, clairement, cette région de toute l'Asie centrale, telle que le Kirghizistan, Turkménistan, Kazakhstan, etc, c'est un peu un foyer de diversité, comme c'est très bien décrit, où on va retrouver à la fois des populations qui ont une tradition assez ancienne de vie plutôt nomade, avec des éleveurs de chevaux, et, en même temps, d'autres populations, avec un développement d'agriculture et de sédentarité, même encore aujourd'hui. C’est cela qui est fascinant d'ailleurs parce que des fois, on a une image un peu d'un monde mondialisé, uniforme, et j'avoue que je connais pas du tout ces régions, mais ça m'a fait voyager, cela donne envie d'y aller et je pense effectivement qu’il y a une géologie particulière dans le coin. On est au contrefort de l'Himalaya et du Tibet donc je pense que les reliefs aussi isolent énormément des vallées et des zones. Cela peut expliquer aussi qu'il y ait cette grande diversité. Puis, après, elle raconte tout au long de ces chapitres comment elle va aller de tribus en petits villages pour essayer d'analyser les gènes, de retracer un peu une histoire de ce qui s'est passé dans cette région qui, en plus, elle le révèle plus tard, est vraiment un point névralgique, puisque on n'est pas loin de l'endroit où, peu à peu, d'autres populations bien avant, sont arrivées en Europe et dont on garderait des traces dans notre génome d'Européen.
Léa Minod : C'est curieux, parce qu'elle fait une description qui est presque intemporelle, voire même qu'on pourrait imaginer complètement passée. Et tout d'un coup surgit un détail : le boulanger qui impose le sceau de son numéro de téléphone. C'est un peu comme dans l'histoire de ces gènes en fait, qu'on porte à l’intérieur de nous pendant toute une histoire puis, finalement, on est ce mélange entre passé et présent ?
Olivier Coulon : Tout à fait oui, ce passage est très marquant. On imagine qu'il imprime son 06, donc on voit la modernité, forcément, elle est partout et régulièrement comme cela, elle nous emporte avec des petits détails de ses missions, des petites anecdotes, sans pour autant perdre le fil de ce qu'elle cherche à expliquer.
Léa Minod : Donc c'est un texte hybride finalement, c'est à la fois un récit de voyage et, en même temps, un compte-rendu de ses découvertes sur la génétique.
Olivier Coulon : Oui, tout à fait, c'est même en plus un voyage dans le temps. Il y a un voyage géographique dans le temps, qui rend la lecture très agréable. Il y a vraiment une facilité de lecture par cette mise en contexte que j'ai trouvée vraiment réussie.
Léa Minod : Et la dernière phrase, qui est une interrogation : « ces différences culturelles se lisent-elles dans l'ADN de la population ? » Qu'est-ce qu'elle résume cette dernière phrase ?
Olivier Coulon : Elle résume quand même un petit peu cette quête ! C'est-à-dire qu’à aucun moment elle laisse entendre que les gènes décideraient, si j'ose dire, à notre place, mais elle montre comment, en analysant la dispersion du génome entre différentes populations, cela raconte des modifications, dans certaines régions, de comportements culturels. C'est-à-dire qu’elle se pose régulièrement la question, mais elle montre bien, par d'autres exemples, que ce n’est pas aussi simple que cela en a l'air. Des fois, elle s'amuse un peu à poser la question : est-ce que la dispersion des gènes précède une dispersion de faits culturels, par exemple, ou l'inverse ? Et en fait c'est très entremêlé, ça dépend des contextes, mais c'est effectivement un peu l'objet de sa quête. L'idée c'est qu'en repérant dans des populations actuelles des traces de génomes anciens dont on sait qu'ils proviennent d'autres régions que celles où on les trouve aujourd'hui, on va pouvoir en déduire qu’il y a eu des phénomènes de migrations et de mélanges, et elle essaye un peu de comprendre comment tout cela s'est passé dans une période finalement assez brève par rapport aux échelles géologiques auxquelles je suis habitué. Pour l'histoire de l'humanité, cela reste quand même assez court, même si ça nous paraît bien long dès qu'on parle en milliers d'années. Moi, j'étais assez fasciné de voir qu'on arrivait vraiment à retracer des grandes phases de nouveaux peuplements dans des régions entières. Je ne pensais pas qu'on pourrait avoir ce détail-là. Et clairement, avec les gènes, on arrive à avoir ces informations et elle essaie de démêler tout ça, mais en même temps, il reste beaucoup de questions, c'est cela qui est passionnant.
Léa Minod : On va écouter maintenant la deuxième partie du texte, qui révèle bien davantage la quête d'Evelyne Heyer.
Claire Almayrac (lecture) : « Concentrons-nous sur l'Eurasie, où l'arrivée de ce nouveau mode de vie est bien documentée. L’agriculture et l'élevage, alliés à la poterie, émergent au Moyen-Orient, dans le Croissant fertile, il y a au moins 10 000 ans. Mais comment ce nouveau mode de vie s'est-il diffusé ?
Deux hypothèses sont envisageables : une diffusion culturelle ou une diffusion dite « démique ». Dans la première option, seules les nouvelles techniques se diffusent : les chasseurs-cueilleurs locaux se mettent à l'agriculture et adoptent de nouvelles technologies. Autrement dit, seule la poterie voyage, pas les gens. Dans la seconde, il y a bel et bien migration humaine : les agriculteurs arrivent, s'installent en Europe et remplacent les populations de chasseurs-cueilleurs locaux. Cette fois, l'agriculture, la poterie et les peuples se déplacent.
La génétique conforte-t-elle cette piste ? L’idée est de mesurer s'il y a une continuité génétique des populations avant et après l'arrivée du Néolithique. S'il existe une continuité génétique, cela signifie sans l'ombre d'un doute que ce sont les chasseurs-cueilleurs qui ont adopté un nouveau mode de vie. Si, au contraire, il n'y a pas de continuité, alors on a eu affaire au remplacement des populations.
Que nous ont appris les études d'ADN ? Que les Européens chasseurs-cueilleurs du Mésolithique sont génétiquement différents des premiers agriculteurs européens. Or les premiers agriculteurs européens sont génétiquement très similaires aux agriculteurs d'Anatolie, en Turquie. Autrement dit, il y a eu une arrivée de nouveaux individus en même temps que de nouvelles techniques venues d'Anatolie. En définitive, la génétique étaye l'hypothèse dite « démique » favorisée par l'archéologie.
Que deviennent les chasseurs-cueilleurs à l'arrivée des agriculteurs ? Ils ne disparaissent pas ! L’ADN des populations du Néolithique en Europe a permis de les retrouver : les restes humains du Néolithique plus récent sont plus proches génétiquement des chasseurs-cueilleurs que les premiers agriculteurs arrivés du Moyen-Orient. Autrement dit, il y a eu au fil du temps des mélanges entre ces Néolithiques arrivés du Moyen-Orient et les chasseurs-cueilleurs européens. Et, selon toute vraisemblance, certains chasseurs-cueilleurs sont devenus agriculteurs à leur tour.
Un aspect intéressant de ces rencontres a été apporté par l'ADN ancien : les populations de chasseurs-cueilleurs de l'Ouest européen étaient majoritairement de couleur de peau noire avec les yeux bleus, tandis que les nouveaux arrivants avaient la peau plus claire. Cette époque est en quelque sorte le miroir de la période actuelle, avec des autochtones européens de l'Ouest noirs qui se retrouvent en contact avec des individus plus clairs venus du Moyen-Orient.
Voilà pour l'Europe, qu'en est-il de l'est du Moyen-Orient ? Dans l'est du Croissant fertile, quatre individus exhumés de la chaîne montagneuse du Zagros, au centre de l’Iran, et datant de 10 000 ans ont pu être analysés. Ils se sont révélés génétiquement différents des agriculteurs de l'Anatolie. La diffusion de l'agriculture plus loin vers l'est, vers le Pakistan, l'Afghanistan et l'Inde, porte en revanche des traces génétiques des populations du Zagros. Cette pratique a donc voyagé vers l'est en même temps que des populations, de la même manière qu'à l'ouest ce sont des populations qui sont venues d'Anatolie vers l'Europe avec leurs nouvelles techniques. »
Léa Minod : Cette deuxième partie, elle est beaucoup plus didactique. On sent qu'elle a à cœur d'expliquer soigneusement son hypothèse, qu'elle dit démique. Est-ce qu'on peut revenir dessus ? Qu'est-ce que c'est que l'hypothèse démique ?
Olivier Coulon : C'est l'idée que les nouvelles pratiques culturelles, et aussi agriculturelles, sont arrivées avec les populations qui les avaient développées, c'est-à-dire que ce n'est pas juste un échange culturel, par des échanges commerciaux ou autres, on donne des objets ou des méthodes, des outils à des populations locales, mais là c'est vraiment le côté endémique.
Léa Minod : Du mélange, c'est ça ?
Olivier Coulon : Oui, voilà. Ce que j'aime beaucoup dans cette découverte, ces explications, c'est vraiment l'idée qu'il y a régulièrement des échanges. Il y a peut-être des populations, comme elle le dit bien, qui s'installent avec leurs méthodes d'agriculture donc on pourrait imaginer au départ que dans ces régions, cela repousse les chasseurs-cueilleurs un petit peu plus loin, puisqu’ils prennent un peu possession d'une partie du territoire en quelque sorte. Mais elle montre bien que, peu à peu, les échanges se font, les contacts se font et que potentiellement, effectivement, des chasseurs-cueilleurs se sont mis à l'agriculture. En tout cas, il n'y a pas de disparition, il n'y a pas de remplacement, mais plutôt à chaque fois des contacts qui, peut-être au début, ne sont pas très bien acceptés. Cela, on ne peut pas savoir, mais on voit bien que, peu à peu, les choses se passent, il y a un peu l'idée de créolisation ou de mélange qui va peu à peu s'imposer, au moins à ces époques-là, puisqu'on n'est pas encore à l'époque où on développe des états, des notions plus complexes sans doute.
Léa Minod : Des frontières ! Il n'y a pas de frontières à l'époque. Il y a donc cette idée de mélange et c'est cela qui est assez surprenant. On pouvait s'imaginer qu'à l'époque deux populations qui cohabitent chercheraient plutôt à s'exterminer entre elles, en tout cas à faire disparaître, comme cela a peut-être été le cas pour Néandertal. Et là, non, on voit que l'Homme se mélange et n'est que le fruit de mélange.
Olivier Coulon : Oui, tout à fait. Disons qu'effectivement par rapport à l'histoire moderne, on a envie de dire : « oh mon dieu, ça a dû être des fois assez violent ». Mais en fait qu'en était-il vraiment dans le passé ? C'est compliqué à dire. Je sais que des fois, les archéologues ou les paléoanthropologues trouvent des décors où on peut imaginer qu'il y a eu des blessures qui pouvaient être liées quand même à des phénomènes plutôt d'agression que d'accident, mais ce qui est clairement documenté, c'est que jamais il n’y a eu effectivement de massacre, de violence systématique. C'est ça aussi qui interroge, qui nous ramène à un passé, où je ne sais pas à quel point on peut le calquer sur nos mauvais penchants plus ou moins actuels, on va dire.
