Les Étincelles du Palais de la découverte
La médiation scientifique
Découvrez le futur Palais
Un podcast original du Palais de la découverte pour découvrir la culture scientifique à travers la lecture de textes inspirants comme inspirés.
Sciences lues vous embarque dans la découverte d’un extrait de roman, d’essai, de correspondances ou tout autre texte qui nourrit la culture scientifique au sens large. Soigneusement sélectionnés par l’équipe de la médiation, les extraits de textes viennent de tout horizon et sont contextualisés par la médiatrice ou le médiateur qui les ont choisis au travers d’une interview menée par la journaliste Léa Minod.
Premier épisode
Olivier Coulon, notre médiateur géologue, nous partage la lecture d’un texte de l’œuvre d’Élisée Reclus Histoire d’une montagne et nous transporte entre monts et vallées, au cœur de la formation des paysages montagneux. Une véritable déclaration d'amour au plus profond et au sommet.
Écouter l'épisode :
Voix off : Le Palais de la découverte présente « Sciences lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique, de Démocrite à nos jours.
Épisode 1 : Histoire d'une montagne, un texte d’Élisée Reclus.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement de Paris, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Olivier Coulon en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la découverte. Géologue effervescent, il transmet depuis 14 ans sa passion aux petits et grands curieux qui poussent la porte du Palais de la découverte. Aujourd'hui, confortablement installé, le public tend l'oreille aux mots d’Élisée Reclus. Bonjour Olivier.
Olivier Coulon : Bonjour.
Léa Minod : Pour ce premier épisode de « Sciences lues », vous avez choisi un texte d'Élisée Reclus qui s'appelle Histoire d'une montagne. Est-ce que vous pouvez nous rappeler qui est Élisée Reclus ?
Olivier Coulon : Élisée Reclus est un géographe de la deuxième moitié du XIXᵉ siècle qui, à un moment, a été un petit peu oublié parce que très vite il a associé sa volonté de faire partager la géographie avec ses convictions politiques. Il était d'une tendance libertaire, anarchiste et il a toujours voulu placer l'Homme au sein de la géographie, alors que c'est une époque où, apparemment, la géographie et l'histoire se sont séparées. Cela n’a donc pas été totalement compris à l'époque, pas totalement accepté, mais depuis il a été beaucoup remis en valeur parce qu'il a des textes très intéressants, même du point de vue de la géographie et puis on va le voir, aussi au niveau littéraire, j'ai trouvé ça vraiment touchant.
Léa Minod : Comment est-ce qu'on peut allier l'anarchie et la géographie ?
Olivier Coulon : Alors là, je ne me lancerais pas forcément très loin dans ce domaine, mais dans sa vision, il y avait un peu l’idée que les seules lois auxquelles on devait obéir étaient les lois de la nature, entre guillemets. Donc aujourd'hui on pourrait dire, en tordant un peu – et vraiment, ça se voit dans ses textes – qu'il avait déjà énormément de convictions qui rejoignent un peu les convictions écologiques actuelles. C'est-à-dire qu'il avait déjà repéré les problèmes de l'exploitation sans vergogne du sol, la déforestation… Pour lui l'Homme devait toujours s'adapter à la nature et non pas la dominer, comme un peu malheureusement cela s'est passé à partir du XXᵉ siècle.
Léa Minod : Pour rappeler les dates, c'est quand Élisée Reclus, c'est la toute fin du XIXᵉ siècle c’est cela ?
Olivier Coulon : Oui, son dernier ouvrage, paru à titre posthume, c'est en 1905. Donc oui il commence à écrire dès 1857.
Léa Minod : On connaît peut-être plus facilement le texte qui s'appelle Histoire d'un ruisseau, qu'est-ce qui vous a poussé dans ce choix d'Histoire d'une montagne ?
Olivier Coulon : Histoire d'un ruisseau est un texte extrêmement poétique, très beau. Il y a des principes qu’on peut utiliser en géologie, mais disons que les montagnes, c'est un peu mon dada. La dérive des continents et les montagnes, c'est vraiment ce qui marque le rapprochement, la plupart du temps, de deux continents. C'est toujours une thématique qui m'a passionné en géologie. Donc quand je suis tombé sur ce texte, il y avait l'émotion par rapport à sa poésie, mais aussi je jubilais parfois en me disant « Ah oui, il y a des notions intéressantes », vu sous le prisme de l'époque, parce que évidemment, on ne présente plus les choses comme ça aujourd'hui. Et malgré tout, c'est l'histoire des sciences, on sent les prémices : ocmment on va récupérer ce qui était déjà connu à l'époque et le réinterpréter différemment.
Léa Minod : Pourquoi la montagne, c'est votre « dada » ?
Olivier Coulon : Déjà, j'adore me promener en montagne, mais pas que. C'est vraiment aussi parce que quand on parle de « dérive des continents », ce n’est pas exactement la même chose que la « tectonique des plaques », mais la tectonique des plaques permet d'expliquer cette valse des continents au cours de l'histoire géologique. L'un des signes les plus marquants, quand deux continents se rencontrent – ils ne se rentrent pas du tout dedans comme un carambolage de voitures, ils étaient séparés par un fond océanique – c'est que leur suture se traduit par une montagne. Qu'elles soient encore aujourd'hui visibles ou anciennes, leurs roches nous racontent cette histoire. Donc cela, oui, fait partie des exposés que j'aime beaucoup présenter.
Léa Minod : Olivier, est-ce que Élisée Reclus aurait pu faire cet exposé, lui, à l'époque ? Est-ce qu'il avait les connaissances nécessaires pour notamment parler de la tectonique des plaques ?
Olivier Coulon : La tectonique des plaques ? Non, c'est vraiment un modèle très récent qui date des années 1950. J'ai presque envie de dire que Élisée Reclus c’est un siècle avant. En revanche, on verra que dans le texte, il y a déjà des connaissances géologiques qu'on va pouvoir interpréter assez facilement dans le cadre de la tectonique des plaques, mais à l'époque le cadre était totalement différent. On n'avait pas du tout la même vision. Quand on part de l'observation, forcément on observe les mêmes choses, c'est juste l'interprétation qui n'était pas la même. On manquait de moyens techniques pour avoir des connaissances sur l’intérieur de la terre, etc. Je pense qu’on en reparlera sans doute un petit peu après.
Léa Minod : Eh bien justement, on ferme les yeux et on se laisse bercer par les mots d'Élisée Reclus.
Moïse Courilleau : « Heureusement la terre, toujours en travail de création nouvelle, ne cesse d’agir sous nos yeux et de nous montrer comment elle change peu à peu les rugosités de sa surface. Elle se détruit, mais elle se reconstruit de jour en jour, constamment; elle nivelle ses montagnes, mais pour en édifier d’autres; elle creuse des vallées, mais pour les combler encore. En parcourant la surface du globe et en observant avec soin les phénomènes de la nature, on peut donc voir se former des coteaux et des monts, lentement, il est vrai, et non pas d'une soudaine poussée, comme le demanderaient des amis du miracle. On les voit naître, soit directement du sein de la terre, soit indirectement, pour ainsi dire, par l’érosion des plateaux, de même qu’une statue apparaît peu à peu dans un bloc de marbre. Lorsqu’une masse insulaire ou continentale, haute de centaines ou de milliers de mètres, reçoit des pluies en abondance, ses versants sont graduellement sculptés en ravins, en vallons, en vallées ; la surface uniforme du plateau se découpe en cimes, en arêtes, en pyramides, se creuse en cirques, en bassins, en précipices ; des systèmes de montagnes apparaissent peu à peu là où le sol uni se déroulait sur d’énormes étendues. II est même des régions de la terre où le plateau, attaqué par des pluies sur un seul côté, ne s’échancre en montagnes que par ce versant: telle est, en Espagne, cette terrasse de la Manche qui s’affaisse vers l’Andalousie par les escarpements de la sierra Morena.
En outre de ces causes extérieures qui changent les plateaux en montagnes, s'accomplissent aussi dans l’intérieur de la terre de lentes transformations qui ont pour conséquence d’énormes effondrements. Les hommes laborieux qui, le marteau à la main, cheminent pendant des années entières à travers les monts pour en étudier la forme et la structure, remarquent, dans les nouvelles assises de formation marine qui constituent la partie non cristalline des monts, de gigantesques failles ou fissures de séparation qui s’étendent sur des centaines de kilomètres de longueur. Des masses, ayant des milliers de mètres d’épaisseur, se sont redressées dans ces chutes ou même ont été complètement renversées, de sorte que leur ancienne surface est devenue maintenant le plan inférieur. Les assises, en s’affaissant par chutes successives, ont dénudé le squelette de roches cristallines qu’elles entouraient comme un manteau ; elles ont révélé le noyau de la montagne comme une draperie retirée soudain découvre un monument caché. »
Léa Minod : Donc c'était la première partie du texte que vous avez choisi Olivier. C'est vrai qu'on entend à plusieurs reprises qu'il se place comme spectateur. Il dit « On voit, on voit » comme si c'était lui-même qui se déplaçait dans la montagne, qui arpentait la montagne et qui observait ces mouvements infimes de la montagne. Qu'est-ce que ça dit de sa vision de l’Homme dans la nature, ça ?
Olivier Coulon : Disons que, de ce que j'en sais, il a commencé par beaucoup voyager, énormément en Europe, mais aussi en Amérique, Amérique du Nord, Amérique du Sud. Donc à chaque fois, il part vraiment de l'observation. Et effectivement, on ne peut pas voir se fabriquer une montagne. Il le dit d'ailleurs, c'est beaucoup trop lent. Même une vie humaine ne suffirait pas pour voir émerger des monts, mais ce qu'il a tout de suite repéré, c'est que l'érosion sculpte des reliefs. Aujourd'hui, on associerait pas du tout la montagne à ce principe d'érosion, parce que si on est dans le cas de la tectonique des plaques, on va assimiler la montagne à une zone de convergence de plaques, c’est-à-dire des plaques qui se rapprochent, alors que les bassins se forment quand les plaques s'écartent. Bon, cela à l'époque, il ne le connaît pas. Mais ce qui, moi, me plaît beaucoup c'est que malgré tout, on le sent, il fait la distinction entre le relief sculpté par l'érosion – il écrit « des ravins qui vont peu à peu se creuser sur un plateau » – et (sur la dernière partie) un tout autre phénomène où il repère des grandes failles, des grandes cassures. Là, il y a cette idée de dévoilement d'un cœur interne qui correspond vraiment à la vision actuelle des montagnes. Vous avez des énormes écailles de roches qui vont être empilées, entassées les unes sur les autres et peu à peu se décaler et remonter, donc on voit le cœur caché qui peu à peu est mis à nu. Sans le présenter tel qu'on le fait aujourd'hui, il a déjà repéré quand même le fait que soit on voit des sédiments – c'est les roches vraiment de surface qui étaient jadis déposées sous la mer qui peu à peu sont creusées par les rivières, par l'érosion – soit on voit d'autres roches plus profondes. Aujourd'hui, et je pense que déjà à l'époque, on appelle cela « le socle cristallin », ce sont des roches de type granite, pleines de cristaux qui ne sont pas du tout comme les roches des plateaux qui seraient des argiles, des calcaires, qu'on appelle la « couverture sédimentaire ». C'est amusant d'ailleurs qu'on ait pris ce terme de « couverture » puisque lui-même explique qu'il y a un dévoilement comme des étoffes, comme si on dénudait ce fameux socle qui est situé en dessous. Or, à cette époque-là, on pensait qu'il y avait des forces de poussée par en dessous qui faisaient remonter ce socle. Aujourd'hui, on parle plutôt d'écailles qui glissent les unes latéralement par rapport aux autres. C'est donc une toute autre vision. C'est ça qui, d'un point de vue purement scientifique, un peu « histoire des sciences », me plaît beaucoup ! C'est de se dire « Ah oui, ils avaient repéré certains éléments, ils interprétaient autrement, il leur manquait quelques infos pour aller jusqu'au bout. » On a en germe peu à peu tout ce qui va être réassemblé avec le modèle de la tectonique des plaques. Ce que j'aime justement là-dedans, c'est bien faire comprendre qu'une théorie scientifique, elle ne naît pas d'un coup comme ça. Il n'y a pas une espèce de génie qui dirait d'un coup « J’ai eu une idée, il y aurait des plaques tectoniques », c'est pas du tout ça ! On voit que peu à peu on va construire, établir des connaissances et à un moment on se dit que notre modèle actuel n'explique pas tout, il ne marche pas bien. Donc, peu à peu, ça va pousser à essayer de comprendre, mener d'autres recherches, d'autres investigations pour arriver à un modèle qui, aujourd'hui, est plus satisfaisant sur bien des points. Maintenant, il y a peut-être à nouveau des points qui seront à éclaircir ou à affiner dans le futur.
Léa Minod : C'est-à-dire qu’il passe d’abord par l'observation en fait, c'est ça ? Une théorie ne naît pas comme ça ! Ça prend énormément de temps.
Olivier Coulon : Oui, tout à fait. En plus, Élisée Reclus n'est pas spécifiquement géologue, mais c'est un géographe qui s'intéresse à tout. On voit là aussi qu'il s'intéresse à la géologie. Je pense que les géographes s'y intéressaient toujours un peu, mais l'aspect descriptif qu'il a est vraiment celui d'un géologue. D'ailleurs, il parle des hommes « le marteau à la main ».
Léa Minod : Oui, c'est ça, dans cette phrase, « les hommes qui, le marteau à la main, cheminent pendant des années entières à travers les monts »... Est-ce qu'il parle de lui quand il dit ça ?
Olivier Coulon : Ah ça, je ne sais pas. On peut imaginer. Peut-être qu’il en avait. En tout cas un géologue se reconnaît très bien dans l'image du marteau de géologue. Pour nous, c'est le premier instrument qu'on utilise. À l'heure actuelle, beaucoup moins. On peut travailler beaucoup avec des ordinateurs, des modélisations, etc., mais en tout cas, moi, quand j'ai commencé la géologie, j'étais tout fier quand j'ai eu mon premier marteau de géologue. Ils ont un look de piolets, parce qu'on a besoin d'aller casser la roche pour voir à l'intérieur, pour observer une cassure nette et essayer de comprendre ce qu'on observe. Donc c'est un peu comme les gens qui allaient ramasser des cristaux. Ça peut commencer comme cela, la géologie. Au début, on casse pour ramasser quelque chose qui est joli, puis après on commence, justement par le biais de l’observation, à se dire : « Mais pourquoi il y a des cristaux dans telle fissure et pas là ? Etc. » Et le fait de repérer que dans la croûte terrestre les roches cristallines ne sont pas partout, tout le temps, c'est sans doute pour cela qu’on a commencé à comprendre qu'il y avait un socle et au-dessus se déposaient les sédiments. Et cela reste évidemment toujours totalement valable. L'idée est que, simplement, ce qu'on appelle une plaque tectonique contient toutes ces roches, mais pas seulement, ce n'est pas une nature de roches qui définit ce qu'est une plaque, en fait. Donc on est passé à un tout autre niveau d'interprétation.
Léa Minod : On continue justement l'interprétation du texte. La deuxième partie du texte que vous avez choisi.