Léa Minod : D'ailleurs, en parlant de mauvais penchants, elle dit aussi qu'à l'époque, nous, Européens, on avait la peau noire, les yeux bleus, et elle remet en cause complètement les catégorisations raciales qui ont pu être faites ultérieurement ? Olivier Coulon : Tout à fait, d'ailleurs je n’ai pas choisi ce passage, mais elle consacre un chapitre pour expliquer qu'il n'y a pas de race humaine. C'est ce qui est fascinant avec sapiens, c'est qu'il est très ubiquiste. Le crâne déjà, cela, les paléoanthropologues l’avaient repéré. Malgré l'énorme diversité d'apparence qu'on peut avoir entre tous les humains actuels, le crâne est vraiment systématiquement pratiquement le même, même si après, il y en a qui se sont amusés à les mesurer mais, on voit qu'ils tordent pas mal la réalité pour arriver à leur fin. On ne peut pas du tout voir cela sous cet angle, elle l'explique bien. Pour cette idée de diversité, elle montre juste la plasticité du sapiens alors qu'au niveau génétique, nous sommes apparemment extrêmement proches les uns des autres. Il y a très peu de variations. Apparemment, il y a plus de variations entre les différents individus chimpanzés, qui ont pourtant un génome de chimpanzé, qu’entre Homo sapiens. Il y a vraiment, au contraire, une sorte d'uniformité étonnante, même si, elle, après, va aller traquer les moindres petites différences pour tracer des rapports dans le passé, entre des migrations, etc. C'est très complexe et ce que j'apprécie assez, à mon échelle, c'est qu’elle ne rentre pas dans des détails trop techniques. Et j'avoue que moi, dans ma lecture, ce qui m'a apporté, c'est d'avoir l'histoire, le résultat qu'elle propose, bien que c'est son interprétation qui, globalement, est partagée quand même, mais elle ne rentre pas dans des détails trop techniques qui pourraient, au bout d'un moment, nous perdre, je pense.
Léa Minod : Pourquoi, vous l'avez choisi ce texte, vous qui êtes médiateur en science de la Terre ? Elle est où la science de la Terre là-dedans ?
Olivier Coulon : La science de la Terre, mais on pourrait mettre « sciences de la vie », au niveau scolaire on mélange sciences de la vie et de la Terre, ce qu’on appelle nous les géosciences dans notre département, c'est parce qu'on traite aussi bien du climat que de la géologie, les roches, mais aussi énormément les fossiles, donc tout ce qui va être paléontologie. Cela peut être les premiers insectes, les dinosaures, mais c'est aussi l'histoire humaine. Très vite, on a développé tout un pan d'exposés consacrés à l'histoire du genre humain, et ça m'a fait énormément plaisir de me plonger un peu là-dedans. Pour l'instant je l'évoque pas trop en exposé, parce que c'est presque trop récent par rapport à l'histoire qu'on raconte, mais c'est plus parce qu'on...
Léa Minod : … on parle de la géologie là c’est ça ?
Olivier Coulon : Oui, parce qu'en plus, on fait des exposés d'une heure. Dès qu'on touche à ce sujet, on pourrait faire deux heures. Les gens ont plein de questions parce qu'on a découvert des nouvelles espèces humaines avec la génétique qui a tout modifié. Avant, on avait des crânes, exclusivement ou presque, puis des outils... Maintenant on a des traces d'hybridation entre sapiens et Néandertal, plein de nouveaux concepts qui sont passionnants.
Léa Minod : Est-ce que Evelyne Heyer serait une bonne médiatrice, selon vous ?
Olivier Coulon : En tout cas, à la lecture de son livre, c'est pour ça que je l'ai choisi, oui. Elle explique quand même assez clairement comment elle arrive à ses déductions, c'est-à-dire à expliquer comment. Elle sait parler des types d'ADN, ce qui est assez connu dès qu'on est un peu là-dedans. Il y a l'ADN nucléaire dans le noyau des cellules et puis l'ADN mitochondrial, qui appartient à ces espèces de petites usines qui permettent la respiration dans nos cellules. L'ADN mitochondrial n'est transmis que par la mère à l'enfant, donc on trace une lignée qui est seulement une lignée féminine, alors que l'ADN nucléaire s’est transmis par le père et par la mère. On voit qu'il ne donne pas tout le temps les mêmes informations et elle explique bien des fois pourquoi il y a eu des conflits d'interprétation. Cela peut devenir très vite technique, mais c'est toujours quand même vraiment facile à lire et à comprendre. Pour moi, oui, c'est un livre de médiation, que je trouve vraiment réussi.
Léa Minod : [CONCLUSION] L'histoire de nos gènes est donc liée à notre statut d'animal social, pour reprendre la fameuse citation d'Aristote car oui, ce que l'on apprend ici, en regardant nos gènes à la loupe, c'est que l'Homme loin d'être un loup pour l'Homme a su se mélanger, de gré ou de force parfois, pour permettre l'émergence de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs. Une thèse qui a forcément fait bondir les milieux identitaires et néonazis en France à la sortie du livre, avec plusieurs articles parus en réaction au livre d'Evelyne Heyer. Pour d'autres plongées dans les « Sciences lues », c'est le nom de cette série, rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcasts. Merci à Olivier Coulon, médiateur en sciences de la Terre au Palais de la découverte.
Olivier Coulon : Merci à vous, au revoir.
Léa Minod : Il est connu pour avoir imaginé un chat enfermé dans une boîte avec un atome radioactif et une fiole de poison. Il est connu aussi pour avoir, en 1925, conçu une équation fondamentale de la mécanique quantique ondulatoire portant son nom et commençant par psi. Mais il est surtout connu pour son livre, qu'on pourrait prendre pour un traité de biologie, voire une réflexion philosophique ou théologique : Qu'est-ce que la vie ? paru alors que le vivant était particulièrement malmené à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Erwin Schrödinger, grand physicien autrichien et prix Nobel en 1933 pour sa fameuse équation, relie dans ce livre la physique à la biologie et donc, à la vie. Un pari ardu que nous propose de relever Mélanie Vennin, médiatrice en physique, du Palais de la découverte. Bonjour Mélanie.
Mélanie Vennin : Bonjour Léa.
Léa Minod : Avant de plonger dans l'extrait que vous avez choisi, pouvez-vous nous rappeler ce qu'est la mécanique quantique ?
Mélanie Vennin : La mécanique quantique, c'est une théorie de la physique qui tente d'expliquer ce qui se passe lorsqu'on regarde le tout petit, lorsqu'on regarde la matière à l'échelle des atomes.
Léa Minod : Peut-on vraiment voir cette matière ?
Mélanie Vennin : On arrive à photographier maintenant, d'une certaine manière, jusqu'à des atomes d'hydrogène mais ça, c'est tout récent, à l'époque où Erwin Schrödinger parlait, non, on ne pouvait pas la voir. On pouvait peut-être commencer à la voir indirectement.
Léa Minod : La mécanique quantique, c'est une œuvre d'imagination en quelque sorte ?
Mélanie Vennin : C'est une théorie, une conceptualisation qui nous permet de tenter d'appréhender ce que l'on « voit », entre gros guillemets, parce que c'est souvent par méthode très indirecte, au niveau de la structure vraiment atomique des choses.
Léa Minod : Pourquoi est-ce que vous avez choisi ce livre Qu'est-ce que la vie ? d'Erwin Schrödinger ?
Mélanie Vennin : Je l'ai choisi parce que, comme vous l'évoquiez un peu dans le chapeau, ce qui m'a particulièrement intéressée, c'est que ce physicien s'intéresse aussi au vivant. Il y a ici un physicien qui tente de regarder le vivant et de chercher à comprendre pourquoi est-ce qu'on est animé, et je trouvais ça assez intéressant.
Léa Minod : Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez lu ce livre ?
Mélanie Vennin : Oui, mais c'était il y a peu, c'était il y a moins d'un an.
Léa Minod : Mais pourquoi êtes-vous tombée dessus ?
Mélanie Vennin : Je suis tombée dessus parce que moi je suis arrivée au Palais de la découverte il y a 18 mois et que, m'intéressant à la physique, ce livre-là d'Erwin Schrödinger est un peu un livre de référence quand on parle d'interdisciplinarité, de discussions entre différentes disciplines. Ce livre-là arrive assez vite.
Léa Minod : De quoi parle l'extrait que vous avez choisi ?
Mélanie Vennin : D'une tentative d'explication d'Erwin Schrödinger, à une époque où on commençait à comprendre le rôle de l'ADN dans le mécanisme héréditaire de la vie. Rosalind Franklin n'avait pas encore fait ces images aux rayons X qui ont permis de définir que la structure de l'ADN était en forme d'hélice, de double hélice même, et la discipline de la biologie quantique, ou biologie moléculaire, n'existait pas encore. Mais on avait compris que, fort probablement, l'ADN était impliqué dans l'hérédité. Et lui, ce qu’il tente là, c'est d'expliquer ces mutations en utilisant les outils de la mécanique quantique.
Léa Minod : On plonge maintenant dans l'infiniment petit et on écoute Schrödinger.
Greg Germain et Audrey Stupovski (lecture) : « Explication par la théorie des quanta.
À la lumière de nos connaissances actuelles, le mécanisme de l’hérédité est intimement apparenté à – ou plutôt basé sur – le principe même de la théorie des quanta. Cette théorie fut proposée par Max Planck en 1900. […]
Théorie des quanta – états discontinus – sauts quantiques.
La grande révélation de la théorie des quanta fut que des caractères de discontinuité furent découverts dans le Livre de la Nature, dans un contexte où toute autre chose que la continuité apparaissait comme absurde d’après les vues admises jusqu’à ce moment.
Le premier cas de ce genre était relatif à l’énergie. Un corps à grande échelle change son énergie d’une manière continue. Un pendule, par exemple, auquel on imprime un mouvement d’oscillation, est graduellement ralenti par la résistance de l’air. Quelque étrange que cela puisse paraître, il s’est avéré nécessaire d’admettre qu’un système à l’échelle atomique se comporte différemment. Pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, il nous faut admettre qu’un système très petit ne peut, de par sa nature même, posséder que certaines quantités discontinues d’énergie, appelées ses niveaux énergétiques particuliers. La transition d’un état à un autre est un évènement plutôt mystérieux, qu’on appelle habituellement un « saut quantique ».
[…]
Pour des systèmes à petite échelle, la plupart de ces caractéristiques ou d’autres similaires changent d’une manière discontinue. Elles sont « quantifiées » exactement comme l’est l’énergie.
Le passage de l’une de ces configurations à une autre est un saut quantique. Si la seconde possède la plus grande énergie (ou « est à un niveau supérieur »), le système doit recevoir du milieu environnant au minimum la différence entre les deux énergies pour que la transition soit possible. Mais il peut passer spontanément à un niveau inférieur en dépensant le surplus d’énergie sous forme de radiations. »
Léa Minod : Dans ce texte que l'on vient d'entendre, Mélanie Vennin, il est fait référence à Max Planck et à sa théorie des quanta. Pouvez-vous nous rappeler ce qu'est la théorie des quanta ?
Mélanie Vennin : Oui, la théorie des quanta, c'est vraiment l'origine de la mécanique quantique. Max Planck, en 1900, émet l'hypothèse que l'énergie est discontinue et qu'elle ne peut être transmise que de manière discontinue par des petits paquets d'énergie et la taille de ces paquets d'énergie va être dépendante de la longueur d'onde ou de la fréquence du rayonnement qu'on envoie.
Léa Minod : Dans le texte également, il dit : « le passage de l'une de ces configurations à une autre est un saut quantique ». À quoi il est fait référence quand il parle de ces configurations ?
Mélanie Vennin : Oui, effectivement, il y a des petites césures dans le texte, mais en fait à chaque niveau énergétique, on va d’ailleurs dire un « état énergétique » plutôt qu’un niveau énergétique, on peut considérer qu'un état va représenter une configuration de l'ensemble des corpuscules du système de l'atome.
Léa Minod : Ce qui signifie ?
Mélanie Vennin : Ce qui signifie que, pour un état d'énergie, les corpuscules ou les atomes du système, l'ensemble des éléments du système, vont être dans une configuration donnée. En partant du principe que quand on passe d'un état à un autre, la configuration change.
Mélanie Vennin : C'est tout.
Léa Minod : C'est aussi simple que cela ! Et quelle est, vous, votre définition du saut quantique ?
Mélanie Vennin : Ma définition du saut quantique ? Alors là, mystère. Même Erwin Schrödinger ne s'aventure pas dans ce livre à aller le définir, parce que ça va être le passage d'un état à un autre, soit par un apport d'énergie, soit par d'autres effets. Mais en tout cas, on constate qu'il y a certains effets, comme « l'effet tunnel », par exemple, qui permettent à la matière de passer d'un état à un autre sans qu'on lui apporte nécessairement de l'énergie par l'extérieur.
Léa Minod : C'est quoi cet effet tunnel ?
Mélanie Vennin : Admettons, imaginons : vous avez deux vallées et une montagne entre les deux vallées. Soit, pour passer d'une vallée à une autre, vous déployez l'énergie nécessaire à monter au sommet de la montagne et redescendre de l'autre côté. La descente est un peu plus facile en général. Cela, c'est une première solution : vous apportez de l'énergie, vous passez au sommet de la montagne et vous redescendez. Deuxième solution : et là, allez savoir pourquoi, vous passez au travers de la montagne par un « tunnel » entre guillemets.
Léa Minod : Et si on met ça à l'échelle des molécules, cela donne quoi ?
Mélanie Vennin : Si on met cela à l'échelle les molécules, alors là je vais commencer à utiliser des jargons. Les deux vallées sont deux puits de potentiel et pour passer de l'un à l'autre de ces puits, soit il faut apporter de l'énergie et puis on peut espérer que la particule redescende dans l'autre vallée, soit, il peut y avoir des effets, comme l'effet tunnel, que je maîtrise vraiment très mal, mais où la particule va passer d'une vallée à l'autre sans apport d'énergie extérieur.
Léa Minod : Et l'effet tunnel permet un saut quantique ?
Mélanie Vennin : Le saut quantique, c'est le passage de la vallée à l'autre.
Léa Minod : Ah d'accord !
Mélanie Vennin : Et la vallée, dans certains cas, peut être à un niveau un peu supérieur, pas forcément au même niveau par rapport à la mer. Une des deux vallées peut être un état énergétique supérieur à l'autre.
Léa Minod : Et par deux fois dans son texte, Erwin Schrödinger précise « pour des raisons que nous ne pouvons pas développer »... À qui s'adresse ce texte ? Parce qu'il est quand même assez difficile à comprendre quand on n'a pas le vocabulaire de physiciens et quand on ne connaît pas tout ce langage-là.
Mélanie Vennin : En fait ce livre est issu d'une série de conférences qu’il a réalisées en 1943, je crois, devant un auditoire de plusieurs centaines de personnes, quatre cents personnes de mémoire, où il était précisé que son intention était de vulgariser certaines notions de la physique pour pouvoir s'adresser à un public scientifique éclairé un minimum, je pense, mais qui soit dans une logique de transversalité. Évidemment, il n'y avait pas forcément que des physiciens dans son auditoire, mais les personnes qui venaient savaient en amont que le sujet était assez costaud.
Léa Minod : On continue dans ce sujet costaud notre plongée sonore au niveau des molécules.
Greg Germain et Audrey Stupovski (lecture) : « Molécules.
Parmi les séries discontinues d’états correspondant à une certaine sélection d’atomes, il n’est pas nécessaire mais il est possible qu’il y ait un niveau inférieur : ceci implique un proche voisinage des noyaux les uns par rapport aux autres. Des atomes dans un tel état constituent une molécule. Ici, le point saillant est que la molécule devra nécessairement posséder une certaine stabilité. La configuration ne peut changer sans qu’au minimum la différence d’énergie requise pour l’« élever » au niveau immédiatement supérieur soit fournie de l’extérieur.
Leur stabilité dépend de la température.
Pour l’élever à l’état ou niveau immédiatement supérieur, il faut suppléer une quantité définie d’énergie. La façon la plus simple d’essayer de faire cet apport, c’est de chauffer notre molécule. […] À toute température (autre que le zéro absolu) il y a une certaine chance, plus ou moins grande, pour que cette élévation se produise, cette chance augmentant bien entendu avec la température du bain de chaleur. La meilleure façon d’exprimer cette chance est d’indiquer le « temps d’attente », c’est-à-dire, le temps moyen qu’il faudra attendre pour que cette élévation se produise.
Premier amendement.
En exposant ces considérations comme une théorie de la stabilité de la molécule, il a été admis tacitement que le saut quantique que nous avons dénommé l’« élévation » mène, sinon à une désintégration complète, tout au moins à une configuration essentiellement différente des mêmes atomes ou, comme l’appellerait le chimiste, à une molécule isomère, c’est-à-dire une molécule composée des mêmes atomes mais arrangés d’une manière différente. Dans l’application à la biologie, ceci correspondra à un allélomorphe différent dans le même « locus », et le saut quantique représentera une mutation. »
Léa Minod : Mélanie Vennin, depuis tout à l'heure on parle de molécules et là aussi, il y est fait référence « des atomes dans un tel état constitue une molécule ». Est-ce qu'on peut revenir à la base, pouvez-vous nous rappeler ce qu’est une molécule ?
Mélanie Vennin : Je ne suis pas chimiste, mais une molécule, on peut considérer que c'est un agencement d'atomes liés entre eux.
Léa Minod : Et quel est cet état dont parle Schrödinger ici dans ce texte, « pour l'élever à l'état au niveau immédiatement supérieur » ?
Mélanie Vennin : Il reparle des états énergétiques de la première partie du texte. Quel est l'état exact ? On ne sait pas. Ce qu'il dit après, c'est qu'une molécule, si elle existe, les atomes sont liés et restent lié entre eux. Cela veut dire que cet état est stable. Reprenons nos vallées. Il y a deux vallées. Si la molécule est dans la première vallée, elle est stable. Si on ne lui apporte pas d'énergie, elle ne va pas aller monter toute seule en haut de la montagne. Si la deuxième vallée est cent mètres plus haut que la vallée dans laquelle est la molécule, et bien cette deuxième vallée va être à un niveau supérieur. Mais on pourrait imaginer que la molécule a d'autres niveaux énergétique possibles. Alors soyez rassurée, si quelqu’un vous dit qu'il a tout compris de la physique quantique, c'est qu'il vous ment [rires]. Mais en tout cas, la base de la mécanique quantique ou de la physique quantique, je fais un amalgame entre les deux, c'est se dire qu'une molécule, comme n'importe quelle particule, a plusieurs niveaux d'énergie possibles et que, si on prend le niveau le plus bas, il reste d'autres niveaux encore à atteindre, et si on lui apporte de l'énergie peut-être qu'elle va changer de niveau. Elle va comme monter un escalier énergétique, elle va passer du palier un au palier deux, par exemple.
Léa Minod : Cette énergie, on lui apporte en la chauffant ?
Mélanie Vennin : Là, dans cette expérience de pensée d'Erwin Schrödinger, oui, c'est en la chauffant, c'est un moyen assez simple d'apporter de l'énergie.
Léa Minod : Mais à quoi cela sert de la faire chauffer cette molécule ?
Mélanie Vennin : Cela va lui apporter de l'énergie d'agitation qui va éventuellement lui apporter de l'énergie suffisante pour pouvoir effectuer le saut quantique qui est le passage du palier 1 au palier 2. Il va falloir lui apporter l'énergie nécessaire : passer d'un palier à un autre. En chauffant, on peut apporter cette énergie.
Léa Minod : Et ce qu’il dit aussi, c'est que le passage de cette énergie correspond, en biologie, à ce qu'on appelle une mutation ?
Mélanie Vennin : Alors à l’origine, Erwin Schrödinger a en tout cas inspiré les biologistes qui ont créé la discipline de la biologie quantique, la biologie moléculaire. Mais en fait son hypothèse sur la manière dont l'ADN est structuré et comment se passe le mécanisme héréditaire est d'une certaine manière, assez juste, en ce sens qu'il considère la molécule d'ADN comme une suite d'atomes qui définissent un code.
Léa Minod : Le code génétique ?
Mélanie Vennin : Ce qu'il supposait être le code génétique, oui. Finalement, la molécule d'ADN est un petit peu plus complexe que ça, c'est une suite de bases aminées. Alors là vraiment, je m'aventure sur un terrain qui n'est pas le mien, mais qui doit en plus être décodé d'une certaine manière pour créer de l'ARN messager. C'est un petit peu plus complexe que ce qu'il expliquait. Mais pour lui, en tout cas là dans ce livre, il va considérer la molécule d'ADN comme un cristal. Un cristal, c'est un agencement d'atomes normalement organisés de manière régulière dans l'espace. Là, il va considérer que c'est un agencement d'atomes de manière irrégulière qui compose un code, un peu comme du morse. C’est-à-dire que, je vais vraiment dire des bêtises, mais disons qu’on va avoir un atome d'oxygène, un atome de carbone, de l'hydrogène donc on va avoir OCH et puis après, si on met un autre carbone, ça va générer un code. Bon, ce n’est pas exactement comme cela que ça se passe, finalement. Mais, en tout cas, lui, il considère ainsi la molécule comme un cristal, qu’il va même appeler cristal apériodique, dans le sens où ce code ne se répète pas indéfiniment dans l'espace. Cela est la base. Ensuite une mutation serait, dans son hypothèse, l'échange entre deux atomes. Par exemple, l'atome de carbone et l'atome d'oxygène vont changer de place, vont s'intervertir.
Léa Minod : Du fait d'un saut quantique ?
Mélanie Vennin : Oui, du fait d'un saut quantique. Parce que, au départ, la molécule, avec son code dans l'ordre initial, est stable. Elle est dans une vallée.
Léa Minod : Mais si on la chauffe ?
Mélanie Vennin : Mais si on la chauffe, il y a statistiquement une chance d'apporter l'énergie suffisante pour passer à un autre état énergétique qui serait celui où deux atomes ont changé de place, se sont intervertis, parce que ce n'est pas le même état, ce n'est pas la même configuration. Si l'oxygène et le carbone se sont intervertis, ce n'est plus le même. Dans l’ensemble, on a les mêmes atomes…
Léa Minod : Mais ce n’est plus la même molécule, c'est cela ?
Mélanie Vennin : C'est une molécule isomère, si je ne me trompe pas. Il emploie ce mot, une molécule isomère, c'est-à-dire qu'elle a les mêmes composants, sauf qu'ils ont changé de place. Donc, elle n'est pas organisée dans l'espace de la même manière.
Léa Minod : Et ce changement correspond à une mutation, comme on appelle cela en biologie ?
Mélanie Vennin : Voilà, alors c'est là qu'il faut prendre avec des pincettes, parce qu'en fait, en biologie, si on regarde la structure de l'ADN, ce n'est pas aussi simple que cela, entre guillemets. L'ADN n'est pas une longue ligne d'atomes qui se suivent les uns les autres, qui s'intervertissent comme ça, deux à deux.
Léa Minod : Peut-on quand même préciser quelles sont les répercussions de ce livre, Qu'est-ce que la vie ?, Mélanie Vennin, pour la recherche scientifique ? Qu'est-ce qu’il a permis d'ouvrir comme portes ce livre ?
Mélanie Vennin : Ce livre, il a ouvert la porte de la biologie quantique. Je vais reprendre le livre.
Léa Minod : Vous avez le livre en édition de poche.
Mélanie Vennin : Oui, j'ai là le livre en édition de poche, et il y a une petite préface d'Antoine Danchin qui précise que les pères de la biologie moléculaire ou biologie quantique, Monsieur Crick et Monsieur Wilkins, se sont inspirés fortement de ce livre. Cette intuition que la physique quantique permettrait d'expliquer des mécanismes biologiques de mutation leur a permis d'aller développer leurs recherches, localiser les gènes et de préciser cela. On a évoqué l'effet tunnel, aujourd'hui, en 2023, et je laisserai mes collègues préciser, mais il y a certaines explications de nos mutations qui peuvent être dues à des effets tunnel, qui est un mécanisme que l'on observe à l'échelle de la mécanique quantique, c'est-à-dire l'échelle des atomes.