Moïse Courrilleau : « Mais les écroulements eux-mêmes ont eu moins d’importance que les plissements dans l’histoire de la terre et dans celle des montagnes qui en forment les rugosités extérieures. Soumises à de lentes pressions séculaires, la roche, l’argile, les couches de grès, les veines de métal, tout se plisse comme le ferait une étoffe, et les plis qui naissent ainsi forment les monts et les vallées. Semblable à la surface de l’Océan, celle de la terre s’agite en vagues mais ces ondulations sont bien autrement puissantes : ce sont les Andes, c’est l’Himalaya, qui se redressent ainsi au-dessus du niveau moyen des plaines. Sans cesse les roches de la terre se trouvent soumises à ces impulsions latérales qui les ploient et les reploient diversement, et les assises sont dans une fluctuation continuelle. C’est ainsi que se ride la peau d’un fruit. Les cimes qui surgissent directement du sol et qui montent graduellement du niveau de l’Océan vers les hauteurs glacées de l‘atmosphère sont les montagnes de laves et des cendres volcaniques. En maints endroits de la surface terrestre, on peut les étudier à l’aise, s'élevant, grandissant à vue d’œil. Bien différents des montagnes ordinaires, les volcans proprement dits sont percés d’une cheminée centrale par laquelle s'échappent des vapeurs et les fragments pulvérisés de roches incendiées ; mais, quand ils s’éteignent, la cheminée se ferme, et les pentes du cône volcanique, dont le profil perd de sa régularité première sous l’influence des pluies et de la végétation, finissent par ressembler à celles des autres monts. D’ailleurs, il est des masses rocheuses qui, en s'élevant du sein de la terre, soit à l'état liquide, soit à l'état piteux, sortent tout simplement d’une longue crevasse du sol et ne sont point lancées par un cratère, comme les scories du Vésuve et de l’Etna. Les laves qui s’accumulent en sommets et se ramifient en promontoires ne diffèrent que par leur jeunesse de ces vieilles montagnes chenues qui hérissent ailleurs la surface de la terre. Les laves jadis brillantes se refroidissent peu à peu ; elles se délitent extérieurement et se revêtent de terre végétale ; elles reçoivent l’eau de pluie dans leurs interstices et la rendent en ruisselets et en rivières ; enfin elles se recouvrent à leur base de formations géologiques nouvelles et s’entourent, comme les autres montagnes, d’assises de galets, de sable ou d'argile. À la longue, le regard du savant peut seul reconnaître qu’elles ont jailli du sein de la grande fournaise, la terre, comme une masse de métal en fusion. »
Léa Minod : Alors on parlait de l'étoffe tout à l’heure. Là encore, il y a beaucoup de métaphores qui sont liées au tissu et qui expliquent les plissements de la terre.
Olivier Coulon : On retrouve ce qu'on avait évoqué sur cette notion de plissement. Cela se voit des fois, il suffit de se promener dans énormément de massifs montagneux, au moins actuels, pour avoir des roches complètement tordues en accordéon. Donc ça, c’est l’observation et c'est génial parce qu'on sent le mouvement. Si je parle d'accordéon, on a vraiment envie de pousser avec nos mains de chaque côté, et on comprend bien que pour obtenir des plissements, il faut des forces latérales... Et pourtant après – et c'est vraiment l'interprétation de l'époque, c'est ça qui est très marquant – il va évoquer le fruit qui se ride. L'idée, c'était celle de la terre refroidie et qui se fripe. Elle se ride comme un fruit. C’est pour cela qu'il y a ces petits monts et ces petites vallées qui se forment. Aujourd'hui on sait que ce n’est absolument pas comme cela qu'il faut voir les choses, que c'est justement la notion de plaques tectoniques, qu'il y a des kilomètres de roches, de masse rocheuse qui se déplacent latéralement. Mais il y avait déjà cette compréhension de mouvements particuliers. Et ce qui est très beau, c'est qu’il va relier cela aux vagues de la mer. Et puis dans toute cette partie, on revient sur l'érosion. Il y a cette notion de cycle permanent qui est très belle. Et après, il rajoute les volcans. À nouveau, je le redis, l'interprétation n’est plus du tout comme ça aujourd'hui ! Aujourd'hui, pour nous, un volcan n'est pas forcément une montagne, et même plutôt non, c'est un relief, mais pas une montagne. Cela ne se fait pas dans le même contexte. Même s’il ne le dit pas comme ça, il fait tout de même la différence entre les reliefs volcaniques et les reliefs de montagnes. Donc c'est pour cela que moi – après c'est vraiment personnel – je jubile en disant « ah s’il savait ». Je sais qu'Élisée Reclus est allé en Amérique du Sud et typiquement les volcans d'Amérique du Sud sont liés à une zone où des plaques rentrent en contact, il y en a une qui plonge sous l'autre et cela peut provoquer un volcanisme explosif. Alors que les volcans qu’il évoque quand il parle de l'Etna, quoique encore l’Etna c'est particulier, se forment différemment, vraiment tranquillement avec des coulées de lave. Et il le dit, « Vous avez des fissures, de la lave qui sort, vous avez le volcan qui fait vraiment un énorme cône » et il relie tout cela à nouveau à l'érosion qui va le transformer. Et en même temps, comme on ne retrouve pas les fameuses roches cristallines dont on parlait tout à l'heure, il le dit bien, ces volcans sont différents des vieilles montagnes chenues, il ajoute même une notion d'âge. Il explique bien qu'un volcan qui, finalement, a un relief encore imposant a priori, est relativement jeune géologiquement, alors qu'il y a des chaînes de montagnes qu’à la limite on ne voit plus. Le Massif armoricain, il ne s'appelle pas massif pour rien, c'est en Bretagne, cela me paraît pour moi plutôt plat. Et pourtant, les roches nous disent qu’il y a 300 millions d'années, c'étaient d'immenses chaînes de montagnes, qui sont aussi en Belgique, a priori là le vrai plat pays. C'est ça que j'aime bien, c'est repérer. À chaque fois, il y a des petits indices d'observation. Et je l'aurais lu à l'époque, je pense que je l'aurais interprété comme lui, mais avec les connaissances nouvelles on se dit « Ah oui, voilà, tout était là ». Il manquait juste deux ou trois petites choses pour arriver à ce qu'on décrit aujourd'hui.
Léa Minod : Et le fait de ne pas avoir ces connaissances scientifiques ou en tout cas peut-être le vocabulaire, est-ce que c'est cela qui fait qu'il recourt à la poésie pour s'exprimer ?
Olivier Coulon : Je ne saurais pas dire. Après c'est l'époque. J'avais lu aussi des textes de Camille Flammarion qui étaient plutôt sur l'astronomie. À l'époque les scientifiques ont vraiment, je pense aussi, de par leur formation, une formation assez littéraire d'écriture. Alors loin de moi l'idée de dire qu'aujourd'hui il n'y a pas de scientifiques qui écrivent bien, ce n’est sûrement pas le cas. D'ailleurs, j'ai lu des ouvrages scientifiques contemporains où il y a un vrai plaisir de lecture. Mais effectivement, peut-être qu'à un moment le langage scientifique, pour être rigoureux, s'est un peu asséché de ce côté-là. Ce qui est merveilleux dans les textes de Reclus ou même de Camille Flammarion, c'est qu’on sent une poésie, cela leur est naturel et je pense vraiment que cela nous emporte plus. Je trouve que c'est aussi dans notre métier de médiateur scientifique, cette idée de transmettre sans être ennuyeux ou trop incompréhensible. Ce qui est beau, c'est qu'on est emporté. Les mots sont assez simples pour qu'on comprenne à peu près le phénomène.
Léa Minod : En tous cas pour qu'on ait des images, ça c'est sûr. C'est ce que son langage permet.
Olivier Coulon : Oui, tout à fait. Et donc il recourt à quelque chose de facile à visualiser. Et puis oui, je ne sais pas ce qui fait son talent mais c'est vrai que, vous l’évoquiez au début, quand on lit l'Histoire d'une rivière, on est embarqués dans des promenades. Je pense, oui, que c'était lié aussi à son caractère. Il voulait absolument transmettre. Il est vraiment dans l'éducation populaire qui cherche à avoir un langage simple. Mais en plus, c'est vrai qu'il a un réel talent de poésie parfois.
Léa Minod : Donc, quand vous fermez les yeux et que vous entendez ce texte, vous avez l'impression de vous balader avec lui dans les paysages qu'il décrit.
Olivier Coulon : Presque oui, je n'ai pas eu la chance d'aller dans les Andes, contrairement à lui, mais on s'y croit un peu, oui.
Léa Minod : Élisée Reclus, on connaît son mon mais le grand public ne le connaît pas forcément, pourquoi est-ce que c’était important pour vous de faire entendre ses mots ?
Olivier Coulon : Eh bien c’est vraiment à cause de ce qu’on était en train d'évoquer, la langue m'a touché. J'ai lu il n'y a pas si longtemps ce texte-là, et quand on a évoqué ce projet de podcast, j'ai immédiatement pensé à lui. Vous l'avez dit, peut-être parce que j'ai un petit tropisme pour la description de la tectonique et de la formation des chaînes de montagnes. Mais pas seulement. Je me suis vraiment dit « Voilà typiquement un texte scientifique qui n'est pas rébarbatif et qui peut nous séduire avec les mots avant même de chercher à comprendre la science derrière », si j'ose dire.
Léa Minod : Et une chose que vous avez envie de retenir de ce texte ?
Olivier Coulon : Une chose, c'est dur. Ce qui me frappe et qui est peut-être un peu au fondement de toutes les interprétations de l'époque et qu’il évoque juste à la fin, c’est que pour expliquer tous ces phénomènes, on recourait facilement à l'idée que l’intérieur de la Terre était énormément rempli de magma, était complètement fondu. On rencontre encore cette vision en exposé – alors lui, il parle carrément de métal en fusion. Or aujourd'hui, on sait qu'il y a du métal fondu dans une partie du noyau terrestre, mais que, globalement, la Terre est solide. Et ce qui me frappe c’est qu’en fait il leur manquait cette connaissance pour peut-être interpréter les choses autrement.
Léa Minod : Il leur manquait la source en fait c’est ça ?
Olivier Coulon : Oui voilà, la source de ces connaissances de la terre interne. Et pour cause, on ne sait pas y aller directement. À l'époque, il n’y avait absolument pas les moyens techniques de pouvoir investiguer à l'intérieur de la Terre. Aujourd'hui, ce sont les ondes produites par les tremblements de terre qui nous donnent une sorte d'échographie de l’intérieur de la Terre. On n’y va toujours pas directement. C'est impossible. Il y a une trop forte pression, une trop forte chaleur. Mais ce qui me frappe, c'est cela, c'est cette idée. On imaginait le magma, donc ça poussait, ça montait, ça se ridait… Alors qu'aujourd'hui on sait que ce n'est pas cela. Il y a des roches qui se déforment lentement à l'état solide, il y a une petite coquille comme une coquille d'œuf (on imagine un œuf dur, l'œuf du pique-nique), du solide qui se déforme mais qui n'est pas cassant et une coquille cassante, c'est cela qu'on va appeler des plaques. On parle de plaques lithosphériques, ce sont des mots un peu barbares et c'est pour cela que ça va se déplacer. Cette coquille va être fracturée par les mouvements très lents de la roche en dessous. Et finalement, cette connaissance qui commençait à émerger au début du XXᵉ siècle, c'était déjà un premier pas pour aller vers une vision scientifique plus moderne, je dirais.
Léa Minod : Merci beaucoup.
Olivier Coulon : Mais merci à vous.
Léa Minod : Voilà, donc nous avons quand même déjà échangé pas mal avec Olivier Coulon. Est-ce que vous avez des questions à poser dans le public ? Si vous en avez, n'hésitez pas.
Question public 1 : Bonjour. Alors ce n'est pas forcément une question, mais c'est plus une remarque. Ce qui m'a frappé, c'est que dans plein de domaines de l'activité humaine, la montagne c'est le symbole de l'immuable. Et là, c'est une vision qui est extrêmement dynamique. Et je me demandais si le travail du géologue n’était pas un peu ça, de voir le mouvement dans ce qui est considéré habituellement comme quelque chose qui ne bouge pas, ce passage et est-ce que la géologie fonctionnait forcément comme ça et dans cette vision-là ?
Léa Minod : Merci.
Olivier Coulon : Je pense qu'il y a eu un moment où il n'y avait pas de dynamisme dans l'étude de la géologie où au départ, si on reste dans la vision très naturaliste, ça va être de repérer les différentes formes de roches, les décrire. C'est d'ailleurs comme ça qu'on a appris la géologie et ce n’est sûrement pas grâce à ça que je suis devenu géologue parce que moi-même, je ne voyais pas l'intérêt d'apprendre à reconnaître les cailloux, les minéraux, juste comme ça pour dire c'est un granit… Mais effectivement, cela me permet de mettre des mots, peut-être sur des choses qu'on a évoquées dans notre conversation. C'est que lui, vous avez totalement raison, il a vraiment une vision dynamique. On a l'impression d'y être, comme on l'a dit, jamais on ne verra se fabriquer la montagne, or lui, il la fabrique presque sous nos yeux. Et ça, effectivement, c'est très plaisant et je ne suis pas certain que cela a toujours été le cas à l'époque. Mais c'est sans doute ce qui fait aussi le charme, la puissance de son écriture. Ce que je sais, c'est que par la suite, en géographie justement, ils ont un peu oublié Élisée Reclus. Déjà parce qu'il était trop engagé, pour les scientifiques qui disaient « non, non, pas de politique », il mettait trop l'Homme au centre, etc., et pour ses visions libertaires. Mais il y a aussi la géographie qui est devenue peu à peu purement descriptive. Alors que lui, oui, on a l'impression qu'il va embrasser tout ce qu'il observe. Eh oui, c'est très juste. Il y a vraiment une vision… et c'est sans doute pour cela qu'on est emporté dans la lecture.
Question public 2 : On a parlé de la poésie, de la littérature comme façon de faire passer la connaissance. Est-ce que, en tant que scientifique, la poésie, la rêverie peuvent être un outil pour comprendre ou pour envisager les choses d'une nouvelle façon aussi ?