Léa Minod : [Conclusion] Qu'est-ce que la vie ? fait donc date dans la littérature scientifique en ouvrant les perspectives d'une compréhension nouvelle de notre monde et des formes de vie. Mais si l'on ne renie pas les talents de l'homme de science qu'il était, Erwin Schrödinger, difficile aujourd'hui de taire son passé d'homme pédophile amoureux de trop jeunes filles dont il consignait les enquêtes dans son journal intime aux accents misogynes, si bien qu'un bâtiment du Trinity College de Dublin, qui portait son nom, a été débaptisé en 2021. Et c'est peut-être là finalement, le paradoxe intime de Schrödinger. Comment peut-on, à ce point-là, chercher à comprendre la vie tout en dénigrant une partie de l'humanité ? Pour plonger encore dans cette série « Sciences lues », rendez-vous sur le site du Palais de la découverte et sur les plateformes de podcast. Merci à Mélanie Vennin, médiatrice en physique du Palais de la découverte, d'être venue à ce micro.
Léa Minod : Imaginez-vous, au tout début du XXᵉ siècle, une soirée pétillante dans un cabaret parisien des Champs-Élysées, l'Alcazar d'été. Là, une femme fait des cabrioles dans les airs, juste sous vos yeux. On l'appelle l’Aérogyne. Un peu plus loin, on joue au cinéma La Femme Volante, un court métrage réalisé par Georges Méliès. Car oui, il fut un temps où le spectacle d'une femme, pas d'un homme hein, d'une femme déviant la gravitation, déplaçait les foules.Et c'est dans cette fascination générale que s'engouffre l'écrivaine Renée Gouraud d'Ablancourt, dite René, sans e, d'Anjou. En imaginant dès 1909 une femme oiseau capable de piloter un équipement ailé pour s'envoler. Véga de Ortega, alias Ladybird ou l’Oiselle, devient ainsi la première super-héroïne française. Et c'est à sa rencontre que nous entraîne aujourd'hui Tanguy Schindler, médiateur en biologie.Bonjour Tanguy.
Tanguy Schindler : Bonjour Léa.
Léa Minod : Alors pourquoi est-ce que vous avez choisi ce texte qui est assez rare et qu'on ne connaît pas du tout ?
Tanguy Schindler : Ah bah déjà j'ai choisi pour ça parce qu'il était rare et peu connu. Il a été réédité par une petite maison d'édition d’Angers. Et je trouve le texte intéressant parce que c'est un des tout premiers textes qu'on a écrit par une femme qui nous parle en fait à la fois de science et de science-fiction. Donc c'était très intéressant pour moi. J'ai découvert par hasard dans mes, dans mes lectures et je me suis dit ça pourrait faire un support intéressant pour ça, pour en parler ensemble aujourd'hui.
Léa Minod : Et comment on tombe par hasard sur l’Oiselle, ce que c'est ? Il n'y a pas de hasard en fait, il faut le trouver ce texte.
Tanguy Schindler : Non, en fait, quand le texte a été réédité…
Léa Minod : Donc en 2020 ou 2022.
Tanguy Schindler : 2022 et quand ce texte a été réédité, ce qui s'est passé, c'est qu'il y a eu un article, y a eu des articles dans la presse qui sont passés pour plein de gens inaperçus et pas pour moi. Et j'ai trouvé ça intéressant parce que c'est à une époque où moi je m'intéressais beaucoup au merveilleux scientifique, donc qui est le courant duquel est issu le texte, et je me suis dit ça pourrait faire quelque chose de bien aujourd'hui à partager ensemble.
Léa Minod : Et c'est quoi le merveilleux scientifique ?
Tanguy Schindler : En gros, c'est ce qui existe en France avant l'avènement du terme science-fiction qui sera fondé un peu plus tard par les courants de littérature américaine. Et donc en France, on a des auteurs comme ça qui vont commencer à écrire des textes qui sont des textes à la fois d'anticipation, de fiction, de science-fiction, vraiment, au sens où on l'entend aujourd'hui et qui vont nous emmener dans des univers un peu dystopiques, utopiques...
Léa Minod : Et alors ? Il a été publié en 1909. Est-ce que vous pouvez me dire ou est ce qu'il a été publié d'abord ou sous quelle forme ?
Tanguy Schindler : Alors, c'était un feuilleton dans la mode du Petit Journal, qui était un supplément féminin. Et du coup, on a ce texte qui va être après repris et recompilé sous forme d'un seul et unique roman.
Léa Minod : Et qui est son autrice ? Est-ce que vous vous êtes un peu renseigné sur Renée d’Ablancourt ?
Tanguy Schindler : Alors c'est une écrivaine, donc, qui a écrit beaucoup de textes. Elle a été assez prolifique, qui a surtout écrit sous son, sous son nom René d'Anjou.
Léa Minod : C'est son nom d'emprunt ?
Tanguy Schindler : C'est son nom d'emprunt, oui. Alors ce qui n'est pas clair, quand moi j'ai parcouru sa bio qui est rarement très épaisse, si elle l'a écrit parce qu'elle n'arrivait pas à publier sous son nom de femme ou si simplement elle avait choisi ça parce qu'assez rapidement, elle a été identifiée. Dans les années 1900, on savait déjà qui elle était puisqu'il y a eu des événements qui sont relatés dans la presse où elle est associée déjà à son auteur.
Léa Minod : Donc on sait que c'est une femme déjà.
Tanguy Schindler : En fait, je pense que, au moment où Véga est publiée, en fait, on sait que c'est une femme. Donc c'est là où c'est, ce n’est pas clair car elle n'a pas de biographe officiel. Voilà, c'est une autrice du début du XXᵉ, angevine, donc on peut dire qu'elle n'a sans doute pas intéressé un grand nombre d'universitaires. Peut-être qu'elle le sera un jour. Mais voilà, elle a écrit pas mal de documents de tourisme, elle a quelques ouvrages de fiction ou plus littéraires que je n'ai pas lus, donc je ne pourrais absolument pas en parler, mais ça peut être intéressant de creuser sa biographie et une bibliographie pour en savoir un peu plus sur elle.
Léa Minod : Et alors ? Est-ce que vous pouvez nous résumer rapidement l'intrigue de Véga la Magicienne ?
Tanguy Schindler : Alors l'intrigue, je ne vais pas vous résumer toute l'intrigue parce que l'objectif c'est aussi que vous lisiez le livre, donc je ne vais pas vous révéler la fin, mais Véga la Magicienne. On tourne autour d'un personnage donc qui est Véga de Ortega. Qui est donc l'Oiselle. Qui est une jeune femme qui a été élevée sur une île mystique qui s'appelle l'Étoile Noire.
Léa Minod : Stella Negra ?
Tanguy Schindler : Stella Negra, c’est le nom de l'île. Donc il ne faut pas la confondre avec l'étoile noire qui sera chère à Lucas plus tard. Mais ce qui est assez amusant, c'est que c’est une petite île et ce sont des gens qui sont des utopistes, qui veulent promouvoir la science par tous les moyens et un monde plus juste. On prônait même parfois la violence pour arriver à leurs fins, ce qui n'est pas du tout le personnage de Véga qui est beaucoup plus positive, beaucoup plus posée.
Léa Minod : Donc Véga, c'est une jeune femme.
Tanguy Schindler : C'est une jeune femme...
Léa Minod : Qui a quel âge ?
Tanguy Schindler : Elle a 18 ans au début de l'aventure...
Léa Minod : Et elle arrive comme ça ? Elle débarque sur cette île mystérieuse...
Tanguy Schindler : Alors elle ne débarque pas sur cette île... C'est aussi un des enjeux de l'ouvrage de connaître son histoire personnelle. Mais elle, elle va être abandonnée et elle va être recueillie sur cette île, élevée par ces utopistes qui sont des sortes de moines et qui vont du coup l'élever d'une certaine manière et qui va lui permettre de développer les capacités qui lui permettront de devenir l'Oiselle.
Léa Minod : Et c'est quoi ses capacités ?
Tanguy Schindler : Alors ça, ça se sait dans l'extrait normalement, mais c'est quelqu'un qui va être affranchi de ses émotions et principalement de la peur.
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on imagine la femme oiseau s'élancer dans le vide.
Laurent Blanpain : Monsieur le président, Messieurs les ministres, Messieurs et mesdames, dit aussitôt l'Italien en un pur Français. Je suis aussi flatté que heureux de vous amener ici, mademoiselle Véga et Ortega, la femme oiseau. L'art qu'elle pratique et que seule au monde elle peut pratiquer est une révélation que la nature hostile se refuse à admettre.La science elle-même n'a pu triompher de toutes les difficultés. Elle a créé jadis la montgolfière, puis le ballon, puis l'aéroplane, bref, toutes les merveilles de nos jours. Mais depuis les temps antiques où, à Rome, un magicien nommé Simon essaya de voltiger, nul être humain n'y put parvenir. La jeune fille que j'ai le très grand honneur d'accompagner et à laquelle je vous présente Messieurs, n'inventa pas son appareil. Elle sait seulement s'en servir. Cette carcasse légère est le résultat de nos passions, des longues études à mes compagnons et à moi. Mais sans la bienveillance et l'adresse de notre charmante compagne, nous n'aurions jamais pu voir triompher notre découverte. La cause de ce succès, Messieurs et Mesdames, réside en ce fait. Il est unique. Mademoiselle Véga ignore le trac. Elle a une assurance et une sûreté absolue. Sa confiance en elle est sans bornes. Ne prenez pas ces mots au sens qu'on leur donne dans le monde, mais au sens juste et naturel. Véga ignore la crainte, la peur, le doute par le fait d'une éducation spéciale, d'un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l'arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales. Cet enfant, elle n'a pas encore 18 ans, a perdu totalement le sentiment de la peur. Voyez par là même quelle force morale lui est acquise, ce qui paralyse, ce qui fait hésiter au bord du succès. Elle ne le conçoit pas. Ce qui intimide, ce qui fait trembler. Elle ne le perçoit jamais. La foi absolue peut transporter des monts, faire marcher sur les flots comme saint Pierre, alors que le doute entrave et annule tout effort. Ladybird n'hésite pas, ne se trouble pas, ne perd aucune de ses facultés. Ses mouvements précis restent parfaits, soumis à son vouloir. Je ne veux pas m'étendre davantage sur un sujet que chacun peut continuer par la réflexion et juger dans son immense étendue. Je vais prier ma jeune compagne de vouloir bien vous montrer une petite expérience.
Léa Minod : Alors voilà l'expérience de l'Oiselle qui va s'apprêter à voler.Où est-ce qu'on est dans cet extrait ?
Tanguy Schindler : Alors on est sous une nef d'un bâtiment que j'imagine être la nef du Grand Palais, et c'est vraiment un endroit suffisamment majestueux. Ça se situe sur une exposition universelle. C’est un ancien lieu où se tenaient les expositions universelles. Et donc, effectivement, on va avoir une grande nef sous laquelle l'Oiselle peut s'élancer.
Léa Minod : Et on en est où dans le roman au moment de l'extrait ?
Tanguy Schindler : C'est le tout début du roman. C'est la deuxième page du premier chapitre. Donc on est vraiment sur la phase d'exposition de l'héroïne. Ce qui me permettait aussi pour moi de ne pas entrer plus dans l'ouvrage et dans ce qui allait se passer. Et ça nous permet aussi de nous poser et de rencontrer vraiment ce personnage dans toute sa splendeur.
Léa Minod : Alors, au début du texte, le présentateur qu'on entend, il s'adresse au président, aux ministres... Pourquoi est-ce qu'il y a des hommes d'État qui sont venus voir cette oiselle ? Qu'est-ce qu'il y a de si important à voir une femme voler ?
Tanguy Schindler : Si on se place dans le contexte, là aujourd'hui, peut-être que pour nous, le vol est quelque chose d'assez banalisé par la présence de l'aviation ou tout autre système qui permet de voler.Mais tout au début du XXᵉ, on ne vole pas. Et donc dans ce contexte…
Léa Minod : Avec des montgolfières…
Tanguy Schindler : Des montgolfières... Et donc le vol individuel, qui reste quand même un fantasme humain assez important, attirait les foules. Même si aujourd'hui quelqu'un était capable de réaliser un vol plané individuel autonome, alors je pense que ça déplacerait les foules et ça attire. Et d'ailleurs c'est l'enjeu de pas mal de fantasmes encore aujourd'hui.
Léa Minod : D'ailleurs, est-ce que vous savez où on en est en termes d'aviation, en 1909 ?
Tanguy Schindler : On est tout au début de l'aviation, c'est-à-dire qu'on commence à voler, on ne va pas très loin. Donc dès 1909, il y a la traversée de la Manche par Louis Blériot, qui va donc être un point de départ de l'aviation. Elle va se construire petit à petit dans la foulée. Avant ça, Adler qui avait essayé avec vol 1, vol 2 de s'envoler, mais à la manière de l'oiseau. Ce qui est intéressant aussi dans le personnage de Véga de l’Ortega, de l'Oiselle, c'est d'avoir un vol qui est similaire à celui de l'oiseau puisqu'elle va avoir des ailes.On imagine aisément une machine qui battrait des ailes, exactement comme le fait un oiseau aujourd'hui et qui lui permettrait de s'envoler, pas juste de planer.
Léa Minod : Parce que, qu'on comprenne bien, en fait, elle n'a pas de super-pouvoir, elle a un super-outillage, si on peut dire ça.
Tanguy Schindler : C’est ça. Si on la rapproche, si on fait une comparaison très pop culture actuelle en termes de personnages super-héros, elle est plus proche d'un personnage que serait Batman qui lui va planer avec sa cape que d'un personnage comme Superman qui vole grâce à un pouvoir qu’il détient, par ses origines extraterrestres.
Léa Minod : Et donc elle doit son pouvoir de voler grâce à des super-ingénieurs.
Tanguy Schindler : En fait c'est ça, c'est que les moines de la Stella Negra ont construit un appareil qui lui permet de voler, mais ce qui leur manque en fait, c'est le pilote.
Léa Minod : Pourquoi il leur manque un pilote ?
Tanguy Schindler : C'est ce qui est dit dans le texte en substance, c'est que, a priori, l'altitude, le vol fait peur. Et en tout cas, quelqu'un qui aurait peur n'a pas les capacités mentales pour réussir le vol. Or Véga, elle, a été complètement élevée et conditionnée pour ne plus ressentir la peur.
Léa Minod : Donc c'est ça son super-pouvoir.
Tanguy Schindler : Donc son super-pouvoir, c'est de ne pas ressentir la peur et donc de n'avoir aucun contrôle sur ses émotions.
Léa Minod : Et alors, pourquoi est-ce qu'on a ce rapport-là, au début du XXᵉ siècle, à vouloir absolument contrôler les émotions pour faire un peu de l'Homme une machine quelque part ?
Tanguy Schindler : Alors ce n'est pas vraiment de faire de l'Homme une machine. Alors si on situe vraiment sur le début du XXᵉ siècle, là on va parler deux secondes du cerveau. Donc le cerveau, on commence à s'y intéresser. On s'y intéresse depuis très longtemps, historiquement, mais on commence à voir des choses qui nous permettent de savoir comment c'est fait.Tout au début, il y a Golgi et Ramón y Cajal qui vont identifier les premières cellules cérébrales. C'est environ 1901, 1902. Ils auront un prix Nobel par la suite.
Léa Minod : Vous parlez des neurones. C'est ça ?
Tanguy Schindler : Exactement. Ils vont identifier les cellules cérébrales que sont les neurones. Donc ce sont les premiers à les montrer sous microscope. Et donc on va vraiment avoir le début du substrat biologique qui compose le cerveau.Si on se place un tout petit peu plus tard, en 1912, on a un monsieur qui s'appelle Hans Berger qui va lui commencer à mettre en place des choses qu'on appelle les électroencéphalogrammes qui permettent d'enregistrer l'activité électrique du cerveau. Donc finalement, aujourd'hui, le roman se situe tout au début des investigations et des outils qui commencent à s'intéresser à l’objet cérébral.
Léa Minod : Donc il est très contemporain parce qu'il se situe entre les débuts de l'aviation et entre les débuts exactement du cerveau.
Tanguy Schindler : Exactement. Donc ça dit deux choses : c'est la découverte de notre capacité à voler et d'un autre côté, naît des interrogations qu'on a sur le fonctionnement du cerveau.
Léa Minod : Parce que là est-ce qu'il est question de plasticité du cerveau quand elle dit, l'auteure, dit un entraînement particulier qui modifia en quelque sorte l'arrangement et le développement de certaines cellules cérébrales.C'est une intuition qu'a l'auteure ou c'est déjà quelque chose de montrer cette plasticité ?
Tanguy Schindler : Alors elle n'est pas montrée biologiquement parlant. Ce qui est intéressant, c'est que je pense que ça veut dire que l'auteure a dû lire ou doit s'intéresser à des choses, peut-être des revues de vulgarisation, etc. Parce que c'est une notion qui est assez présente déjà sur la capacité du cerveau de s'organiser. Typiquement, l'apprentissage est quelque chose qui commence à être vu comme étant une réorganisation du cerveau. Donc je pense qu'on n'est pas face à une auteure qui est… qui va au hasard. Pour moi, il y a quelque chose, il y a une culture derrière.
Léa Minod : Oui, parce qu'on n'utilise pas cellules cérébrales à tout va, j'imagine, au début du XXᵉ siècle ?
Tanguy Schindler : Bah en tout cas, on va, on peut l'utiliser. Je pense qu'on l'utilise beaucoup dans des, dans des cercles, on va dire cultivés. Le grand public n'utilise pas. Alors il faudrait aussi se situer à l'époque sur les revues et les ouvrages de vulgarisation qui sont présents. Mais Jules Verne aussi est passé par là un peu avant et donc a vulgarisé beaucoup de choses.C'est pareil, Jules Verne n'est pas très loin en termes d'ouvrages. On est vraiment sur les débuts, donc je pense qu'on a une auteure pour moi qui est cultivée, une auteure qui s'intéresse... Alors on pourrait même imaginer qu'elle fait des dîners mondains où on parle aussi d'hypnose, de psychanalyse, parce que c'est aussi ça le début du XXᵉ, c'est la période, on parle, on a de l'hypnose, on a la psychanalyse...
Léa Minod : Même du spiritisme...
Tanguy Schindler : Alors c'est intéressant, c'est dans l'ouvrage. Et comme dans la société à l'époque, c'est-à-dire que le spiritisme et la science qu'on appelle aujourd'hui dure se mélangent. D'ailleurs Hans Berger que j'évoquais, qui a fait des premiers électroencéphalogrammes, en gros, on cite souvent parce qu'il va enregistrer en fait une petite variation d'électroencéphalogramme, une petite sous-activité électrique dedans, qui lui va considérer comme étant des ondes télépathiques.Et ce qu'on lui reprochera, ce n'est pas d'avoir imaginé qu'il y a des ondes télépathiques parce que clairement, c'est quelque chose qui est dans l'air du temps. Il sera aussi présent dans l'ouvrage. Et L’Oiselle possède aussi un pouvoir télépathique qui lui permet de, de communiquer à distance avec son mentor ou avec d'autres personnages du roman. Et donc la télépathie est quelque chose qui serait une capacité cérébrale et qui est du domaine de la recherche. Aujourd'hui, clairement, si on posait la question à un chercheur en neurosciences, il vous dirait c'est de l'ésotérisme, ce n'est pas un fondement de science.
Léa Minod : Et à l'époque, oui.
Tanguy Schindler : Et à l'époque, oui, c'est un enjeu. On pense qu'on est capable de communiquer à distance, de communiquer aussi avec les morts, qu'il en reste une partie matérielle. Alors ce qui est intéressant parce que la science, c'est un objet qui est matériel, si on s'intéresse aux choses qui sont, qui sont dures, qui sont expérimentales.Et là, quand on parle des morts ou du spiritisme à l'époque, on considère qu'il reste quelque chose de matériel. On est, on ne parle pas forcément d'âme, mais on parle de quelque chose, une trace matérielle, une trace électromagnétique. C'est d'ailleurs pour ça que dans beaucoup, beaucoup, beaucoup d'ouvrages, on voit aussi par exemple dans les Ghostbusters, les fantômes laissent toujours derrière eux une trace électromagnétique parce que je pense que c'est complètement issu de ça, où il devait rester une trace dans le monde réel.
Léa Minod : L’Oiselle, elle peut s'élancer, elle peut voler grâce à son appareillage, mais aussi grâce à son absence de peur. Est-ce qu'aujourd'hui, l'absence de peur nous permettrait, avec le regard qu'on a sur la science, sur le cerveau, nous permettrait de faire des choses extraordinaires aussi ?
Tanguy Schindler : Alors ce que l’on sait aujourd'hui, c'est-à-dire que les données que donnent des neurosciences actuelles vont montrer que cette façon de concevoir le cerveau et les émotions, c'est quelque chose de dépassé. Si on situe, on a d'abord Descartes qui, lui, va considérer que la pensée formelle est quelque chose qui doit être complètement en dehors du cadre émotif.
Léa Minod : Donc qui est pour un rationalisme.
Tanguy Schindler : C'est une pensée brute, sans émotion. Et finalement, les émotions sont des pollutions qui vont vous empêcher de réfléchir, de trouver la logique, vont troubler le raisonnement.Et donc c'est ce qu'on retrouve dans le roman, c'est-à-dire que la présence d'une émotion va l'empêcher d'aller à l'essentiel qui va être de voler et d'accomplir ce qui doit être. Aujourd'hui, des données commencent à être solides dans les années fin 90 début 2000, où vraiment les émotions sont considérées comme quelque chose qui vont être extrêmement importantes.
Léa Minod : C'est-à-dire qu'il faut avoir peur pour pouvoir voler.
Tanguy Schindler : Il faudrait avoir peur pour pouvoir voler. Parce que, en fait, il y a un auteur qui s'est vraiment intéressé à ça. Son livre le plus célèbre, c'est L'Erreur de Descartes, c'est Antoine Damasio. Je vous invite à lire son livre. Antonio Damasio, si on est précis, puisqu'il est d'origine italienne et c'est un auteur américain. Il va vraiment dans cet ouvrage-là, il va vraiment décortiquer l'ensemble des arguments qui permettent de dire que les émotions sont des choses qui sont extrêmement importantes dans notre, dans notre pensée.Et donc ce qu'on pourrait prendre si on prend de manière caricaturale, si on prend l’Oiselle, l’Oiselle, elle vole parce qu'elle n'a pas peur. Mais en vrai, si elle n'avait pas peur, elle se comporterait sans doute comme Icare, c'est-à-dire qu'elle irait très haut. Elle n'aurait aucune limite, aucun contrôle et donc brûlerait les ailes. Alors est-ce qu'elle se brûlerait les ailes comme Icare ?Mais c'est aussi la symbolique d'Icare. C'est-à-dire qu'il faut se contrôler et contrôler les contrôles, les choses et pas les vouloir aller trop loin. Eh bien la peur, c'est, ça va être, ça va nous servir. Ça c'est des garde-fous, c'est un garde-fou. Donc si on n'avait pas la peur qui venait en fait interférer avec notre système de pensée, on passerait notre temps à prendre des risques, qui seraient des risques infondés.