Olivier Coulon : Moi, je le crois. Après, je ne sais pas si tout le monde serait d'accord, mais oui, pour moi, c'est important parce qu'effectivement, on l'a dit, il n'y a pas le génie qui a eu l'étincelle « Eurêka ! J'ai trouvé », généralement non… Ce sont des constructions longues et avec plusieurs scientifiques. Mais en revanche, effectivement, ce qui est amusant par rapport au modèle de la tectonique des plaques, c’est qu’il a été élaboré progressivement et le mot va finalement sortir dans un article des années 1950 et c'est pour cela qu'on fait naître cette théorie à ce moment-là. Mais en réalité, c'était déjà en construction. Et l'un des artisans, je crois que c'est McKenzie, un Américain, au début, quand il commence à proposer ses premières idées, il parle de « géo-poétique », c’est-à-dire que lui-même sait que ses collègues risquent de lui rire au nez. Mais en fait, l'air de rien, il avait une intuition. Alors bon, ce n’est peut-être pas par la poésie qu'il y est arrivé, mais il l'avait présentée comme de la géo-poétique. On sent que pour lui, ce n'est pas une manière de dénigrer son travail. C'est-à-dire que la poésie, c'est pas « Ah non, les scientifiques n'en veulent pas », mais c'est pour dire « Pour l'instant, sans doute, je n'ai pas encore les moyens techniques, scientifiques rigoureux d'étayer mon intuition »… Et j'aime beaucoup ça moi. Après, je n'ai pas élaboré de théories scientifiques [rire] ! Je n’en suis pas là ou je n’en suis plus là. Mais dans tous les cas, oui, pour transmettre je pense que c'est intéressant déjà, sans doute que à un moment, il faut être capable de rêver ou d'imaginer, parce que finalement on amasse une grande quantité de connaissances et qu’on est peut-être des fois un peu pris dans le carcan de ces connaissances, dans un modèle qu'on a beaucoup travaillé, qui est établi… et donc peut-être que c'est un moyen de temps en temps d'en sortir, pour peu qu'on ait repéré des points où on se dit que là, ça reste à éclaircir. Et peut-être qu'effectivement ce passage par une sorte de poésie amène l'intuition. Après, les scientifiques voudront de la rigueur pour tester ou valider des propositions, et je pense que oui, il faudra la valider. Mais comme dans une création en tant que telle, cela reste quelque chose qui peut être utile. En tout cas, j'aime bien l'idée que certains sont passés plus ou moins par là.
Question public 3 : Je voulais savoir à qui était destiné le texte initialement, s'il s'adressait à d'autres professionnels ou s'il s'adressait plutôt au grand public ? Et quel a été l'accueil au moment il a été publié ?
Olivier Coulon : Question piège pour la dernière question, je ne suis pas assez historien des sciences. Mais ce que je sais d'Élisée Reclus, c'est qu'il veut s'adresser au grand public. Donc ça, c'est clair, il ne s'adresse pas spécifiquement à ses pairs. Et de ce que je sais, beaucoup de ses gros ouvrages étaient publiés par cycles en volumes et qu'il a vraiment beaucoup écrit pour des journaux. Donc il veut vraiment s'adresser à un public le moins scientifique possible, si j'ose dire. Après, je sais qu'il a été convié à l'Université libre de Bruxelles pour faire des enseignements, des présentations. C'est vraiment « l'université populaire ». C'est vraiment l'idée de transmettre les connaissances scientifiques pour que tout le monde puisse y avoir accès. En revanche, l'accueil, je sais qu’il était quand même bien publié, et qu’il avait une certaine renommée à l'époque, mais je ne sais pas exactement après ce qu'il en est… Surtout pour Histoire d'une montagne, c'est un petit texte à part qui ne fait pas partie de ces « ouvrages sommes » où vraiment il veut faire une énorme synthèse de toute la géographie. Donc là, il faudrait creuser pour savoir où et dans quel cadre il a été publié. En tout cas, oui, il avait une certaine renommée. J'ai découvert qu'il intervenait comme personnage dans certains romans de Jules Verne, Les voyages extraordinaires, en tant que Élisée Reclus, et apparemment aussi dans d'autres livres de l'époque, pas sous son nom, mais il a servi de modèle pour des scientifiques de fiction. Cela montre quand même qu’il avait une renommée assez importante alors qu'il y a eu beaucoup de soubresauts dans sa vie. Il y a eu un moment où il était en prison, il avait participé à la Commune de Paris. Cela n'a pas toujours été simple. C'est par la suite qu'il a un peu disparu. Depuis, il est à nouveau quand même bien mis en valeur. Mais il y a eu une sorte de période où on l'a un peu ignoré. À l'époque, je pense que ce n’était pas un inconnu.
Léa Minod : Histoire d'une montagne, écrit en 1880, demeure l'un des ouvrages principaux à destination du jeune public pour comprendre la formation des paysages montagneux. Une véritable déclaration d'amour au sommet.
Voix off : Merci à Olivier Coulon et au reste de l'équipe des médiateurs et des médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public. Lecture en direct : Moïse Courilleau. L'interview est signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues », une série de podcasts originaux réalisés par Écran Sonore aux Étincelles du Palais de la découverte et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcast ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Voix off : Le Palais de la découverte présente « Sciences lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique de Démocrite à nos jours.
Épisode 2 : Aux tréfonds du ciel, un texte de Vernor Vinge.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën dans le 15e arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Jérôme Kirman, pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en informatique, ce dernier a plongé dans la programmation informatique dès son plus jeune âge. Et même s'il aime côtoyer les machines et les ordinateurs, il transmet aujourd'hui sa passion aux petits et grands curieux qui poussent la porte du Palais de la découverte. Installé dans le noir et équipé de casques bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de Vernor Vinge et de son univers foisonnant. Sur scène, la comédienne Audrey Stupovski s'empare du texte tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Bonjour Jérôme.
Jérôme Kirman : Bonjour.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Sciences lues », vous avez choisi un texte extrait des Tréfonds du ciel de Vernor Vinge. Est-ce que vous pouvez nous dire, déjà, qui est Vernor Vinge ?
Jérôme Kirman : Vernor Vinge est un auteur de science-fiction et professeur en informatique, ce qui se lit vraiment dans ses textes, qui écrit dans un style assez ardu, assez poussé, qui intéresse vraiment des fanatiques de sciences et de science-fiction.
Léa Minod : Il est de quelle origine ? Quelle nationalité ?
Jérôme Kirman : C'est un auteur américain.
Léa Minod : Est-ce qu'il est toujours vivant ?
Jérôme Kirman : Il a un certain âge maintenant, mais oui.
Léa Minod : Il est né en 1944, je crois.
Jérôme Kirman : Oui.
Léa Minod : Il est surtout connu pour un roman qui s'appelle Un feu sur l'abîme, c'est ça ?
Jérôme Kirman : Oui, A Fire Upon the Deep.
Léa Minod : Vous l'avez lu ?
Jérôme Kirman : Oui, il se situe dans le même univers que celui-ci.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me parler un peu de l'univers qu'il a créé ?
Jérôme Kirman : Alors, l'univers de Vernor Vinge est assez intéressant parce que, comme tous les auteurs de son genre de science-fiction, qu'on appelle la hard science, il essaie au maximum de maintenir une cohérence avec les lois de la physique, avec les lois de la nature telles qu'on les connaît. Mais d'un autre côté, dans une histoire de science-fiction, on a souvent envie de lire des choses un peu extraordinaires, des voyages plus rapides que la lumière, des choses comme ça.
Il décrit une galaxie, notre galaxie, dans laquelle certaines régions de la galaxie sont limitées aux lois de la physique que nous connaissons. Mais au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre de la galaxie, des choses qui n'étaient pas possibles le deviennent, les lois de la physique changent un petit peu, et rendent des choses plus incroyables possibles et des technologies plus fascinantes réelles.
Léa Minod : Ça se passe combien de temps après notre ère ?
Jérôme Kirman : Nous sommes plusieurs millénaires après l'ère actuelle.
Léa Minod : Et vous avez dit que c'était de la hard science ? Qu’est-ce que c'est, alors, la hard science ?
Jérôme Kirman : C'est un genre particulier de science-fiction ‒ comme tous les genres littéraires, bien sûr, il n’y a pas de définition exactement stricte, on ne peut pas toujours catégoriser parfaitement ‒ mais qui s'intéresse de manière assez ardue avant tout à la cohérence. C'est-à-dire pas forcément à un respect absolu et strict des lois de la physique ou de la biologie telles qu'on les connaît, mais en tout cas, celles qui sont proposées par l'auteur doivent être respectées. Il s'agit ensuite, au plus possible, de pousser les conséquences, de trouver les résultats des idées qu'on a proposées.
Léa Minod : Mais alors c'est de la littérature ou c'est de la science ?
Jérôme Kirman : Eh bien, c'est un petit peu des deux. Ça ressemble pas mal à de la science, mais évidemment, comme au début dans les prémisses, les axiomes en quelque sorte, se trouve quelque chose de créatif et de non scientifique… C'est un peu de la science spéculative, si vous voulez.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut lire ça même si on n'y connaît rien ?
Jérôme Kirman : Alors, oui… Je ne commencerais peut-être pas par du Vernor Vinge, mais tout à fait, bien sûr.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut, déjà, poser le décor et les personnages de l'extrait que vous avez choisi ?
Jérôme Kirman : Bien sûr. L'extrait que j'ai choisi se passe à bord d'un vaisseau commercial, un vaisseau cargo d'une civilisation commerçante qui s'appelle les Qeng Ho.
Léa Minod : Les Qeng Ho, c'est le nom de la civilisation, c'est ça ?
Jérôme Kirman : C'est le nom qu'ils se donnent entre eux, oui. Il existe pas mal de civilisations dans cette région de la galaxie qui est autour de notre Terre, qui sont les descendants de l'humanité. Et malheureusement dans cette région de la galaxie, les voyages se passent, au plus, à la vitesse de la lumière.
Léa Minod : C'est-à-dire que c'est très long ?
Jérôme Kirman : C'est-à-dire que c'est très long, oui. Il faut parfois des années, des décennies, des siècles pour aller d'une étoile à l'autre, et les Qeng Ho sont des voyageurs itinérants, des commerçants, qui se déplacent d'une étoile à l'autre, comme ça.
Léa Minod : Comment s'appelle le vaisseau dans lequel ils se déplacent ?
Jérôme Kirman : Ils sont à bord du Reprise.
Léa Minod : Comment ils font pour survivre aussi longtemps ? Est-ce que les hommes sont immortels ?
Jérôme Kirman : Ils ne sont pas immortels, leur longévité n'est qu'à peine supérieure à la nôtre, mais leur solution à ça a été d'employer des techniques de cryogénie, de congélation. Ils se mettent en suspens, en sommeil et de temps en temps seulement, se mettent en veille. Ils font les maintenances nécessaires au fonctionnement du vaisseau avant de se replonger pour quelques décennies.
Léa Minod : C'est-à-dire que pendant le voyage, ils passent plus de temps à dormir congelés, qu'à être réveillés et à parler ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est ça.
Léa Minod : Quel est le personnage principal du texte ?
Jérôme Kirman : Ici le personnage principal, c'est Pham Nuwen qui est un jeune, un nouvel arrivant dans la succession Qeng Ho puisqu'il a grandi sur une planète étrangère et a été un petit peu adopté.
Léa Minod : La planète Canberra.
Jérôme Kirman : Voilà
Léa Minod : Et qu'est-ce qu'il fait comme métier ?
Jérôme Kirman : Il est en train de se former au travail de programmeur archéologue.
Léa Minod : Qu'est-ce que c'est que ça ?
Jérôme Kirman : Un programmeur archéologue, dans l'univers de Vernor Vinge, c'est quelqu'un qui programme les ordinateurs, mais qui a besoin de maintenir des programmes très anciens qui ont pu être écrits il y a des siècles ou des millénaires et qui sont encore en usage. Et qui doit, par conséquent, comprendre comment ont pensé, comment ont raisonné, à l'époque, les auteurs de ces programmes.
Léa Minod : C'est de l'archéologie, mais dans l'informatique. C'est ça ?
Léa Minod : Qui sont les autres personnages ?
Jérôme Kirman : Il est accompagné de deux de ses mentors qui sont en train de le former.
Léa Minod : Sura Vinh et Bret Trinli, c'est ça ?
Léa Minod : Je pense qu'on a à peu près tout dit pour essayer de comprendre ce texte intergalactique. Alors on ferme les yeux et on se plonge dans l'univers imaginé par Vernor Vinge.
Audrey Stupovski : « Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l'origine des temps. C'était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l'avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l'ère coloniale à l'origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du Reprise. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l'Humanité quitte la Terre. Le miracle – l'horreur, disait Sura – c'était que, contrairement aux inutiles épaves de l'histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur. Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l'instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre. Mais, si on y regardait d'encore plus près… l'instant initial se situait en réalité quelques cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l'un des premiers systèmes d'exploitation informatiques de l'Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d'assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l'aspect romantique du vol dans l'espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche.
- On devrait tout récrire, conclut Pham.
- On l'a fait, dit Sura sans lever les yeux.
Elle se préparait à sortir de Veille et avait passé les quatre derniers jours à essayer de résoudre un problème dans l'automatisation de la cryostase.
- On a essayé, rectifia Bret, qui rentrait des congélateurs. Mais même les niveaux supérieurs du code système de l'escadre ont un volume gigantesque. Toi et mille de tes copains seriez obligés de travailler pendant un bon siècle pour les reconstituer.
Trinli lui sourit d'un air malveillant.
- Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d'incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là. »
Léa Minod : On entend ici la description de programmes informatiques qui, bien que brinquebalants, fonctionnent toujours depuis leurs inventions. En fait, quelle est l'idée principale du texte concernant l'informatique ?
Jérôme Kirman : Dans ce texte en particulier, Vernor Vinge fait allusion à un système de comptage du temps. Un qu'il connaît bien puisqu'il est présent dans les systèmes informatiques depuis, comme c'est suggéré, les années 70.
Léa Minod : C'est-à-dire depuis le premier pas de l'Homme sur la Lune ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : C'est évidemment ce que les Qeng Ho ont supposé. Ils se sont dit : « Ah, quel événement historique peut bien marquer le début de ce calendrier ? Ce doit être quelque chose de marquant, quelque chose comme les premiers pas de l'humanité sur un nouveau corps stellaire ! »
Léa Minod : Et en fait ?
Jérôme Kirman : Et en fait, c'est simplement la convention qu'ont choisie les informaticiens de dire : « Nous avons créé un nouveau système d'exploitation. Qu'est-ce qu'on va choisir pour marquer l'instant zéro de la mesure du temps de ce système ? Ben, le moment où on l'a créé. »
Léa Minod : Et c'était quand ?
Jérôme Kirman : Alors… ils l'ont placé au 1er janvier 1970.
Léa Minod : Comment s'appelait ce système d'exploitation ?
Jérôme Kirman : Il s'agit du système d'exploitation Unix qui est encore aujourd'hui, sous différentes formes, différents dérivés, en usage sur la plupart de nos ordinateurs. Par exemple : nos tablettes, nos smartphones Android, ont dans leur cœur ce qu'on appelle un noyau, nommé Linux, qui est un héritier d'Unix.
Léa Minod : Ça veut dire que dans nos ordinateurs, aujourd'hui, on a toujours comme année 0, seconde 0, le 1er janvier 1970 ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : Sur la plupart des machines, effectivement, actuellement c'est le cas.
Léa Minod : Et ça sera le cas dans 5 000 ans donc, si on écoute le texte ?
Jérôme Kirman : Si on pousse la logique, effectivement, pourquoi réinventer quelque chose qui fonctionne déjà ?
Léa Minod : Mais si je comprends bien, c'est l'année 0, mais par-dessus, on ajoute des couches successives de technologies qui sont un peu comme des couches pas très stables, c'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est un petit peu ça. C'est-à-dire que, bien sûr, aucun utilisateur n'a envie de voir sur le mur de ses réseaux sociaux : « Message envoyé à 2 milliards 787 millions quelque chose secondes. » On préfère voir : « Envoyé il y a 2 minutes. » Et pour pouvoir afficher ce genre de chose, il faut tenir compte de beaucoup : la durée d'une année, le décalage horaire, les conventions en usage, les réglementations des pays… et l'ordinateur s'en charge également.