Léa Minod : Donc ça permet de maintenir la conscience ?
Tanguy Schindler : Alors est-ce que ça permet de maintenir la conscience ? Ça c'est une vaste question à laquelle je ne répondrais pas, mais en tout cas, ça permet de maintenir une certaine limite. Et là c'est pour une émotion, mais toutes les émotions vont jouer et vont être importantes.Donc avoir la présence des émotions, ce n'est pas quelque chose qui va freiner notre pensée, qui va freiner notre capacité à être logique, à raisonner.
Léa Minod : Et ça a été prouvé scientifiquement ou c'est une hypothèse ?
Tanguy Schindler : Non, il y a des données, il y a un certain nombre d'expériences qui vont permettre de conclure et de, de dire que les émotions sont importantes.
Léa Minod : Et alors vous, en tant que biologiste spécialiste du cerveau, qu'est-ce qui vous a particulièrement intéressé là-dedans ?
Tanguy Schindler : C'est ça, c'est, c'est de voir que, en fait, ce passage-là, c'est un témoignage pour moi de comment on considère le cerveau et la pensée à l'époque. C'est-à-dire que ce n'est pas important que ça ne soit pas juste au regard des neurosciences actuelles.Ce qui est important, c'est ce que ça nous dit, historiquement sur la façon dont ça s'est construit. Parce que forcément, il faut bien partir de quelque part. Et donc il a bien fallu se poser une question. C'est-à-dire est-ce que la logique s'oppose aux émotions ? Aujourd'hui, logique et émotions vont de pair, mais c'est quelque chose auquel il a fallu aboutir.Voilà, c'est vraiment pour moi un témoignage un peu historique, une sorte d'état des lieux très sommaire où elle esquisse en fait la façon dont on conçoit le cerveau à l'époque.
Léa Minod : Qu'est-ce que ça change que l'Oiselle soit une femme et pas un homme ?
Tanguy Schindler : Je pense que ça ne change rien dans l'absolu si ce n'est de se dire que on est au début du XXᵉ siècle, on a une femme qui est héroïne d’un roman d'aventures, ce qui est quelque chose qui va être très peu le cas jusqu'à aujourd'hui.Même aujourd'hui, je pense que les films de super-héros avec des femmes font moins recette qu'avec des hommes. Donc ça, cette valeur-là d'avoir quelque chose qui est, sans porter de nom, de revendications féministes, mais qu'il y a un ouvrage qui est ouvertement féministe.
Léa Minod : Est-ce que ce n'est pas aussi parce qu'à l'époque il y a tous les travaux sur l'hystérie et qu'on montre que l'hystérie est une émotion féminine, qu'elle s'emporte beaucoup plus facilement, etc. ?Ça a été invalidé, mais est-ce que ce n'est pas aussi pour montrer qu'une femme est capable de maîtriser ses émotions et donc son hystérie ?
Tanguy Schindler : C'est en ça que moi j'aimerais discuter avec l'auteure, mais ce n'est plus possible aujourd'hui. Est-ce qu'elle, elle veut dénoncer cette idée reçue à l'époque ou simplement elle a envie d'avoir une femme comme héroïne ?En tout cas, ce qui est, ce qui est sûr, c'est que ce texte est un texte qui est ouvertement un texte féministe, même si on est loin des revendications de Margaret Atwood sur le positionnement des femmes, on a une autrice qui prend une femme, qui en fait une héroïne qui va être plus forte que les hommes, qui va même puisqu'un peu plus tard elle va sauver un homme. C'est une femme qui porte des choses sur ses épaules, et ça, c'est quelque chose qu'on aimerait voir beaucoup plus souvent à travers la littérature. Est-ce que c'est une revendication ? Est-ce qu'on peut se dire aussi peut-être que les femmes étaient paradoxalement plus libres au début du XXᵉ, même si elles n'avaient pas le droit de vote, mais peut-être qu'elles avaient une plus grande liberté d'expression, peut-être qu'on leur donnait plus de choses. On n'est pas loin des années folles donc peut-être qu'il y a déjà une forme d'émancipation qui s'est perdue à un moment donné dans notre société. On peut s’interroger sur ça aussi.
Léa Minod : Merci Tanguy Schindler.
Tanguy Schindler : Merci Léa.
Léa Minod : Suspectée de donner aux femmes le goût de l'aventure, Véga, la magicienne est tombée dans l'oubli pendant plus d'un siècle et il faudra attendre le confinement de 2020 et sans doute l'envie de se voir pousser des ailes pour qu'une femme angevine, Françoise Nicolas de la Vigne, professeure de français et passionnée de généalogie, en redécouvre l'auteure. Et ce grâce à un défi lancé sur Internet pour rendre visibles les femmes de lettres #JeLaLis. Françoise Nicolas de la Vigne a pour cela retrouvé et recopié, épisode après épisode, les aventures de l’Oiselle que l'on peut désormais lire en ligne sur Wikisource et même sur papier grâce à une maison d'édition angevine, Banquises et Comètes.Il semble même que la Ladybird ait rejoint pour de bon la bande des super-héros, des comics comme on dit, puisqu'une B.D. est parue outre-Atlantique en 2023.
Léa Minod : Elle a été première en beaucoup de choses. Première au certificat de fin d'études secondaires en Pologne, première à l'agrégation de physique en France. Première femme docteur ès sciences physiques à la Sorbonne. Première lauréate de la médaille Davy. Première prix Nobel. Première femme à entrer à l'Académie de médecine et première femme radiologue sur le front de la Première Guerre mondiale à l'aide de son bataillon d'ambulance qu'elle a conçu pour l'occasion et qui seront baptisées du nom de son mari les Petites Curies.
Son prénom ? Marie. Son nom de naissance ? Je vous laisse le prononcer, Élise Schubert, médiatrice en physique.
Élise Schubert : Sklodowska.
Léa Minod : Plus connu sous le nom de Marie Curie. C'est son histoire que vous nous invitez à reparcourir aujourd'hui. Bonjour Élise Schubert.
Élise Schubert : Bonjour.
Léa Minod : Alors, est-ce que vous pouvez nous rappeler pourquoi Marie Curie est célèbre aujourd'hui ?
Élise Schubert : Alors dans l'imaginaire des gens, elle est célèbre parce que c'est la première femme à avoir obtenu le prix Nobel, le prix Nobel tout court d'ailleurs.Mais dans son cas, le prix Nobel en physique et elle a, elle a été très connue du grand public justement à cause des Petites Curie, les petites unités mobiles de radiologie qui allaient sur le front pendant la Première Guerre mondiale. Alors ces petites unités de radiologie, elles sont au nom d'elle et de son mari.Ce n'est pas plus l'un que l'autre et ce n'est pas elle qui les a inventés, mais ils ont pris leur nom parce qu'elle a vraiment donné beaucoup, beaucoup, beaucoup de son âme et de son énergie pour faire fonctionner ces unités mobiles et essayer de sauver un maximum de personnes durant la guerre.
Léa Minod : Et qu'est-ce qu'elle a découvert Marie Curie ?
Élise Schubert : Marie Curie elle a découvert le radium. Et son travail, en tant que chercheuse, c'est pas du tout autour de la radiologie en tant que telle. Elle, elle était bien avant ça. Elle est dans les premières personnes à avoir parlé de radioactivité. C'est elle qui a inventé ce mot d'ailleurs, et son travail de thèse de doctorat, une des grandes choses qu'elle a réussi à faire durant sa thèse, c'est de purifier d'autres éléments radioactifs que l'uranium.
Léa Minod : L'uranium. C'était déjà connu. C'est ça ?
Élise Schubert : Voilà. L'uranium était déjà connu parce qu'on en trouve dans la nature relativement facilement. Donc il y avait déjà un certain Henri Becquerel qui avait découvert que cet uranium émettait quelque chose qu'il a appelé des rayons uraniques.Et toute la question c'était y a t-il d'autres éléments, d'autres matériaux, qui émettent aussi ces rayons ? Et donc, durant sa thèse, Marie Curie, elle a purifié du radium pour réussir à obtenir du radium pur. Et ils ont aussi découvert du polonium avec son mari.
Léa Minod : Le nom de polonium vient d'où ?
Élise Schubert : Le nom polonium, il a été donné en l'honneur de Marie qui est polonaise avant d'être française. Donc elle a la nationalité française aussi, mais au départ elle est polonaise et donc en l'honneur de son pays d'origine, ils ont appelé cet élément du polonium.
Léa Minod : Alors qu'est-ce qui différencie le radium du polonium, par exemple ?
Élise Schubert : Sa radioactivité. Le radium, c'est un élément extrêmement radioactif, beaucoup plus que le polonium encore.
Léa Minod : Et alors ? Quelles ont été les applications de ses découvertes ? Et quelles sont toujours les applications aujourd'hui ?
Élise Schubert : Les applications des découvertes de Marie Curie, comme souvent en science, elles ne sont pas directes, même si elles, ils ont pu très vite appliquer ses découvertes en médecine parce qu'ils se sont très vite rendu compte que les éléments radioactifs, si on les mettait sur de la peau par exemple, ils pouvaient brûler la peau de la personne.Alors d'ailleurs, Pierre Curie a fait des expériences directement sur sa peau. Il s'est enduit la peau d'éléments radioactifs pour voir ce qui se passait et il s'est rendu compte qu'il se faisait littéralement brûler les bras avec ces éléments. Et ils se sont rendu compte que si ça pouvait brûler n'importe quel tissu, ça pouvait notamment brûler les tumeurs cancéreuses.Et donc ça a très vite été utilisé pour soigner les cancers.
Léa Minod : Alors vous avez choisi un livre qui s'appelle Marie Curie. Elle a découvert l'énergie nucléaire, qui est un livre à destination des adolescents, paru à l'École des loisirs. Comment est-ce que vous êtes tombée sur ce livre ?
Élise Schubert : Bien, je suis tombée dessus à l'adolescence. En fait, c'est un bouquin qui m'a suivi depuis l'adolescence parce que quand je lisais, comme je lisais beaucoup, quand j'allais à la bibliothèque, je lisais tous les bouquins d'un auteur que j'appréciais. Et là, j'avais déjà lu d'autres livres de Xavier-Laurent Petit et comme ce livre, dans ma bibliothèque, était rangé dans les romans et pas dans les biographies avec les documentaires, et bien je me suis retrouvée à le lire comme les autres et c'est une des raisons pour lesquelles je suis partie à faire de la physique après, durant mes études.
Léa Minod : Avant, vous ne vous intéressiez pas aux sciences ?
Élise Schubert : Bah moi j'ai fait. J'ai fait du latin et du grec en fait, avant de faire de la physique à l'université. Donc j'ai un bac totalement littéraire, donc clairement c'est ce genre de biographies que j'ai pu lire durant mon adolescence qui m'ont poussée à aller voir autre chose. Oui.
Léa Minod : Et qu'est ce qui vous a fasciné dans cette vie ?
Élise Schubert : C'est assez incroyable tout ce qu'elle a pu faire. Elle part de sa curiosité sur comment ça marche le monde, puis en fait, elle fait les choses et puis, et puis elle arrive à découvrir des trucs assez incroyables, juste parce qu'elle est curieuse et qu'elle se demande ce qui se passe autour d'elle, et puis pourquoi ça se passe comme ça, etc.Et, et moi je trouve ça assez inspirant en fait, l'idée que. Ben en fait, si on est juste simplement curieux du monde autour de soi, en fait, on peut, on peut en découvrir vraiment beaucoup et on peut aller très loin dans la compréhension du monde qui nous entoure.
Léa Minod : Est-ce que ça vous a donné envie d'être curieuse aussi ?
Élise Schubert : Oui ben oui, ça fait partie de ce qui fait que justement, je me suis mise à m'intéresser à des choses qui ne m'avaient pas du tout posé des questions jusque-là.