Léa Minod : Mais pourquoi ça marche alors que ça n'a l'air vraiment pas très stable, quand même ?
Jérôme Kirman : Ça fonctionne parce que, bien sûr, les informaticiens eux se disent : « Bon, je vais vérifier que tout fonctionne bien » et réécrivent leur programme, le réajustent, et ne le publient que lorsque ça fonctionne. Et comme chacun sait, bien sûr, ça fonctionne… sauf quand ça ne fonctionne pas très bien.
Léa Minod : Vous avez un exemple de moment où ça n'a pas fonctionné du tout ?
Jérôme Kirman : Pas fonctionné du tout, il y en a…
Léa Minod : Un gros bug ?
Jérôme Kirman : Voilà… Alors, bien sûr, le plus gros bug de l'histoire, qui est souvent mentionné dans les cours d'informatique ‒ pour inspirer un petit peu les programmeurs à faire attention à ce qu'ils font ‒ c'est l'explosion de la fusée Ariane qui était due à un simple petit détail de très bas niveau sur comment étaient enregistrés, représentés les nombres à l'intérieur.
Léa Minod : C'était quand ? C'était dans les années 70 ça ?
Jérôme Kirman : Non, c'était bien plus tard.
Léa Minod : Donc juste, j'essaye de comprendre. Il y a ce système qui s'appelle Unix et par-dessus, il va y avoir d'autres systèmes qui ont été inventés et qui vont se greffer à ce premier système, c'est ça ? Et c'est ce qui fait à la fois toute la cohérence, et en même temps le côté instable ?
Jérôme Kirman : C'est un petit peu ça. Bien sûr, ce n’est pas toujours le système Unix en dessous le « responsable », entre guillemets, mais de manière générale l’informatique se fait en empilant des couches, des abstractions successives. On dit : « Bon voilà, maintenant, je sais comment faire une addition. Je peux m'en servir pour faire des choses plus complexes dont je me servirai pour faire des choses plus complexes, dont je me servirai… » Et celui qui fait les applications de plus haut niveau ‒ on dit en informatique qu’il est tout en haut de la pile ‒ ne se préoccupe pas toujours de savoir comment fonctionne le détail de ce qu’il y a en dessous, jusqu’au plus profond.
Léa Minod : D'où l'utilité du métier de Pham Nuwen ?
Jérôme Kirman : D'où l'utilité du programmeur archéologue, oui, dans un futur où le nombre de couches est devenu tellement vaste que plus aucun humain ne peut espérer comprendre toute la pile.
Léa Minod : Est-ce que vous aussi, quand vous étiez jeune informaticien comme Pham Nuwen, vous avez eu envie de réécrire tout le système pour repartir sur des bases stables ?
Jérôme Kirman : Bien sûr ! C'est la tentation quand on commence à apprendre un petit peu l'informatique. On se dit : « Je ne comprends pas très bien ce qui se passe en dessous, ça a l'air compliqué… » Et puis on se dit : « Le plus simple c'est encore de tout refaire. De tout réécrire. »
Léa Minod : Mais alors pourquoi on ne le fait pas ?
Jérôme Kirman : Alors, pourquoi ne pas le faire ? Parce que, d'abord, on se rend compte que : « Ah, mais c'est beaucoup, beaucoup de travail. » Parce que faire un système qui compte les secondes à partir d'une nouvelle date, pourquoi pas l'an 2000, ce n'est pas très compliqué. Mais ensuite, toutes ces histoires de fuseaux horaires, de conventions, etc., ça fait quand même beaucoup de travail un petit peu embêtant, un petit peu fatigant. Et puis, ce dont on se rend compte, quand on a tendance à refaire souvent des programmes existants, c'est qu'on a tendance à reproduire des erreurs qui ont déjà été produites, et qui ont déjà été corrigées historiquement.
Léa Minod : Mais si je comprends bien, plus l'informatique va progresser, plus les strates et le risque d'incohérences va se multiplier ?
Jérôme Kirman : Oui c'est un risque et c'est quelque chose que beaucoup d'informaticiens dénoncent un petit peu aujourd'hui. Notamment avec le développement web, où il y a parfois des choses qui s'empilent sans qu'on ne comprenne très bien les tenants et les aboutissants de comment fonctionne le logiciel. Et ça peut avoir, parfois, des conséquences, évidemment assez néfastes.
Léa Minod : Mais est-ce que tout peut s'effondrer ?
Jérôme Kirman : Alors, « tout », ça paraît difficile, mais un petit effondrement local, ça peut déjà avoir des conséquences assez désastreuses. Par exemple, il y a eu assez récemment un programmeur qui avait écrit un petit fragment de code très utilisé, assez banal, mais dont beaucoup de monde se servait. Et il a décidé, parce qu'il était très mécontent, de supprimer des dépôts son logiciel. Et subitement des tas d'autres logiciels ont cessé de fonctionner, parce qu'ils dépendaient de façon critique de ce petit fragment.
Léa Minod : Donc c'est un système d'interdépendance, quoi.
Jérôme Kirman : Voilà.
Léa Minod : Par ailleurs, Vernor Vinge est aussi connu pour avoir imaginé ce qu'on appelle la singularité technologique. Est-ce que vous pouvez m'en parler ?
Jérôme Kirman : Alors la singularité, c'est un concept un petit peu idéaliste, mais d'un autre côté aussi le prolongement logique d'une tendance en informatique, qui est que ‒ comme vous le savez sans doute ‒ en informatique la puissance des ordinateurs a tendance à augmenter. Et la tendance qu'elle a suivie, depuis les années 70 justement, c'est d'augmenter de manière exponentielle avec ce qu'on appelle la loi de Moore.
Léa Minod : Donc se multiplier, 2 fois tous les 18 mois, c'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est ça. On double, et on double, et on double le nombre de transistors qu'on arrive à faire rentrer dans un petit circuit, tous les 18 mois. Et ça a des conséquences majeures en termes de puissance de calcul, de capacité de stockage, qui ont donné le chamboulement, l'ère de l'information qu'on connaît un peu aujourd'hui.
Léa Minod : Et c'est quoi la singularité alors ?
Jérôme Kirman : La singularité, c'est le prolongement logique de cette tendance. On se dit : « Mais qu'est-ce qui se passe si ça continue à augmenter exponentiellement ? » On a vu récemment qu'une croissance exponentielle, ça peut très vite s'emballer ; au bout d'un moment, c'est même voué à s'emballer. L'idée de Vernor Vinge, c'était : qu'est-ce qui se passe si on fabrique des ordinateurs toujours plus performants ? Même si les intelligences artificielles actuelles ne sont pas très impressionnantes et un peu douteuses, si on double et qu'on double et qu'on double et qu'on double encore leurs capacités, peut-être que d'ici quelques décennies, il pourrait advenir qu'elles deviennent plus impressionnantes, meilleures que l'Homme et deviennent, à leur tour, capables d'améliorer leurs capacités exponentiellement. Et à ce moment-là, on n’aura plus de maîtrise sur le phénomène.
Léa Minod : C'est-à-dire que ces systèmes deviendraient complètement indépendants de l'intervention humaine ?
Jérôme Kirman : C'est ça, c'est-à-dire que les choses se passeraient trop vite pour que les humains puissent en garder la maîtrise ; puisque les nouvelles générations d'ordinateurs arriveraient tellement vite qu'aucun être humain n'aurait le temps d'y réagir.
Léa Minod : Vous y croyez, vous ?
Jérôme Kirman : Alors… moi personnellement, pas trop. La nature des exponentielles, comme on l'a vu aussi, c'est de s'emballer, d'augmenter exponentiellement, mais… jusqu'à arriver dans un mur. Il y a toujours un obstacle matériel et en particulier dans le cas de la loi de Moore, en informatique, il existe des limites physiques qui disent qu'on ne peut pas forcément réduire la taille d'un transistor indéfiniment. À un moment, on se heurte à un mur.
Léa Minod : À l'infiniment petit.
Léa Minod : Pourquoi est-ce que c'était important pour vous, aujourd'hui, en tant que médiateur en informatique, de nous faire entendre ce texte ?
Jérôme Kirman : Pour moi, c'est important parce qu'on vit dans une société qui a de plus en plus tendance à informatiser, à automatiser beaucoup de traitements avec des conséquences de plus en plus directes sur la vie des gens. Et c'est important de se rappeler que les systèmes informatiques, les algorithmes, quand on en dit : « L'algorithme a décidé ceci », « L'algorithme a décidé cela », ce n’est pas une sorte d'oracle magique. Il n'y a rien d'étonnant dedans. Il y a simplement des programmes qui ont été écrits par des humains dans un certain contexte, à une certaine époque, pour certaines raisons ; et qui sont réutilisés à ces usages.
Léa Minod : Donc c'est pour nous rappeler qu'il y a bien un côté matériel à l'immatériel.
Jérôme Kirman : Voilà, il y a bien un côté matériel et il y a bien un côté humain dans toutes ces décisions.
Léa Minod : Merci beaucoup. Est-ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question public 1 : Merci, c'était génial. J'ai une question. Je me demande : est-ce que ce métier de programmeur-archéologue, il ne serait pas pertinent dès aujourd'hui finalement, puisque on est dans cette pleine montée exponentielle des capacités informatiques et technologiques ?
Jérôme Kirman : Alors, aujourd'hui, ce qu'on préfère, c'est plutôt de réécrire que de devoir avoir un programmeur-archéologue. Et puis surtout, comme on est encore relativement proches des premiers temps de l'informatique, souvent quand on a un problème avec un programme qui est ancien et dont on ne sait plus trop comment il marche, quelque chose qui se fait encore, ça va être d'aller chercher des vieux programmeurs à la retraite et de leur signer un chèque avec plein de zéros. « Oh là là, ce vieux système informatique, crucial pour la banque, ne fonctionne plus ! Comment peut-on l'adapter sur une machine moderne ? » demande-t-on à la seule personne qui sait encore comment il fonctionne.
Question public 2 : Peut-être est-ce que chez le médiateur que vous êtes, il y aurait, de manière sourde, l'envie que les plus petits à l'école soient très rapidement formés au code, à la programmation informatique ? Tous.
Jérôme Kirman : Alors, je ne sais pas en fait, si c'est vraiment une si bonne idée… mais une certaine éducation à la pensée informatique, à la pensée algorithmique par contre, effectivement, ça me paraît indispensable. C'est-à-dire, même si on ne maîtrise pas la technique d'écrire le programme, de le maintenir, ça me semble vraiment important de comprendre qu'est-ce que c'est qu'un programme et comment ça marche. Pour toutes les raisons, dans notre société, pour pouvoir comprendre ce qui se passe, et pour ne pas croire à la magie, surtout !
Question public 3 : Bonjour. J'ai beaucoup aimé ce voyage intergalactique et informatique. Je voulais savoir ce que vous pensiez de films de science-fiction basés sur des œuvres littéraires à la base, du type Terminator, ou 2001, l'odyssée de l'espace avec cette incarnation d'une intelligence qui échappe aux humains. Est-ce que c'est réel ? Quelle serait la limite à ce genre de système ?
Jérôme Kirman : C'est des exemples assez différents ; alors évidemment, on dit souvent parmi les amateurs de science-fiction que, malheureusement, les adaptations en films ont tendance toujours à perdre un petit peu la subtilité des livres. C'est ce qu'on a dit pour Dune, c'est ce qu'on a dit pour beaucoup d'autres choses… et c'est vrai que c'est un peu le cas, mais je voudrais m'arrêter un petit peu sur 2001, l'odyssée de l'espace, qui est au contraire, un exemple intéressant, parce que le film et le livre ont été un peu co-écrits entre Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke. Et particulièrement dans le cas de 2001, l'odyssée de l'espace, le film est un petit peu obscur, il ne montre pas toujours toutes les causes. Donc ça peut être une expérience assez contemplative et on se demande : « Pourquoi cet ordinateur se met à tuer les passagers ? Pourquoi se montre-t-il aussi violent, aussi cruel envers les humains ? » Et une interprétation qui est tout à fait valable, c'est que la machine n'est pas vraiment en train de s'en prendre aux humains, qu'elle ne les déteste pas. Simplement, elle se contente de suivre à la lettre le programme qu'on lui a donné. On lui a demandé de tout faire pour s'assurer que la mission réussisse et qu'il n'y ait pas d'imprévu. Et la machine détermine que la plus grande source d'imprévus qu'il puisse y avoir à bord du vaisseau, c'est son équipage humain…
Léa Minod : Ainsi si les conventions sur lesquelles se construisent les technologies informatiques depuis la fin des années 60 restent inchangées, archaïques, presque bancales, Vernor Vinge prédit pourtant qu'un jour l'intelligence artificielle prendra le contrôle. Il paraît même qu'en 2035, au plus tard, l'Homme aura créé une intelligence supérieure à la sienne mettant ainsi fin à l'ère humaine.
Voix off : Merci à Jérôme Kirman et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte, ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Audrey Stupovski. Une interview signée Léa Minod.Sound design et réalisation : Bertrand Chaumeton.« Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience.Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Épisode 3 : M. Tompkins explore l'atome, un texte de George Gamow.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Jacques Petitpré en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en physique, Jacques Petitpré a toujours connu le Palais de la découverte où il se passionnait dès 5 ans pour la médiation. Il a repris le flambeau depuis 24 ans, toujours avec la même passion. Installé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de George Gamow, influent physicien et vulgarisateur de génie au XXᵉ siècle. Sur scène, le comédien Moïse Courilleau s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Science lues », vous avez choisi un extrait du roman de M. Tompkins explore l'atome, qui a été publié en 1944, de George Gamow. Est-ce que vous pouvez nous rappeler qui il est ?
Jacques Petitpré : George Gamow ou Monsieur Tompkins ?! [Sourire]
Léa Minod : George Gamow, d'abord.
Jacques Petitpré : C'est un grand nom de la physique au XXᵉ siècle. Il a fait des travaux influents en physique quantique tout d'abord, c'est un des découvreurs de l'effet tunnel. Ensuite, en cosmologie, il a contribué au modèle du Big Bang. Et puis, puisqu'il était un homme de beaucoup d'intérêts, il a même fait de la biologie et de la génétique sur la fin de sa carrière. Il a aussi eu de grandes contributions en biologie.
Léa Minod : C'est aussi un des maîtres de la vulgarisation scientifique, non ?
Jacques Petitpré : Effectivement, par sa série de livres sur les aventures de « Monsieur Tompkins », il a créé, si je peux dire, un style de vulgarisation qui reste d'actualité, même 60 ans après son écriture.
Léa Minod : Quel a été son parcours ? Où est-ce qu'il est né ? Où est-ce qu'il est allé ?
Jacques Petitpré : Il est né à Odessa. Il a commencé sa carrière dans ce qu'était l'ancienne Union soviétique et ensuite il a été invité en 1930 au congrès de Solvay. Il a demandé à pouvoir y aller. Et là, à son grand étonnement, on lui a donné l'autorisation d'y aller. Ce qui était rare à l'époque pour les physiciens soviétiques. Il en a profité pour s'enfuir avec sa femme, qu'il a fait passer pour sa secrétaire.
Léa Minod : C'était juste avant la Seconde Guerre mondiale, c'est ça ?
Jacques Petitpré : Tout à fait. Et ensuite, il a terminé sa carrière, entre les États-Unis et l’Angleterre également. Il était un peu sur les deux continents.
Léa Minod : Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez découvert ce texte Mister Tompkins ou Monsieur Tompkins explore l'atome ?
Jacques Petitpré : Oui, puisque c'est mon grand-père qui m'a offert ce livre. J'avais une dizaine d'années à peu près et je l’ai là ! C’est l’original. [Il le montre au public.]
Léa Minod : Donc c'est l'édition qu'on ne trouve plus maintenant ?
Jacques Petitpré : Tout à fait. J'ai lu ça et je pense que c'est une des choses qui a fait que j'ai plongé dans la physique. C'était une révélation, on peut le dire !
Léa Minod : Pourquoi ?
Jacques Petitpré : Cette série de livres en fait, ça montre vraiment le côté merveilleux de la science et de la physique en particulier. Ça montre à quel point c'est un monde de rêve. Ce n'est pas de la vulgarisation où seulement on explique les choses, là on va suivre ce Monsieur Tompkins qui va à travers ses rêves plonger dans le monde de la physique. Il va lui-même expérimenter les grandes notions de la physique. Il va devenir un électron, il va se promener à la vitesse de la lumière. Et ça permet de personnifier vraiment la vulgarisation, et de la rendre extrêmement « implicante », si je peux dire.
Léa Minod : Quel était l'objectif de votre grand-père en vous offrant ce livre ?
Jacques Petitpré : Bonne question. [Rire.] Lui-même était depuis très longtemps, plus de 30 ans, au Palais de la découverte. Il était à la Société des amis du Palais de la découverte. Peut-être faire partager tout simplement son émerveillement et son amour pour la physique.
Léa Minod : Parce que c'était l'objectif de créer une vocation pour vous ?
Jacques Petipré : Il avait vu qu'il y avait une possibilité de partager avec moi cette passion qu'il avait. Donc c'est un moyen, je pense, une sorte d'invitation que j'ai reçue et dont je ne suis toujours pas remis.
Léa Minod : Si on revient sur le texte il y a Monsieur Tompkins qui est le personnage principal. Est-ce que vous pouvez me dire qui il est ?
Jacques Petitpré : Alors le principe de cette série de livres – et c'est en cela qu'il est si particulier, si exceptionnel et qu'il a été repris par la suite – c'est que ça n'explique pas la physique d'un point de vue impersonnel, mais on va suivre les aventures de ce monsieur et se poser les mêmes questions que lui. Il se trouve que lui n'y connaît rien en physique. Donc on va se poser les mêmes questions, on va trouver les réponses en même temps que lui, et lui pour trouver ses réponses va plonger à travers ses rêves au cœur de la physique. Il va devenir une particule, il va devenir un atome, donc on va pouvoir vraiment « expérimenter » les choses, si je peux dire.
Et pour répondre à votre question, c'est un employé de banque, tout simplement, qui n'a au départ aucun intérêt pour la physique. Simplement, il s'ennuie un peu parce qu'il ne trouve pas beaucoup d'intérêt dans les distractions qui se trouve autour de lui. Donc il se rend au départ à une conférence d'un physicien à l'université. Et vu qu'il ne comprend rien pendant la conférence, il s'endort et au travers de ses rêves, il va comprendre ce dont la personne parlait dans la conférence. Ça, c'est le sujet du premier livre M. Tompkins, au pays des merveilles, qui parle de physique quantique et de relativité. Et ensuite, il va tomber amoureux de la fille du physicien en question, se marier avec elle.
Léa Minod : Maud ?
Jacques Petitpré : Maud, tout à fait. Ce qui fait qu'il y a un personnage féminin dans un livre de physique dans les années 50, c’est déjà une performance notable. Et dans ce deuxième livre, M. Tompkins explore l’atome, il est chez lui pour le coup, il parle avec sa femme, il observe un peu son quotidien. Il va ensuite s'endormir et repartir dans ses rêves, au cœur de l'atome.
Dans l'extrait que l'on va lire là, il s'est rendu à nouveau à une conférence de son beau-père qui parle de la formation de l'atome, de la matière, du noyau, des électrons autour. Et il va s'endormir, va plonger au cœur de l'atome. Il va devenir lui-même un électron et comprendre…Je peux faire un petit rappel sur le texte ? Ce dont on va parler dans ce texte-là, c'est que dans un atome, vous avez un noyau massif autour duquel il y a des électrons qui vont se mettre par couches successives. Donc on va comprendre dans ce texte comment est-ce que les couches vont se remplir. Et assez logiquement, ce sont les électrons qui vont être dans la couche la plus extérieure, qu’on appelle les électrons de valence qui vont conditionner la façon dont les atomes vont pouvoir se lier entre eux pour former des molécules. Si un atome a, dans sa couche extérieure, un électron « en trop » par rapport à un remplissage optimal et s'il y a un atome qui, dans sa couche extérieure, a un électron « en moins », on peut imaginer que quand ils vont se rencontrer, ça va « matcher », l'électron « en trop » va aller combler le trou là où il y a un électron « en moins ». Les deux atomes vont se lier pour former une molécule. C'est ce qui se passe là puisque monsieur Tompkins devient l'électron d'un atome de sodium qui est un électron « en trop » et il va s'approcher d'un atome de chlore qui est un électron « en moins » et donc le chlore et le sodium vont se marier et former ce qu'on appelle du chlorure de sodium. Mais ce qu'on appelle entre nous du sel de table, tout simplement !
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on se plonge dans l'atome.
Moïse Courilleau : « Quand il s’enfonça dans son sommeil, l’inconfort de son siège austère disparut, pour faire place à l’agréable sensation de flotter dans les airs ; il ouvrit les yeux et eut la surprise de se trouver filant à travers l’espace à une assez bonne vitesse.
Regardant autour de lui, il se rendit compte qu'il n’était pas seul dans ce voyage fantastique. Beaucoup de formes vagues et nébuleuses évoluaient, comme lui, autour d’un objet de grande taille et qui paraissait lourd. Ces êtres étranges voyageaient par paires en se poursuivant gaiement sur des pistes circulaires où elliptiques. M. Tompkins se sentit soudain tout malheureux, car, seul de tout le groupe, il n’avait pas de compagnon.
« Pourquoi n’ai-je pas emmené Maud ? » se demandait-il tristement. « Nous nous serions bien amusés dans cette foule joyeuse ».
La piste sur laquelle il se mouvait était extérieure aux autres, et il avait très envie de se joindre à la bande, mais la pénible impression d'être un individu excentrique l’en empêchait. Malgré tout, quand un des électrons passa près de lui (car M. Tompkins avait compris qu’il se trouvait mêlé à la communauté électronique d’un atome), il ne put se retenir de lui faire part de ses ennuis.
« Pourquoi n’ai-je personne pour jouer avec moi ? » lui cria-t-il.
« Parce que cet atome est impair, et que vous êtes l’électron de valence », lui lança l’électron en virant et en se replongeant dans la foule dansante.
« Les électrons de valence vivent seuls ou trouvent des compagnons dans d’autres atomes », cria le soprano strident d’un autre électron, qui passait devant lui à toute vitesse.
« S'il te faut un bon copain, saute dans le chlore et tends la main » chantait un autre d’un air moqueur.
« Je vois que vous êtes nouveau ici, mon fils, et que vous vous sentez très seul » dit affectueusement une voix au-dessus de lui.
En levant les yeux, M. Tompkins aperçut la large silhouette d'un moine vêtu d’une robe brune.
« Je suis le Père Paulini », continua le moine en parcourant la piste avec M. Tompkins, « et ma mission sur terre est de veiller sur la vie physique et morale des électrons, dans les atomes et partout ailleurs. C’est mon devoir de distribuer comme il faut ces folâtres particules sur les différentes couches quantiques des belles structures atomiques construites par notre grand architecte Niels Bohr. Afin de maintenir l’ordre et de sauvegarder les convenances, je ne permets jamais à plus de deux électrons d'emprunter la même piste ; vous savez bien que les ménages à trois créent toujours des difficultés. Les électrons sont donc en tous temps groupés par paires de « spin » opposé, et aucun intrus n'est admis sur une piste déjà occupée par un couple. C'est une bonne loi, et je dois ajouter qu'aucun électron n'a encore enfreint mes ordres. »
« C’est peut-être une bonne loi », objecta M. Tompkins, « mais elle ne me convient guère en ce moment. »
« Je comprends », dit le moine en souriant. « Vous n'avez vraiment pas de chance d’être électron de valence dans un atome impair. À cause de la charge électrique de son noyau l’atome de sodium dont vous faites partie a droit à onze électrons en tout (le noyau est cette grosse masse noire que vous voyez au centre). Malheureusement pour vous, onze est un nombre impair, ce qui n’est pas inhabituel, puisqu'un nombre sur deux est impair, et un sur deux pair. Comme vous êtes le dernier arrivant, vous allez rester seul quelque temps. »
« Vous voulez dire que j'ai quelque chance de m'en tirer plus tard ? » s'empressa de demander M. Tompkins. « Par exemple en chassant l’un des anciens ? »
« Pas exactement », dit le moine en le menaçant de son index charnu. « Pourtant, il peut toujours se faire qu'un des membres d’un cercle intérieur soit projeté au dehors par une perturbation étrangère ; et cela libérerait une place. Mais si j’étais vous, je n’y compterais pas trop. »
« Ils m'ont dit que je devrais aller dans du chlore », dit M. Tompkins, déçu des paroles du Père Paulini. « Pouvez-vous m’expliquer comment il faut faire ? »
« Jeune homme, jeune homme ! » soupira le moine tristement, « pourquoi recherchez-vous à ce point la compagnie ? Ne pouvez-vous jouir de votre solitude et de l’occasion que le Ciel vous envoie de contempler votre âme en toute sérénité ? Pourquoi les électrons impairs doivent-ils toujours aspirer à la vie temporelle ?… Pourtant, si vous insistez pour ne pas rester seul, je vous aiderai à réaliser votre souhait. Regardez dans la direction que je vous indique, vous verrez un atome de chlore qui s'approche de nous, et même à cette distance vous pourrez apercevoir une place inoccupée où vous seriez très certainement le bienvenu. La place vide se trouve dans le groupe des électrons extérieurs, ou « couche M », qui doit être composée de huit électrons accouplés en quatre paires. Quatre électrons parcourent la piste dans un sens, et trois seulement dans l’autre, ce qui laisse une place vacante, Les couches internes, connues sous le nom de « couches K » et « I » sont complètement remplies et l'atome sera très heureux de vous recevoir pour compléter sa couche extérieure. Quand les deux atomes seront l'un près de l'autre, vous n'aurez qu'à sauter, comme le font tous les électrons de valence. Que la paix soit avec vous, mon fils ! » Sur ces mots, l’impressionnante silhouette du prêtre électronique s‘évanouit soudain dans l'air. »
Léa Minod : Donc si on revient sur l'aspect vraiment scientifique de ce texte, qu'est-ce qu'il raconte ?
Jacques Petitpré : Il raconte simplement que les électrons vont se ranger par couches autour du noyau et que, pour chaque couche il y a un nombre déterminé, un nombre optimal d'électrons. Si pour un atome dans la couche extérieure, il y a un électron en trop par rapport à ce remplissage optimal ‒ c'est le cas du sodium où est M. Tompkins ‒ et si à côté, il y a un atome où, dans la couche extérieure, il y a un électron en moins par rapport au nombre optimal… Eh bien, évidemment, l'électron en trop d'un atome va essayer d'aller combler le vide qu'il y a dans la couche extérieure de l'atome où il y a un électron en moins. Donc les atomes vont se lier, c’est ce qu’on appelle une liaison ionique. Voilà. En gros.
Léa Minod : Le Père Paolini lui adresse la parole, de qui il s'agit en fait ?
Jacques Petitpré : Il s'agit de Wolfgang Pauli, qui est un grand physicien autrichien du milieu du XXᵉ siècle qui a notamment donné son nom au « principe d'exclusion de Pauli », une des règles les plus fondamentales de la physique des électrons. Et c'est quelque chose que Gamow utilise beaucoup. Tompkins va rencontrer Pauli, il va rencontrer Heisenberg, il va rencontrer des grands physiciens qui vont apparaître sous la forme de personnages imaginaires, ou, comme c’est le cas ici, va rencontrer même des concepts. À un moment il va rencontrer ce qu’il appelle le démon de Maxwell qui est un concept physique. Il va le rencontrer en vrai. Et voilà, dans ses aventures il rencontre des grandes figures de la physique, réelles ou imaginaires.
Léa Minod : Et il est fait mention d'une autre personne qui est Niels Bohr présenté comme notre grand architecte par le Père Paolini. Donc ça serait comme un peu comme une sorte de divinité suprême pour les scientifiques ?
Jacques Petitpré : Plus modestement, cette façon de se représenter un atome est une manière parmi d'autres de se représenter un atome, ce qu'on appelle « l'atome de Bohr ». Mais cela interroge aussi la notion de modèle parce que c'est comme ça qu'on se représentait un atome au début du XXᵉ siècle. Maintenant, on sait qu’en fait ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Mais ce modèle reste utile pour plein de choses, pour expliquer plein de choses, notamment les liaisons chimiques. Et Bohr est celui qui a eu l'idée de cet atome où on a le noyau au milieu et les électrons qui tournent autour, qui est d'ailleurs le modèle que 99 % des gens ont en tête quand ils pensent un atome, alors qu'en fait ce n'est pas vraiment un noyau avec des électrons qui tournent autour. Mais si on peut se représenter les choses comme ça, ça permet d'expliquer beaucoup de choses.
Léa Minod : Et pourquoi cette référence à la religion à travers le Père Paolini ? Et en même temps l'idée du « grand architecte » qui est aussi une périphrase qu'on emploie pour parler de Dieu ?
Jacques Petitpré : C'est une très bonne question. Je pense que c'est lié à l'époque, à mon avis. Dans les années 50, on pouvait se permettre cela. Il y a aussi l'idée que la physique est vécue par certains comme quelque chose qui peut expliquer les règles de l'Univers. Vous savez en fait, en physique, à un certain moment, c'était à la mode de parler de la « théorie du Tout », une théorie qui expliquerait absolument tout et là effectivement il y a quelque chose d'un peu religieux presque. Donc je pense que c'est pour ça qu'il y a ce genre de référence.
Léa Minod : Ce n'est pas une volonté de se moquer ?
Jacques Petitpré : De la religion ?
Léa Minod : De la tentative de tout expliquer, de la religion !
Jacques Petitpré : Alors là, vraiment, je ne pourrais pas parler à la place de Gamow. Mais dans les années 50, je ne pense pas honnêtement. Je ne pense pas qu'il se permettrait de se moquer de ça. Il se moque peut-être un peu de la religion parce qu'il se trouve que Wolfang Pauli était un petit homme un petit peu rond, chauve, c’est comme ça aussi qu'on s'imagine souvent les prêtres. Mais je ne pense pas qu'il y avait de la part de Gamow cette volonté.