Léa Minod : Alors dans le sous-titre, Marie-Claire rit donc le sous-titre, c'est Elle a découvert l'énergie nucléaire. Il y a déjà une imprécision, c'est ça ?
Élise Schubert : Oui, tout à fait.Elle n'a pas du tout découvert l'énergie nucléaire. À cette époque-là, on ne savait même pas d'où venaient les rayons qui émanaient de la matière. On savait qu’il y avait quelque chose qui, à cette époque-là, s'appelait même des rayons uraniques. C'est elle qui a inventé le mot radioactivité quand elle s'est rendu compte que ce n'était pas que l'uranium qui émettait ses rayons, mais aussi d'autres matériaux.Mais elle n'a pas du tout découvert l'énergie nucléaire. En fait, c'est difficile de dire que quelqu'un en particulier aurait découvert cette énergie. Et si quelqu'un l'a découvert, il faut attendre le moment où il construit une bombe atomique pour commencer à parler d'énergie nucléaire, véritablement. Et là, ça, c'est dans les années 1937. Sauf erreur.
Léa Minod : Oppenheimer ?
Élise Schubert : Alors, c'est même après ça encore, c'est Enrico Fermi et un autre monsieur dont je ne me rappelle plus du nom, qui ont vraiment réussi à gérer cette énergie pour créer une bombe parce que tout le problème, c'est de réussir à faire en sorte que la bombe ne vous explose pas dans les mains et donc pouvoir parler d'énergie nucléaire. Ben c'est beaucoup trop tôt et en tout cas, elle a pas du tout travaillé là-dessus.
Léa Minod : Alors où est-ce qu'on en est dans le livre et dans sa vie au moment de l'extrait que vous avez choisi ?
Élise Schubert : Alors l'extrait se passe au moment où elle a fini de purifier son radium. Elle a réussi à obtenir du radium pur pour la première fois comme elle le faisait alors c'est du gros œuvre. Vous prenez des tonnes de cailloux, vous les concassez en petits bouts, en poussière. Et ensuite ? Et elle devait dissoudre ces poudres de cailloux jusqu'à réussir à obtenir le radium pur.Donc c'est principalement de la chimie, en fait, plus que de la physique. Et donc elle a, elle a réussi à isoler son radium et au début de l'extrait, elle défend sa thèse de doctorat sur les recherches sur les éléments radioactifs.
Léa Minod : Alors on plonge dans la vie de celle qui en a eu mille.
Pauline Ziadé : 25 juin 1903À la Sorbonne, la « salle des étudiants » est pleine à craquer. Au point qu’il faut rajouter des chaises ! Pour la première fois, une femme va devenir docteur ès science. Cette femme, c’est Marie. Ou plutôt Marie Slodowska-Curie, comme elle signe sa thèse.Il y a là des scientifiques, des étudiantes de l’École normale, des amis, sa sœur Bronia et quelques curieux venus assister à « l’événement ».Marie s’avance, un peu raide. Pour l’occasion, elle s’est même acheté une robe neuve, ce qui est déjà une petite révolution. La voix tendue, elle expose ses « Recherches sur les substances radioactives », explique ses travaux, parle de ses résultats et répond aux questions des trois examinateurs. Il n’y a aucun doute : dans le domaine de la radioactivité, Marie en sait largement plus qu’eux ! Après une courte délibération, le président du jury se lève.
Laurent Blanpain : Madame, l’Université de Paris vous accorde le titre de docteur ès sciences physiques, avec la mention « très honorable ».
Pauline Ziadé : Marie est parvenue au but qu’elle s’était fixé.Le soir même, les Curie invitent chez eux quelques amis. La petite Irène en profite pour se glisser sur les genoux de sa mère. Elle a cinq ans et, depuis qu’elle est née, Marie a accordé plus de temps au radium qu’à sa fille. Heureusement, le père de Pierre, le vieux docteur Curie, veille au grain. Depuis la mort de sa femme, quelques jours à peine après la naissance d’Irène, il consacre tout son temps à sa petite-fille.Un dernier invité arrive, un peu essoufflé et plutôt en retard. Il n’a pas pu assister à la cérémonie, mais il vient de si loin qu’on lui pardonne. C’est Ernest Rutherford qui déboule de son lointain Canada. « Un garçon du tonnerre ! » assurent ses amis. Et aussitôt la discussion s’engage sur la radioactivité…La nuit tombe, il fait très doux.Et si nous allions dans le jardin, propose Marie.Pierre n’attendait que cela. Il sort de sa poche un petit tube empli d’une solution de radium qui, au cœur de l’obscurité, lui doucement de son éclat bleuté. Chacun regarde en silence.
Alexandre Héraud : C’est la lumière du futur, murmure Pierre au bout d’un moment.
Léa Minod : Dans ce premier extrait, on entend qu'il y a l'idée répandue que c'est la première femme docteur ès sciences. Est-ce que c'est vraiment le cas ?
Élise Schubert : Alors, ce n'est pas la première femme docteur ès sciences en France. Il y a déjà beaucoup d'autres femmes qui ont eu un doctorat en science avant, notamment énormément de femmes médecins.Mais c'est la première docteur ès sciences physiques en France, ça oui. C'est la première à avoir un doctorat en physique à la Sorbonne.
Léa Minod : L'auteur écrit aussi qu'elle insiste pour signer sa thèse avec son nom de naissance apposé à son nom de mariage. Pourquoi est-ce que c'était important pour elle de conserver son nom de jeune fille ?
Élise Schubert : Alors ça, je ne peux pas répondre précisément parce que je n'ai pas la réponse véritable. Pourquoi elle l'a fait ? Mais elle, elle est polonaise avant d'être française. C'est important pour elle cette double nationalité et elle travaille tout le temps main dans la main avec Pierre Curie, son mari. Ils travaillent vraiment en collaboration tous les deux. Mais là, c'est son travail de doctorat, c'est sa thèse de doctorat à elle et je pense que ça fait partie de pourquoi c'est important pour elle d'être, d'être avec son nom à elle complet. Mais je ne peux pas m'avancer trop loin là-dessus. C'est plus une interprétation qu'une vérité scientifique.
Léa Minod : Parce que quelle relation elle entretient avec son mari dans le travail ? Est-ce que c'est une relation vraiment de collaboration ? Est-ce qu'il y a de la compétition entre eux ?
Élise Schubert : Non, ils ne sont pas du tout dans un système de compétition. Ils sont vraiment deux collaborateurs. Alors, Pierre, il est un peu plus âgé qu'elle. C'est lui qui a inventé les instruments de mesure qui vont utiliser notamment qu'elle va utiliser durant sa thèse. Mais en fait, ils travaillent vraiment main dans la main. Quand on regarde les notes de laboratoire qu'ils ont, qu'ils ont laissées derrière eux, les deux écritures se mêlent tout le temps, ils travaillent vraiment ensemble et tout le laboratoire vraiment fonctionne avec les deux en même temps. Donc ils ont vraiment une place autant importante l'un que l'autre et c'est quelque chose qui ressort régulièrement, qui est souvent mis un peu sous le tapis parce que Marie Curie, en tant que première femme, prix Nobel française, tout ça, elle est souvent mise en héroïne de la science. Et il y a souvent tendance dans les biographies à ce que Pierre Curie soit un peu effacé pour laisser la place à la grande Marie Curie. On ne peut vraiment pas le faire en fait, parce qu'ils ont vraiment collaboré d'égal à égal.
Léa Minod : Oui, sauf que lui et meurt accidentellement, tragiquement peu de temps après.
Élise Schubert : En fait, ils ont quand même eu le temps d'avoir un prix Nobel ensemble. Ils ont quand même eu le temps de faire quand même bien des choses intéressantes. Pierre Curie a bien participé aussi. Après, c'est sûr que sur la suite de ses recherches, Marie Curie travaille sans son mari. Donc elle a, elle a d'autres personnes avec qui elle va collaborer. Et là c'est sûr que le deuxième prix Nobel qui est là, il est en son nom propre. Mais c'est important quand même de redonner une place à Pierre parce qu’il la mérite aussi.
Léa Minod : Donc Pierre meurt, je précise, écrasé par une calèche à Paris. Alors on entend ici le style de l'auteur qui est assez direct, assez franc. Il ne sait pas sur les sentiments. Est-ce que cette manière d'écrire ressemble ou pourrait ressembler au caractère de Marie Curie ?
Élise Schubert : Alors Marie Curie, on a peu d'informations sur comment elle se comportait ou autre, parce que dans tous les écrits qu'on a, ce sont des écrits, des discours publics, des notes de laboratoire, pas des endroits où on va mettre de l'émotion ou quoi que ce soit. Mais par contre, c'était quelqu'un qui était très tendre et aimé. En fait, autour d'elle, les lettres qu'elle écrit à ses filles sont vraiment... Enfin, ce n'est pas un robot, c’est une femme qui est normale quoi. Absolument normale sur la façon de vivre, etc.
Léa Minod : Pourtant, il paraît qu'elle notait dans son journal intime les progrès très factuels de sa fille qui se met à marcher, qui perd une dent, etc. Sans s'étaler sur ses sentiments.
Élise Schubert : Oui, mais ça, c'était dans un sens un cahier de laboratoire comme un autre. C'était une femme assez discrète, mais on ne peut pas dire grand-chose en fait sur la façon dont elle se comportait. Sauf que clairement, elle était vraiment appréciée des gens de son laboratoire. Elle était vraiment appréciée dans sa famille, elle avait un grand et elle avait un grand cercle social.En fait, ce n'est pas une antisociale quoi.
Léa Minod : Et on entend aussi qu'elle accorde plus de, plus de temps au radium qu'à sa fille. Elle fait défaut à sa fille, elle manque à sa fille sa première fille donc Irène.
Élise Schubert : Eh oui, ben alors ça oui, elle et son mari ont passé un temps incroyable à travailler effectivement, et peut-être moins de temps à certaines périodes de leur vie à s'occuper de leurs enfants. Ce qui ne veut pas dire qu'ils aient eu de mauvaises relations, au contraire. D'ailleurs, Irène va prendre la suite de Marie, elles, elles vont travailler, elles vont collaborer ensemble dans leur laboratoire.
Léa Minod : Elle a aussi reçu un prix Nobel en 1935 la fille, Irène.
Élise Schubert : Tout à fait, tout à fait avec, sauf erreur, avec son mari Frédéric Joliot, Irène Joliot-Curie et Frédéric Joliot vont recevoir un prix Nobel aussi.Donc elle va prendre le flambeau de ses parents.
Léa Minod : Alors on entend et vous en avez parlé, Ernest Joseph Ford Rutherford, comme on peut le prononcer, qui déboule de son lointain Canada. Qu'est-ce que c'est comme symbolique qu'a un personnage aussi éminent, un chercheur aussi savant vienne voir Marie Curie au moment au moment de sa thèse ?
Élise Schubert : En fait, Rutherford, c'est la grosse tête de la radioactivité à cette période-là.Il est extrêmement connu, il vient du Canada. Pour l'écouter à l'arrivée, trop tard pour l'écouter. Il arrive trop tard, malheureusement. Mais le fait qu'il vienne enfin, ça montre combien les travaux de Marie Curie sont importants et combien ce qu'elle est, ce qu'elle a fait dans sa thèse de doctorat est important. Lui, trois ans plus tard, il va avoir le prix Nobel pour justement avoir compris, qu'est-ce qui se passe quand on a le prix Nobel de chimie, pour expliquer comment il y a les désintégrations radioactives se passe au niveau chimique. Donc c'est vraiment une grosse tête de l'époque.
Léa Minod : Si on se penche un peu plus sur la thèse qu'elle expose, son titre est indiqué, c’est « Recherches sur les substances radioactives ». Quelles sont les principales découvertes de cette thèse-là en particulier ?
Élise Schubert : Alors, elle va principalement s'attacher, dans sa thèse, à décrire, à purifier plusieurs éléments, dont notamment principalement le radium, à décrire ce radium, décrire ses propriétés physiques et ses propriétés radioactives. Donc ça va être ça le gros point de sa thèse.
Léa Minod : À la fin de l'extrait, Pierre tient à un morceau de radium dans sa main qui écrit, qui luit doucement de son éclat bleu bleuté dans l'obscurité.Il y a quelque chose quand même de vertigineux de tenir une matière aussi radioactive, sans peur, sans précaution. Où est-ce qu'on en est à l'époque de...
Élise Schubert : Ben, justement, justement, tout le point, c'est qu'à cette époque-là, on ne sait pas que c'est dangereux. En fait, à l'époque, on en est au stade où on voit que ça a des propriétés étonnantes. Ils commencent à se rendre compte que ça peut avoir des effets sur le corps. Ils se rendent compte, ils sont très fatigués. C'est une période où ils sont extrêmement fatigués. Ils tombent tout le temps malades, Pierre et Marie. À cette époque, Pierre va se mettre à faire des expériences bizarres où il va s'enduire de substances radioactives pour voir quel est l'effet sur sa peau. Il va se rendre compte que ça le brûle littéralement et il se fait brûler par les substances radioactives. Donc il commence à voir qu’il y a quelque chose de pas tout à fait anodin sur ces substances radioactives, mais en fait, on ne sait pas encore quels sont les dangers. Et en fait, on va se rendre compte que ça peut permettre de guérir des tumeurs avant de se rendre compte que ça peut aussi tuer. Donc on va d'abord commencer à trouver les côtés curatifs de la radioactivité avant de trouver les côtés néfastes. D'où la grosse mode qui va arriver de mettre des éléments radioactifs dans plein de produits de tous les jours.
Léa Minod : La crème pour le visage, dans de la laine pour les bébés.
Élise Schubert : Dans du rouge à lèvres, tout ça dans l'idée de vous donner plus d'énergie pour être plus radieux, pour irradier, pour irradier de bonne santé, etc.Exactement.
Léa Minod : Et ça marche ou pas ? Est-ce qu'on irradie quand on se met des produits comme ça ?
Élise Schubert : Non, on n'irradie pas. Par contre, typiquement le rouge à lèvres au radium va irriter la peau et donc on va avoir les lèvres plus rouges parce qu'elles sont irritées. Par contre, très très très très mauvaise idée. On en meurt. Il ne faut pas faire ça.
Léa Minod : Alors on poursuit la lecture. Cinq mois après la soutenance de sa thèse.
Pauline Ziadé : Une quarantaine d’années plus tôt, en 1866, un chimiste suédois, Alfred Nobel, a inventé une substance qui est aussitôt devenue indispensable : la dynamite. Qu’il s’agisse de bâtir des routes, de percer des tunnels, de creuser des canaux ou d’exploiter des mines, partout on utilise la dynamite. Et en quelques années, monsieur Nobel est devenu riche. Très riche ! Propriétaire d’une soixantaine d’entreprises, actionnaire de puits de pétrole en Russie, il était à la tête d’une immense fortune. À sa mort, en 1896, il a exigé dans son testament que tous ses biens soient consacrés à récompenser chaque année les auteurs d’importantes découvertes en médecine, physique et chimie, mais également les auteurs d’une œuvre littéraire remarquable et les personnalités qui auront contribué à l’établissement de la paix. Ce sont les prix Nobel. Les tous premiers seront décernés en 1901.
Novembre 1903Le télégraphiste sonne à la porte de la petite maison de Marie et Pierre, 108, boulevard Kellermann.
Alexandre Héraud : Monsieur Curie ?
Pauline Ziadé : Pierre hoche la tête. L’homme fouille dans sa sacoche.
Alexandre Héraud : Un télégramme pour vous.
Pauline Ziadé : Pierre lui glisse une pièce et, intrigué, regarde le nom de l’expéditeur : Académie suédoise des Sciences. Stockholm.
AI HONNEUR DE VOUS COMMUNIQUER ACADÉMIE DES SCIENCES DÉCERNE PRIX NOBEL PHYSIQUE À VOUS ET MADAME CURIE POUR MOITIÉ AVEC H. BECQUEREL. LETTRE SUIT. FÉLICITATIONS.
PROF. AURIVILLIUS. SECRÉTAIRE PERPÉTUEL.
Léa Minod : Dans l'extrait qu'on vient d'entendre, l'auteur fait un petit détour pour expliquer l'origine du prix Nobel et cest assez étonnant parce que la dynamite, c'est un peu comme le radium, c'est à double tranchant, c'est-à-dire que ça peut permettre de creuser des tunnels, mais ça peut aussi détruire des vies et quantité de vies. Est-ce qu'il y a souvent cette dichotomie dans les découvertes scientifiques qu'on fait ?
Élise Schubert : C'est une question vache. Ben oui et non. Non, pas forcément. Je pense que sur la quantité et sur la somme de découvertes, non. En moyenne, la majeure partie des découvertes n'est pas autant mauvaise que bonne. Mais. Mais c'est sûr que toute chose, toute découverte qui a un lien avec de l'énergie, de la puissance peut être autant utilisée pour un côté positif que négatif.Et c'est le cas pour autant la dynamite que les éléments radioactifs effectivement pour ça.
Léa Minod : Dans le paragraphe qui parle de monsieur Nobel, l'auteur dit qu'il est devenu riche, très riche. Est-ce que Marie Curie, elle est devenue riche, très riche ?
Élise Schubert : Pas du tout. Parce que Alfred Nobel, il a déposé un brevet pour sa dynamite et donc toute personne produisant de la dynamite lui devait des royalties. Donc il est devenu riche grâce à ça. Alors que Pierre et Marie Curie voulaient que leurs découvertes restent dans le bien commun et donc ils n'ont pas posé de brevet pour faire le radium. S'ils avaient déposé un brevet pour faire le radium, ils seraient devenus multimillionnaire au moins autant qu'Alfred Nobel. Parce que réussir à extraire du radium ce qu'elle a fait pendant sa thèse, c'est un travail de titan et c'est extrêmement compliqué.C'est hyper dur à faire. Donc en fait, après tout ce qu'elle va faire comme recherche plus tard, si elle va beaucoup s'intéresser à tout le côté des applications médicales du radium, c'est notamment pour pouvoir financer le reste de ses recherches parce que ça lui permet d'obtenir des fonds. Et en fait, réussir à obtenir quelques grammes de radium, c'est extrêmement compliqué à cause du prix. Et donc elle va vraiment utiliser et elle va utiliser les côtés positifs de ses découvertes pour pouvoir récupérer les sous qu'elle n'a pas parce qu'elle n'a pas posé de brevet pour ça.
Léa Minod : Mais pourquoi ? C'est par pure philanthropie ? Ses découvertes ne servaient que la science.
Élise Schubert : Oui je crois que c'est vraiment par pure philanthropie. C'est vraiment parce qu'ils n'étaient pas dans une démarche pour faire des sous. Ils étaient vraiment dans une démarche de science et de recherche fondamentale et leur but, c'était de faire que la connaissance puisse s'augmenter le plus possible. Eh bien si vous mettez un brevet, vous empêchez des gens de pouvoir travailler. Donc en fait, si vous voulez pouvoir avoir un maximum d'avancées scientifiques, vous ne mettez pas de brevets sur vos inventions, sur vos découvertes.
Léa Minod : Alors monsieur Nobel, il a été quand même sympathique puisque cet argent, il a redonné ensuite à travers des prix en 1901 et là on est en 1903, donc à peine deux années après l'invention du prix Nobel. Aujourd'hui, quand on dit prix Nobel, ça a une certaine notoriété mondiale. Mais est-ce qu'à l'époque c'était quelque chose de recevoir un prix Nobel ?
Élise Schubert : Oui, c'était déjà une vraiment grande distinction. C'était déjà vraiment quelque chose de très très, très positif. Donc oui, ils ont été très flattés de l'obtenir.
Léa Minod : Il y avait très peu de scientifiques qui avaient reçu ce prix Nobel ?
Élise Schubert : Oui, c'est vrai, mais le prix était non négligeable. C'était beaucoup d'argent, c'était beaucoup d'argent et ils cherchent toujours à valoriser des découvertes majeures de personnes encore en vie. Et en fait, il a assez bien réussi à choisir. Enfin, les personnes qui ont, qui font partie de la Fondation Nobel ont assez bien choisi leur prix pour que la notoriété était immédiate. Et donc oui, même en 1903, avoir le prix Nobel, c'est vraiment quelque chose d'assez extraordinaire.
Léa Minod : Et on peut entendre là le télégramme « Ai l'honneur de vous communiquer, Académie des sciences… », il est adressé à Pierre Curie « vous et Madame Curie ». Il est aussi partagé avec Henri Becquerel. Pourquoi est-ce qu'on a fait un prix Nobel à trois ?
Élise Schubert : Alors c'est régulièrement le cas que les prix Nobel ne sont pas pour une seule personne. En général, on le partage entre des personnes qui ont des rapports à peu près égaux sur plusieurs sujets connexes. Typiquement ici, Henri Becquerel a découvert les rayons uraniens et donc c'est lui qui a, qui a commencé la découverte de la radioactivité. Et Pierre et Marie Curie ont identifié ce que c'était que cette radioactivité identifiée, qu'il n'y avait pas que l'uranium qui émettait ces rayons. Et inventé ce mot de radioactivité. Donc c'est pour ça qu'ils ont le prix Nobel commun, les trois.
Léa Minod : Et ce n'est pas le seul prix Nobel que Marie Curie recevra ?
Élise Schubert : Non, elle va en recevoir un deuxième plus tard à son nom propre en chimie.
Léa Minod : En 1911.
Élise Schubert : Oui, c'est tout à fait.
Léa Minod : En 1911, cette fois-ci, c'est à titre individuel qu'elle reçoit ce prix Nobel, ce qui est aussi une première. C'est la première femme à recevoir le prix.
Élise Schubert : Tout à fait. Et sauf erreur, la seule personne à avoir reçu deux prix Nobel en physique et en chimie. Elle a quand même fait de grosses avancées en physique, donc ce n'est pas pour rien qu'elle est connue.
Léa Minod : Ça aurait été un rêve pour vous d'avoir un prix Nobel ?
Élise Schubert : Non. Ah non, absolument pas.
Élise Schubert : Parce que je n'aime pas assez la recherche pour ça. Je préfère diffuser la recherche que la faire moi-même.
Léa Minod : Eh bien c'est ce que vous avez parfaitement fait aujourd'hui. Merci beaucoup Élise Schubert.
Élise Schubert : Merci.
Léa Minod : Après la Première Guerre mondiale, en 1921 à New York, Marie Curie recevra dans ses mains un gramme de radium pur de la part du président Hoover, suite à une souscription lancée parmi les femmes américaines. Des mains qui, à la fin de sa vie, paraît-il, brillaient dans le noir à force d'avoir manipulé la matière radioactive. Marie Curie s'éteindra, si l'on peut dire, en 1934, à l'âge de 66 ans, atteinte d'une leucémie. En 1995, son corps est transféré au Panthéon et inhumé dans une sépulture plombée pour éviter tout risque de radiation résiduelle. Elle y est une fois encore la première : première femme à y être honorée pour ses propres mérites.
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Entre documentaire et feuilleton radiophonique, immergez-vous dans l’atmosphère sonore du Palais de la découverte avant sa fermeture pour travaux.
D'Élisée Reclus à Émilie du Châtelet, écoutez ou ré-écoutez les 8 épisodes de la première saison de Sciences lues.
Collection d'exposés emblématiques du Palais de la découverte tournés pendant le confinement et avant la fermeture du Palais pour travaux.