Léa Minod : Quand on se plonge dans le texte sans aucune connaissance scientifique, il faut aussi accepter de lâcher prise et que des concepts, comme par exemple l’électron de valence, soient d'abord évoqués dans un premier temps sans qu'on en ait l'explication, puis expliqués dans un deuxième temps… Est-ce que c'est aussi cette démarche-là que vous aviez quand vous étiez enfant à 10 ans, d’accepter de ne pas tout comprendre ?
Jacques Petitpré : Tout à fait, je pense que c’est tout à fait important, c'est notamment la démarche de Monsieur Tompkins aussi quand il va aux conférences, il ne comprend pas ce qui se passe, il s'endort et là il comprend les choses. C'est la différence entre un cours et une démarche de vulgarisation. Dans une démarche de vulgarisation, on est là pour transmettre des connaissances, mais on n'est pas là pour transmettre des formules. On est là pour transmettre d'abord et avant tout la curiosité, pour transmettre le merveilleux, les connaissances sont là et elles sont tout à fait importantes, mais si elles sont seules, on est dans un cours, on n'est pas dans la vulgarisation. Donc effectivement, il faut accepter au départ qu’il y ait certaines choses qu'on ne comprend pas et faire confiance aux vulgarisateurs pour que, à la fin de son texte, on ait compris ce qu’on ne comprenait pas.Par contre si on se bloque, si on se dit « ah ben non, ça c'est trop compliqué, moi je ne comprends pas », on ne va pas être suffisamment ouvert pour avoir toutes les explications qui vont nous permettre à la fin de comprendre.
Léa Minod : On peut lire ce texte sans avoir les bases scientifiques qui nous permettent de le comprendre entièrement ?
Jacques Petitpré : Tout à fait, alors là, sans aucun doute. À 10 ans, j'étais très loin d'avoir les bases scientifiques pour le comprendre. Et j'ai d’ailleurs une petite anecdote que je trouve assez étonnante, sur « le remplissage des couches électroniques ». J'ai lu ce texte quand j'avais 10 ans et ensuite c'était en première ou en terminale que j'ai appris cela en cours, et je me suis rendu compte que c’étaient des choses que je connaissais déjà parce que 8 ou 9 ans auparavant, je les avais lues dans un ouvrage de vulgarisation. Dans celui-là, tout à fait ! Je n'avais pas les notions de couches k, l, m et tout ça, mais j'avais déjà les notions que les électrons se mettent par couches, qu'il y avait des électrons qui vont aller combler des vides dans d'autres atomes. Toutes ces notions fondamentales, je les avais ; même si je ne mettais pas encore de mathématiques dessus.
Léa Minod : C'est-à-dire que vous aviez été imprégné par le texte à votre insu ?
Jacques Petitpré : Oui, tout à fait. Le texte avait mis des choses en moi, donc je me suis rendu compte après combien elles étaient fondamentales et importantes.
Léa Minod : Et qu'est-ce que ça vous a fait de vous rendre compte de ça, à ce moment-là ?
Jacques Petitpré : À ce moment-là, je me suis rendu compte de l'importance de la vulgarisation. Montrer ce en quoi les sciences sont simples, montrer ce en quoi les sciences ont un aspect simple, ou un aspect beau, ou un aspect poétique, ou un aspect merveilleux. Parce que j'avais pu, à 10 ans, avoir accès à des notions fondamentales de la physique que je n'avais pas encore intellectuellement les moyens d'appréhender. Et ça, c'est la vulgarisation !
Léa Minod : Mais c'est merveilleux !
Jacques Petitpré : Oui, sans aucun doute.
Léa Minod : Dans ce texte, on a l'impression de plonger dans l'infiniment petit. Mais en fait, c'est l'anthropomorphisme qui est au cœur du récit, c'est-à-dire que les électrons vont pouvoir avoir des intentions. Ils vont pouvoir chanter comme le feraient des Hommes, mais infiniment petits. Est-ce que c'est ça qui fait un peu aussi toute la force de la vulgarisation de Gamow ?
Jacques Petitpré : Oui, et ça c'est quelque chose auquel je tiens beaucoup, qui est très clivant parmi les gens qui font de la vulgarisation ou les physiciens. Depuis quelques années, l'anthropomorphisme, si je puis dire, n'est pas du tout à la mode, il est même proscrit, et je trouve ça un petit peu dommage. Mais ça, c'est mon avis personnel parce que ça permet de faire passer des notions très fines. Par exemple Monsieur Tompkins quand il est dans un électron tout seul, il ne se dit pas « je vais aller me lier à tel atome pour des raisons de potentiel chimique ou quoi que ce soit ». Non, il dit que c’est parce qu’il se sent seul, parce que sa femme lui manque. Alors en soi évidemment, ça n'a pas de sens. Un électron, sa femme ne lui manque pas. Mais on a fait passer la notion que l'électron va naturellement essayer de se coller à un autre électron. C’est-à-dire qu’en utilisant des sentiments, on peut faire passer des notions très, très fines, au moins un petit peu, et ça fait partie du jeu. Puis les lecteurs sont suffisamment avertis ; ils savent bien qu'un électron n'a pas de sentiments. Mais se dire pendant un instant qu'il a des sentiments, ça permet d'expliquer des choses.
Léa Minod : Et c'est ce que vous faites dans vos médiations ?
Jacques Petitpré : Non. Honnêtement, je ne le fais pas forcément, parce qu'il faut un très, très grand talent pour faire ça, sans dire de grosses bêtises. Je le fais un petit peu ou quand je le fais, je le dis « quand des électrons veulent aller là ou là » je dis « mais bien sûr, les électrons ne veulent pas, mais on va faire comme si ! ». Donc j'aimerais avoir le talent de le faire, mais ce n'est pas donné à tout le monde.
Léa Minod : Et une dernière question pourquoi est-ce que c'était important pour vous aujourd'hui de nous faire entendre ce texte ?
Jacques Petitpré : Je pense que ça reste, même 60 ans après, une magnifique introduction à la beauté de la physique. C’est une chose qui reste très actuelle et c'est une façon aussi de vulgariser. Donc non, je pense qu'on est un petit peu perdu aujourd'hui, on est maintenant dans la description. On a enlevé tout le sentiment je trouve, beaucoup du merveilleux, beaucoup de l’humain de la vulgarisation. La vulgarisation est devenue beaucoup plus aseptisée et c'est un peu dommage qu'on ait perdu ça.
Léa Minod : Donc pour vous, ça serait remettre du merveilleux ‒ puisque ça s'appelle comme ça en fait le premier livre de Gamow ‒ dans la vulgarisation scientifique ?
Jacques Petitpré : Voilà, en tout cas c’est une manière de faire, tout à fait. On trouve encore du merveilleux dans la vulgarisation aujourd'hui, mais pas de la façon dont on le trouve dans Les aventures de Monsieur Tompkins.
Léa Minod : Merci. Est-ce qu’il y a des questions dans le public ?
Question public 1 : Moi je voulais revenir sur la discussion où on se demandait s'il se moquait de la religion, est-ce que ce ne serait peut-être pas plutôt dans l'autre sens ? N’y avait-il pas un petit côté peut-être un peu moqueur vis-à-vis de Bohr ou de Paoli ? C'est-à-dire « Voilà y’a des gens qui vont tout expliquer ! » Comme si un peu Bohr était le pape de la physique, avec peut-être un peu d'ironie ou je ne sais pas.
Jacques Petitpré : Effectivement, encore une fois je ne suis pas dans l’esprit de Gamow, mais ça me semble être beaucoup plus ça. Cette explication me parle beaucoup plus. J'imagine plutôt ça. Si on pouvait penser à sa place, ça me semblerait plus se rapprocher de cela, ça me parlerait plus qu’il se moque un peu de certains grands physiciens. Alors ce n’est pas forcément certains grands physiciens ayant la prétention d’expliquer le monde, c'est plutôt ce qu'on leur fait dire après coup. La plupart du temps, eux, ils sont conscients des limites de leurs travaux.
Question public 2 : Moi, j'ai une petite question. Est-ce qu'on peut faire ça un peu dans tous les domaines de la physique, c'est-à-dire est-ce qu'on peut vulgariser comme on vient de le faire avec les atomes, pratiquement tout… Est-ce qu'on peut, au fond, arriver à essayer de trouver cette manière de présenter, comme les électrons qui parlent en quelque sorte ?
Jacques Petitpré : Oui, la démarche peut être appliquée à d'autres domaines de la physique. D'ailleurs, le premier tome parle de physique quantique et de relativité. Le deuxième parle de physique statistique plutôt. Chaque tome étant un recueil d'articles. Donc là, on va plutôt parler de la structure de l'atome, du noyau, des électrons, de choses un peu différentes. Et après Monsieur Tompkins va continuer son exploration puisque en 1969, je crois, Monsieur Tompkins s’explore lui-même ! Et on parle de biologie à ce moment-là. Donc oui, c'est quelque chose qu'on peut imaginer dans plein d'autres domaines.
Et juste une toute petite anecdote sur le fait de plonger au cœur de la science. Le nom de Monsieur Tompkins, on ne sait pas d’où vient ce prénom et les trois initiales qu’il y a avant lui c'est C-G-H Tompkins. CGH étant les trois grandes constantes universelles de la physique. Et souvent, il va jouer sur ces constantes pour faire plonger Tompkins dans le monde de la physique. Par exemple, quand il veut lui faire expérimenter la relativité, la vitesse de la lumière qui est de 300 000 kilomètres/seconde, il va la faire tomber à 30 mètres/seconde et d'un coup les phénomènes relativistes deviennent sensibles aux êtres humains.
Léa Minod : Merci beaucoup. [Applaudissements.]
C'est donc à la veille de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'humanité rétrécit sa pensée et cloisonne ses espaces, que Gamow, devenu citoyen américain, commence à donner vie au personnage de Monsieur Tompkins. Il imagine alors un univers quantique où les notions de territoire et de frontières sont perméables. Une ode à la vie ! La science libre dans l'infiniment petit. Et comme si le monde avait pris le relai, il s'éteindra en 1968, tandis que la jeunesse faisait valser les cadres.
Voix off : Merci à Jacques Petitpré et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Moïse Courilleau. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcast ainsi que sur le site www.palais-decouverte.fr.
Voix off : Le Palais de la découverte présente « Sciences lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique, de Démocrite à nos jours. Épisode 4 : Penser/Classer, un texte de Georges Perec.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Robin Jamet en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en mathématiques, Robin Jamet aime les chiffres autant qu'il apprécie les mots. Et c'est la raison pour laquelle il nous plonge aujourd'hui dans la pensée de Georges Perec, l'un des grands descripteurs de notre monde moderne. Installé dans le noir et équipé de casques bluetooth, le public tend l'oreille. Sur scène, le comédien Laurent Blanpain s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Bonjour Robin Jamet.
Robin Jamet : Bonjour.
Léa Minod : Alors pour cet épisode de « Sciences lues », vous avez choisi plusieurs extraits du recueil Penser/Classer de Georges Perec. Même si son nom ne nous est pas inconnu, est-ce que vous pouvez nous rappeler qui il est ?
Robin Jamet : Alors Georges Perec était un écrivain extrêmement joueur tout en étant pas très gai par ailleurs… C'est un mélange assez sympathique pour moi de dépression joyeuse. C'était un joueur avec la langue, il aimait par exemple fabriquer des grilles de mots croisés, faire des jeux de toutes sortes sur la langue, il faisait notamment partie de l'Ouvroir de littérature potentielle, qui est un mouvement littéraire qui se donne vraiment pour objectif de trouver des contraintes pour se forcer à sortir de ses habitudes d'écriture.
Léa Minod : L'Oulipo, c'est ça ?
Robin Jamet : L'Oulipo, oui, tout à fait. Il n'a pas fait partie des fondateurs, mais il a très vite rejoint le groupe. Il a fait l'une des œuvres les plus connues de l'Oulipo, auprès du grand public qui n'est pas forcément très intéressé par tout ça, qui s'appelle La Disparition, qui est un roman de plus de 300 pages sans la lettre « e », ce qui est évidemment un tour de force. C'est un de ces livres que j'ai beaucoup aimés. Mais en tout cas, voilà, c'est quelqu'un qui a cette dimension de jeu, qui a ce goût que, moi, j'associe un peu à des maths, un goût pour le jeu, pour la logique, qui est une partie des mathématiques. Il y a effectivement du jeu, de la logique dans les maths, il n'y a pas que ça, mais ça en fait partie. Par ailleurs, c'est quelqu'un qui a écrit d'autres livres, beaucoup plus sombres. Par exemple Un homme qui dort, où il raconte globalement sa dépression. Un livre que je trouve magnifique. C'est quelqu'un que je trouve très sympathique parce que joueur, parce que parlant de choses profondes, voilà pour plein de raisons.
Léa Minod : Et comment vous l'avez découvert ?
Robin Jamet : Je pense que c'est parce que, justement, il faisait partie de l'Oulipo et qu'en tant que matheux et amateur de littérature, l'Oulipo, quand on aime les maths, quand on aime la littérature, c'est assez naturel de tomber dessus.
Léa Minod : On peut aimer les maths et la littérature en même temps ?
Robin Jamet : C'est recommandé d'aimer plusieurs choses en même temps, oui quand même. Je pense que les gens qui se privent comme ça, par principe, d'art ou de science ou de n'importe quoi... enfin je ne sais pas, selon moi il faut essayer. On a tous des choses qu'on aime plus ou moins, des choses pour lesquelles on a plus ou moins de prédispositions. Mais je ne vois pas pourquoi le fait d'aimer un truc nous empêcherait d'en aimer un autre. Ce serait absurde de dire : « Moi, je suis fort en musique, donc je ne m'intéresse pas à la peinture, je ne comprendrais rien. » Je trouve ça tout aussi absurde de dire : « Je m'intéresse aux sciences, donc je ne m'intéresse plus à la littérature. Ce n'est pas pour moi, je ne comprendrais rien. » Il y a des gens qui considèrent que c'est une excuse de dire : « Je suis littéraire pour dire je ne peux pas comprendre les sciences, ce n'est même pas la peine que j'essaye. J'ai un cerveau comme ça. » C'est une erreur fondamentale. Tout le monde peut s'intéresser à tout. Il n'y a pas de contre-indication. Donc, pour être tout à fait franc, les disciplines qui m'ont toujours le plus intéressé quand j'étais encore étudiant ont été certes les maths, mais essentiellement tout ce qui n'était pas scientifique à côté. Ce qui m'intéressait le plus, c'était effectivement le français, la philo, l'histoire, l'allemand, la bio... Pas la physique-chimie. De mon temps, on choisissait de faire scientifique ou littéraire, j'ai toujours trouvé ça absurde. On m'aurait laissé le choix, j'aurais fait un choix de mélange.
Léa Minod : Mais Perec, ce n'est pas n'importe quel écrivain, aussi. C'est un écrivain qui essaye vraiment de décrire ce qu'il voit, de décrire le monde, un peu à la manière des scientifiques, non ?
Robin Jamet : Oui, mais ça, c'est beaucoup, beaucoup d'écrivains. Je veux dire, je ne veux pas faire un parallèle trop profond, mais les écrivains ont, en commun et en parallèle avec les scientifiques, d'essayer de décrire le monde qui nous entoure. Proust essaye de s'attaquer à des trucs que personne n'a réussi à décrire avant lui. Nathalie Sarraute, qui est une autre auteure que j'aime énormément, elle le dit elle-même, ses personnages disent tout le temps : « Mais je suis fou, mais personne ne peut comprendre », etc., puis elle se tue à la tâche pour essayer de décrire ces micro-sentiments qui passent en un dixième de seconde et qui sont très importants. Donc je pense que c'est un point commun entre beaucoup d'écrivains, pas tous, il y a des écrivains qui ont d'autres préoccupations, mais c'est un point commun entre beaucoup d'écrivains et des scientifiques. Après, ils s'y prennent pas du tout avec les mêmes méthodes et avec les mêmes moyens.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez nous parler des deux extraits de texte que vous avez choisis ?
Robin Jamet : Oui. Alors le premier, c'est un extrait de Espèce d'espace qui est un des premiers livres de Perec qui m'a complètement enthousiasmé. C'est un truc, effectivement, avec une démarche que je trouve, d'une certaine manière, très scientifique. Il fait la liste de tous les espaces. Il dit tout ce qu'il peut raconter sur les espaces. Donc il commence par la marge dans un livre qui a un tout petit espace, par l'espace entre deux lettres, des choses comme ça, la page blanche... Puis après, on grandit en échelle. Et après, il en arrive à essayer d'expliquer ce que c'est qu'une rue. Qu'est-ce que c'est qu'un espace de rue ? Qu'est-ce que c'est qu'un quartier ? Qu'est-ce que c'est qu'une maison, l'intérieur, l'extérieur ? Qu'est-ce que c'est que ces choses-là ? Donc il essaye d'explorer comme ça, d'un point de vue quasiment scientifique, je dirais. C'est entre la science et la poésie. Sans dire ce que c'est, j'aime beaucoup. Il essaye de dire tout ce qu'il peut dire sur la notion d'espace. Après, l'autre extrait, c'est dans Penser/ Classer. Alors Penser/Classer, c'est très hétéroclite, c'est un regroupement de petits textes... Je crois que c'est un roman posthume, d'ailleurs, dans lequel il y a tout un fatras de choses, des petits essais... Et je crois que c'est ce que je préfère dans Perec. À la limite, c'est terrible à dire, mais je me demande si ce que je préfère, ce n'est pas ces projets d'œuvre que ses œuvres. J'aime beaucoup ses idées. Penser/Classer, c'est un peu ça. C'est un peu plein de tentatives dans tous les sens, plein de pistes, plein d'idées comme ça. Et je trouve que ça nous apporte énormément en tant que lecteur, parce que, en fait, on peut avoir envie de le faire nous aussi. Ça change notre façon de regarder le monde parce qu'on se dit : « Ah oui, ce n'est pas idiot comme idée. Tiens, je pourrais le faire moi aussi, je pourrais tenter. Est-ce que je ne pourrais pas avoir mon projet à moi ? Est-ce que je ne pourrais pas avoir mon idée à moi ? » Et même si je ne la fais pas, avoir eu l'idée, c'est déjà chouette.
Léa Minod : C'est-à-dire que ça nous replace au centre de l'attention, ce qui nous manque peut-être aussi dans notre monde actuel. C'est d'avoir l'attention, de regarder les choses avec précision.
Robin Jamet : Oui, alors ça, c'est aussi un truc qu'apporte la science comme la littérature, comme toute forme d'art d'ailleurs aussi. En principe, c'est là pour nous permettre de changer notre regard sur le monde. Sinon, ça ne sert pas forcément à grand-chose. Je veux dire que si ça ne modifie pas notre perception du monde, ça peut aussi nous amuser, et tout ça, mais une part importante quand même de l'art est là pour changer notre rapport au monde. C'est un peu un classique, ce n'est pas une tarte à la crème ce que je dis ici.
Léa Minod : Alors on laisse la tarte à la crème, on ferme les yeux et on se plonge dans les mots de Georges Perec.
Laurent Blanpain : « Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S'appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu : la terrasse d'un café près du carrefour Bac-Saint-Germain l'heure : sept heures du soirla date : 15 mai 1973le temps : beau fixeNoter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?
Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d'intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.
La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les bâtiments officiels. Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché.
Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide.On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré. S'obliger à voir plus platement.
Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures. Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres.
Noter l'absence des taxis alors que, précisément, il semé qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent.
Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins.
Ou bien encore : s'efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l'enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d'eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface.
En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie. »
Léa Minod : Dans cette première partie D'espèce d'espace, on a l'impression qu'on est donc en phase d'observation. Est-ce que c'est un peu aussi la posture que pourrait prendre un scientifique avant de se lancer vraiment dans la compréhension de la matière ?
Robin Jamet : Oui, enfin, avant de se lancer dans la compréhension de quoi que ce soit, il faut décrire. C'est valable pour toutes les sciences, au sens très, très large. Un grammairien va commencer par observer le langage. De toute façon, tout ce qui est savoir, ça commence par de l'observation. Et ce que je trouve très intéressant, très chouette, très bien rendu dans ce texte-là, c'est qu'il y a une question avant tout, c'est qu'est-ce qui est intéressant ? Je trouve ça assez fascinant, c'est-à-dire que l'un des trucs qu'on me retourne le plus en tant que médiateur de maths, c'est : « Les maths, ça ne sert à rien. Mais pourquoi vous faites ça ? », etc. C'est très subjectif, ce qui est intéressant. Et en fait, des fois, on a l'impression de s'intéresser à un truc pas intéressant et à force de creuser, ça devient intéressant. D’ailleurs, il y a un parallèle – ce n’est pas de moi ça, mais j'aime bien – une pelote de réjection, les trucs recrachés par les rapaces qui ont mangé, c'est un peu cracra, c'est une petite boule toute grise, mais quand on commence à s'intéresser à ce qui il y a dedans, ça devient complètement passionnant.
Léa Minod : Mais le principe, ce n'est pas justement ce qui est intéressant, c'est ce qui provoque notre curiosité, c'est notre subjectivité ?
Robin Jamet : Oui, mais a priori, les scientifiques sont réputés pour être de grands curieux, c'est-à-dire que c'est des gens qui sont capables d'être surpris, d'être étonnés, d'être intéressés par des choses devant lesquelles plein de gens sont passés devant avant, sans ne rien remarquer. Donc oui, bien sûr, mais ça se travaille la curiosité. Et je trouve que ça, justement, c'est un exercice de curiosité. C'est un exercice d'observation. Vous regardez quelque chose. On vous demande de le décrire. Vous allez avoir du mal. On vous dit : « Essaye de le dessiner. » Vous essayez de le dessiner, vous ne l'avez plus sous les yeux. Quand vous le regardez la fois d'après, vous allez beaucoup mieux le regarder. Donc c'est un peu l'idée, c'est-à-dire que dans la science, il y a de ça. On observe en façade, on observe en surface et tout, puis, on ne sait pas regarder, on ne sait pas observer. Il faut se définir un objet d'étude, il faut y revenir, il faut y trouver un angle… Dans les choses aussi qui sont intéressantes dans ce texte-là, c’est qu’il faut trouver une certaine forme d'organisation. Tout d'un coup, il parle d'un rythme. Il parle du rythme des voitures qui est complètement autre chose à observer que les listes qu'il faisait auparavant des magasins, des choses comme ça. Donc il y a cette espèce de truc d'essayer de trouver une logique, essayer de trouver un classement. On va y arriver, on arrive à Penser/ Classer aussi. Si on ne classe pas, on va faire une observation qui n'a pas de sens et ça aussi, c'est gênant. Si on se contente de décrire, de façon complètement plaquée, de façon doublement linéaire, tout ce qu'on voit un par un, ça ne va avoir aucun intérêt. Il faut aussi apporter un minimum de sens. Un sens, ça vient parce qu'on voit des points communs, parce qu'on regroupe, parce qu'on a un angle. Donc tout ça, je trouve, transparaît dans le texte. Et effectivement, c'est la base des sciences, quelles qu'elles soient, d'essayer de repérer ce qui peut être intéressant, d'essayer de repérer des choses qui peuvent être en commun, d'organiser, de mettre du sens dans un truc... Le monde est quand même quelque chose d’atrocement compliqué. Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui font des maths qui partagent ça. C'est nous qui définissons les objets qu'on étudie. On choisit les objets qui nous arrangent le plus. Je sais que du point de vue de l'extérieur, les maths semblent souvent très compliquées. Mais si on compare 2 secondes au monde, les maths, c'est vachement plus simple parce que c'est fait pour le cerveau humain. Ça a été fait par et pour les cerveaux humains. Ça fait plus de 2 500 ans qu'on y est, donc c'est clair que ça atteint des niveaux de complexité assez élevés. Mais voilà, c'est un monde qui est quand même relativement rassurant, dans lequel on a peut-être plus de facilité à mettre de l'ordre parce que c'est nous qui décidons de ce qui nous intéresse. C'est nous qui décidons de ce qu'on choisit de définir comme objet. Le monde autour de nous est quand même très, très vaste, très compliqué, très varié. Donc je pense que c'est une des choses qui me touche beaucoup avec ça. C'est d'abord : qu'est-ce qui est intéressant et comment on peut mettre de l'ordre dans un truc aussi vaste ?
Léa Minod : Justement, on va essayer d'écouter cette tentative qui est là, de classer le monde, de le simplifier.
Laurent Blanpain : Extrait de Penser/Classer.
« L'énumération me semble ainsi être avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde (« la vie ») resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer. »
« Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc.
Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutit à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit « A CLASSER » ; ou bien un tiroir étiqueté « URGENT 1 » et ne contenant rien (dans le tiroir « URGENT 2 » il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir « URGENT 3 » des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille.
Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres.
Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.
N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses. »
Léa Minod : Donc là, clairement, dans le texte, on entend qu'il y a un échec à vouloir classer, à vouloir mettre dans des catégories.
Robin Jamet : Oui, parce que le monde est trop compliqué. Par exemple, si on demande à des enfants de classer les animaux, très souvent, il y a des trucs qui marchent pas du tout. Par exemple, on met les animaux marins et puis on met les animaux sauvages et les animaux domestiques, mais le requin, du coup, on le met dans les animaux marins ou dans les animaux sauvages ? Donc c'est un classement qui ne marche pas. Et puis, par exemple, les biologistes depuis quelque temps ont dit : « Non, mais en fait, on avait fait les vertébrés et les invertébrés, mais c'est nul comme classement parce que vertébrés, on voit bien, ils ont des vertèbres, mais les invertébrés, on est en train de regrouper ensemble tous ceux qui n'ont pas quelque chose. Mais ce n'est pas une caractéristique, ça, de ne pas avoir quelque chose. Donc, en fait, non, on va arrêter, on va trouver d'autres critères. » Ils ont abandonné la catégorie poissons, par exemple. Pour les biologistes, depuis quelques années, les poissons n'existent plus.
Léa Minod : On parle de quoi alors ?
Robin Jamet : En gros, maintenant, ils ont identifié deux groupes dans lesquels il y a ce qu'on appelle les poissons et qui sont séparés. Alors je ne sais pas, j'imagine qu'il y a des trucs qui sont, pour nous, pas des poissons dans un des deux, voire dans les deux. Et des trucs qui sont des poissons dans les deux. Mais en tout cas, ils trouvent cela plus intéressant, alors, il faudrait vraiment leur demander. De même qu'en grammaire, récemment, le troisième groupe a disparu. Je ne sais pas si vous étiez au courant. Il n'y a plus que 2 groupes de verbes. Le troisième a disparu.
Léa Minod : Celui avec tous les irréguliers, là ?
Robin Jamet : Je suis désolé de vous l'apprendre aussi brutalement, mais ils ont décidé que finalement 2, c'était mieux. C'est assez rigolo parce qu'on est attaché à des classements, on a l'impression que c'est les bons, mais en fait des gens qui réfléchissent ont conscience que ce n'est jamais vraiment les bons. C'est compliqué de trouver les bons classements. Et donc ce qui est assez rigolo, c'est que, généralement, c'est quand on est assez éloigné d'un domaine qu'on se dit : « Ah ouais, c'est bien d'avoir fait comme ça. » Quand on creuse, on se dit : « Non, quand même. » Les biologistes ne sont toujours pas capables de définir ce qui est vivant et pas vivant. Donc les classements, effectivement, c'est très compliqué et la science a pour mission d'essayer de trouver des classements qui sont moins arbitraires, moins branlants que les classements qu'on peut faire dans le langage courant.
Léa Minod : Mais si on faisait des classements plus larges, des grandes catégories, on n'aurait pas ce problème. Tout serait juste.
Robin Jamet : C'est-à-dire que oui, on peut faire la catégorie de tout ce qui existe, et voilà. Mais disons que du coup, ça n'aide pas vraiment à y voir plus clair.
Léa Minod : Mais justement, ça sert à quoi de vouloir classer ? En sachant dans le même temps qu'on n'y arrivera pas ?
Robin Jamet : On en a quand même besoin. Le premier de tous les classements qu’on fait, a priori, c'est le vocabulaire. Dans la langue, c'est ce qu'on fait. C'est quand même très impressionnant de voir les enfants, qui sont quand même incroyables, on est d'accord. On a tous été enfants, donc on est tous incroyables. Le peu de temps dont ils ont besoin pour savoir que ça c'est un chat et que ça, c'est un chien, quand on voit, en plus, la variation dans les dessins qu'on a des chiens, des chats, dans les livres pour enfants et qu'ils arrivent à faire le lien avec des vrais chiens, des vrais chats. Je ne sais pas comment ils font. Mais en tout cas, c'est bien pratique d'avoir ces concepts-là. Je veux dire le langage, c'est que ça. Dans le langage, on est d'accord pour parler d'oiseaux, et en biologie d'ailleurs aussi, qui regroupe quand même des trucs relativement différents. Le moineau et l'autruche, faut les regarder de loin pour ne pas voir la différence. Donc c'est pratique, on en a besoin. On voit bien quand même que ça a du sens de faire la catégorie d'oiseaux.
Léa Minod : Ils ont des plumes, c'est ça ?
Robin Jamet : Alors a priori, le critère qui fonctionne bien, faut encore une fois demander à mes collègues de bio, mais c'est qu'ils ont des plumes. Donc, en sciences, on essaye d'avoir, justement, des critères objectifs. Les plumes, c'est un bon exemple, c'est-à-dire qu'à priori, encore une fois ce n’est pas mon domaine, mais tout ce qui a des plumes, c'est un oiseau, et tout ce qui est un oiseau a des plumes. Donc c'est un bon critère. On a tous des intuitions, des envies, des intuitions de trucs qui se ressemblent. Et ça en maths, on passe notre temps à faire ça. Il y a même une citation extrêmement célèbre de Henri Poincaré très grand mathématicien, fin du XIXᵉ, début du XXᵉ siècle : « Les mathématiques, c'est l'art de donner le même nom à des choses différentes. » L'un des exemples que je peux donner, c'est à la frontière des maths, c'est presque du langage. C'est entre le langage et les maths, mais ce sont les nombres. Je veux dire que quand on dit qu'il y a un point commun entre 3 patates, 3 personnes, 3 cailloux et qu'on va appeler ça 3, c'est quand même des choses très différentes, 3 personnes et 3 cailloux. Mais on a vu un point commun qu'on va appeler la quantité qu'on appelle 3. Vous ne pouvez pas montrer 3. Vous pouvez me faire un dessin qui veut dire 3. Vous pouvez me montrer 3 doigts. Vous pouvez me montrer 3 personnes, mais vous ne pouvez pas me montrer 3. 3, c'est le truc commun à 3 doigts, 3 cailloux. Voilà, ça commence comme ça les maths. Et ça s'aggrave après. Donc la science, c'est dire des généralités. On est obligé de faire des concepts comme ça pour dire : « Dans toute cette catégorie-là, il y a ça qui est vrai. » Et sinon, on ne peut pas tenir de discours un peu construit, de savoir, de connaissance sur le monde. On est obligé de passer par là.
Léa Minod : Et s'il y a quelque chose que vous retenez de ce texte, qu'est-ce que ça serait ?
Robin Jamet : D'abord, c’est qu'il me fait beaucoup rire. Étant moi-même un énorme angoissé du rangement, j'y trouve une excuse scandaleuse, mais qui me plaît bien. Enfin je veux dire, le coup de l'enveloppe urgent avec rien dedans, je m’y reconnais tellement. Donc, ça me fait du bien, je me sens moins seul. Ça me fait rire et disons que je sais pourquoi j'ai fait des maths, encore une fois, parce que je trouve que les sciences, c'est s'attaquer à un truc que je trouve beaucoup trop compliqué. Ce n’est pas raisonnable, quoi. Le monde qui nous entoure est beaucoup trop compliqué. Je pense que les sciences ont comme tentative de réussir à classer, à ranger le monde. Je pense que ceux qui pensent qu'ils vont y arriver un jour sont un peu cinglés. Je pense qu'on ne peut pas y arriver. On peut réussir à faire de mieux en mieux, mais j'ai l'impression que, par définition, c'est un pari perdu d'avance, mais qu'on peut faire de mieux en mieux.
Léa Minod : Est-ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question public 1 : Oui, j'ai une question. Donc en fait, dans Penser/Classer, est-ce que son objectif, c'est vraiment de réussir à classer ou c'est juste pour montrer justement que c'est impossible, et que c'est la logique de vouloir classer qui aide à mieux comprendre ce qui nous entoure ? Qu'est-ce que vous en pensez ?
Robin Jamet : Non, alors Penser/Classer, encore une fois, c'est un recueil de textes. Il y en a un qui s'appelle Penser/Classer, et a priori, de ce que j'ai compris, c'est une commande. On lui a demandé un truc : penser, classer. Et il passe un certain temps à se demander ce qu'on lui demande et ce que signifie penser et classer. C'est quelqu'un qui se pose beaucoup de questions et donc il part dans plein de directions, voilà. Et là, il explique à quel point classer, pour lui, c'est un truc en fait relativement vain. Il tente plein de trucs dans tous les sens, c'est Perec. Ce que j'aime bien, évidemment, c'est qu'on n'est pas tenu par le carcan de la science. On tente de la rigueur, mais on a le droit au grain de folie, on a le droit à la poésie, on a le droit à tout ça parce qu'on n’est pas dans la science. C'est quelque chose que je trouve vraiment chouette, là-dessus. C'est du sérieux/pas sérieux. On essaye d'analyser, on essaie de faire des études, mais on rigole en même temps. J'aurais beaucoup, beaucoup aimé prendre une bière avec Perec.
Question public 2 : Qu'est-ce qui permet de créer chez l'Homme ? C'est l'ordre ou le désordre ?
Robin Jamet : [Rires] J'en sais rien. Probablement qu'il y a une grosse partie de la créativité de l'Homme qui est d'essayer de mettre de l'ordre, alors que justement il y a un désordre énorme. Je pense que la science essaie de mettre de l'ordre là où il n’y en a pas, manifestement. Enfin, là où il n'y en a pas… C'est très compliqué de dire : « Là où il n'y en a pas. » Une fois qu'on a compris, par exemple, que ça marche mieux de mettre le Soleil au milieu, on trouve un ordre qui est quand même beaucoup plus facile que ce qu'on avait avant. Donc, il y avait un ordre qui préexistait, des choses comme ça. Ou les espèces, on se dit : « L'évolution, dis-donc, on a une explication qui marche plutôt bien. Ça semblait être le bazar complet et finalement, si on le regarde du bon angle, c'est moins désorganisé que ce qu'on pensait. » Donc j'ai l'impression que la science, effectivement, il y a une espèce de truc de découvrir des ordres qui existent, mais qui sont planqués. On a une apparence de désordre et on essaye d'y mettre de l'ordre, de trouver les angles qui nous permettent de décrire le truc. Après, je pense qu'il y a des gens qui essayent de mettre du désordre, d'avoir du désordre. Enfin je veux dire, on prend les surréalistes, ils essayent de trouver du désordre. C'est très, très compliqué. On peut essayer d'avoir de l'aléatoire, des choses comme ça, pour s'aider à avoir du désordre. C'est compliqué de fabriquer un truc très désordonné, désorganisé. Alors là... oui, je suis bien sec sur la question. Faudrait faire une thèse sur le sujet. Je n'ai pas le temps [rires] et je n'ai pas les compétences.
Question public 3 : Et du coup, en tant que médiateur de mathématiques, vous préférez être maître du désordre ou maître de l'ordre ?
Robin Jamet : Alors, j'ai un goût certain pour le désordre. Il suffit de visiter mon bureau pour être au courant. J'ai un goût pour le désordre parce que je pense que c'est la confrontation de trucs qu'on n'aurait pas rapprochés souvent qui fait avoir des idées. Je pense que, sans vouloir se prendre pour des popstars, pour des artistes, tout ça, on a un métier qui est relativement créatif. Et je pense qu'effectivement, c'est plutôt sain de laisser voler des idées, comme ça, dans tous les sens, en se disant : « Avec un peu de pot, un jour, il y en a deux qui vont s'entrechoquer et qui vont donner un truc intéressant. » Mais clairement, là par exemple pour préparer ce truc-là, il a fallu que je mette mes idées en ordre. Donc il a fallu que j'écrive. Il a fallu que je cadre. D'une certaine manière, la science fonctionne beaucoup comme ça. Je suis beaucoup plus à même de parler de la science. Enfin, je veux dire, même si je n’ai jamais fait de sciences moi-même, j'en parle depuis quand même un certain temps, professionnellement. La littérature, j'aime énormément, mais je n'en ai jamais fait. Donc, je me sens un peu moins légitime à en parler comme ça, mais la science en maths, en tout cas, c'est très très clair qu'on passe par des phases de désordre absolu qui sont des périodes où on essaye d'y aller à l'intuition, d'avoir des idées, de se dire : « Ça, ça a l'air de marcher » et d'avancer comme ça en se disant : « Je le sens bien. » Et ça, ce sont des périodes, d'une certaine manière, de désordre de jeu. On cherche les idées, on les fait voler. Il y a des textes, des citations magnifiques, comme ça, de mathématiciens qui expliquent qu'ils ont souvent des idées, par exemple le soir en se couchant ‒ et ce ne sont pas les seuls ‒ parce que toutes les idées sont comme en suspension, comme ça, et qu'elles peuvent s'accrocher. Mais après voilà, il faut mettre en ordre.
Question public 4 : Tout à l'heure, vous avez dit ne pas croire en la science. Mais alors pourquoi mathématicien ?
Robin Jamet : Il y a une question qui est vachement intéressante que j'avais entendue, un jour, qui a été posée à plein de scientifiques. Qui était de dire : « Est-ce que vous pensez que la science peut tout expliquer ? » Si on me pose cette question un jour, ma réponse est définitivement, non. Ça ne veut pas dire que je ne crois pas en la science dans le sens où je ne crois pas qu'elle apporte quelque chose. Ce n'est pas parce que ça ne peut pas tout expliquer que ça peut ne rien expliquer. Il va peut-être falloir rester raisonnable, quand même. Ça fait quand même 2 500 ans qu'on y est. La science la plus ancienne, si on peut appeler ça la science, les mathématiques, ont un rôle vraiment très à part dans la science, quand même. D'une certaine manière, c'est un parallèle qu'on peut faire aussi encore avec la littérature, je pense. Je ne sais pas, ça vaut ce que ça vaut les parallèles, mais... La littérature essaie de décrire le monde, oui. Ça serait la science qui essaye de décrire le monde. Les maths, dans ce sens-là, c'est soit la grammaire soit la poésie, c'est les trucs qui travaillent sur la langue elle-même. Donc ça, c’est un peu à part. Pourquoi, je n'y crois pas ? De même que la littérature n'arrivera jamais à rendre exactement ce qui se passe, de même qu'un discours ne rendra jamais exactement ce qu'on pense. C'est trop compliqué. J'en reviens toujours là. Donc... oui, si on veut tout décrire, dans ce cas il faut prendre tout. C'est le parallèle, le truc très classique de la carte et du territoire. La carte ne représentera jamais exactement le territoire, sinon il faut qu'elle fasse exactement la taille du territoire et on n'a rien gagné. Et, en plus, on est obligé de réduire si on veut avoir de l'information, si on veut y comprendre quelque chose. Si on décrit tout, on en revient à ce que je disais tout à l'heure, si on est capable de faire la distinction entre 2 pommes, entre 2 cailloux, entre 2 choses et qu'on n’est jamais capable de dire « c'est la même chose », on ne fait rien. On ne donne pas de sens, on ne simplifie pas, on ne comprend rien. Et donc voilà, on est obligé de concentrer. Alors après, c'est de la philo, c'est des trucs qui me dépassent complètement. Il y a sûrement des gens qui ont des choses beaucoup plus intéressantes et pertinentes que moi, à dire. C'est juste que, profondément, mon intuition profonde à moi et probablement le truc qui a fait que j'ai eu beaucoup de mal avec la physique-chimie, c'est qu'on a essayé de me faire croire que le monde fonctionnait comme ça. Non, c'est la meilleure description qu'on en a. Ce n'est pas exactement la même chose.
Léa Minod : Merci Robin Jamet.
Robin Jamet : De rien.
Léa Minod : Merci au public. Dans son grand dessin taxinomique, comme il l'appelle, Perec tente de donner place pour chaque chose et chaque chose à sa place. C'est ce qu'il dit. Si bien que quelques mois, avant de mourir, en 1982, il liste même les dernières choses à faire avant de mourir, parmi lesquelles figurent la résolution d'un casse-tête géométrique à trois dimensions, le...
Robin Jamet : Rubik's Cube.
Léa Minod : Merci !
Voix off : Merci à Robin Jamet et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte, ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Laurent Blanpain. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisés par Écran Sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Épisode 5 : un extrait de la correspondance entre Sophie Germain et Carl Friedrich Gauss.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaillent Laure Cornu pendant la rénovation du Palais de la découverte. Ancienne médiatrice en mathématiques, Laure Cornu a longtemps transmis les secrets de l'algèbre aux petits et grands curieux qui poussaient la porte du Palais de la découverte. Alors aujourd'hui, elle reprend son rôle. Installé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots échangés entre Sophie Germain et Carl Friedrich Gauss. Sur scène, la comédienne Audrey Stupovski s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.Bonjour Laure Cornu.
Laure Cornu : Bonjour.
Léa Minod : Alors je vous ai un petit peu enlevé vos notes devant vous. On ne le dira pas, mais vous n'avez plus de notes. Pour cet épisode de « Sciences lues », vous avez choisi un extrait de la correspondance entre Sophie Germain et Carl Friedrich Gauss. Est-ce que vous pouvez nous rappeler qui ils sont tous les deux ?
Laure Cornu : Sophie Germain et Carl Friedrich Gauss sont deux mathématiciens, un mathématicien, une mathématicienne. Si Gauss est très connu, c’est parce qu'on peut se souvenir de la courbe de Gauss, il a laissé derrière lui beaucoup d'apports qui sont connus et qui sont même enseignés au lycée. Sophie Germain est une grande inconnue. Je l'ai découverte très tard et elle a eu une correspondance avec Gauss autour de la théorie des nombres.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me rappeler à quel siècle ils ont appartenu ?
Laure Cornu : Ils ont appartenu au XVIIIᵉ siècle… et un bon moyen mnémotechnique, c'est de se rappeler que Sophie Germain a grandi pendant la Révolution française. Elle avait 13 ans en 1789 et elle a grandi pendant la période de la terreur, enfermée dans son bel appartement parisien.
Léa Minod : Vous avez parlé de la courbe de Gauss. Qu'est-ce que c'est la « courbe de Gauss » ?
Laure Cornu : La courbe de Gauss, c'est la courbe qui montre la distribution d'un échantillon. Et c'est une courbe qui montre qu'il y a souvent beaucoup de personnes qui sont moyennes et que lorsque l'on va vers une extrémité ou vers une autre extrémité, il y a de moins en moins de personnes. Si, par exemple, je prends la taille des hommes français, je vais avoir beaucoup d'hommes qui vont avoir une taille moyenne et puis très peu d'hommes très grands et très peu d'hommes très petits. Et cette courbe, cette distribution particulière, on peut l'analyser et il y a une équation qui permet d'obtenir cette courbe que l'on retrouve en fait dans quasiment tous les phénomènes que l'on va mesurer autour de nous.
Léa Minod : Il me semble que Carl Friedrich Gauss était surnommé « le prince des mathématiciens ». Et Sophie Germain ? Est-ce que vous savez pour quels travaux en particulier elle a été célèbre ?
Laure Cornu : Sophie Germain, elle a cherché pendant une partie de sa vie à prouver le théorème de Fermat et elle a démontré un théorème qui est un résultat intermédiaire vers la preuve du théorème de Fermat, qui s'appelle le théorème de Sophie Germain. Il y a des nombres premiers qui sont des nombres premiers de Sophie Germain dont on a pu entendre parler. Voilà, elle a aussi participé à l'établissement des équations qui permettent de modéliser la vibration des plaques vibrantes.
Léa Minod : Et c'est elle qui a travaillé sur l'élasticité des corps aussi ?
Laure Cornu : Oui, en fait, sur l’élasticité par exemple des plaques. Parce qu'à l'époque, elle avait répondu à un concours qui était lancé par Napoléon, qui était un fanatique de sciences et qui s'intéressait aux figures qui étaient produites par le sable lorsque l'on place du sable sur une plaque et qu'on la met en vibration. On obtient ces figures qu'on appelle les figures de Chladni. Et il était très intéressé, intrigué par ces figures, donc il a lancé un concours pour que les personnes arrivent à trouver les équations qui permettaient de modéliser ces figures.
Léa Minod : Est-ce que vous vous souvenez de la première fois où vous avez découvert ce qu'elle a écrit ?
Laure Cornu : Oui, la première fois que j'ai entendu parler de Sophie Germain, j'étais en master de maths et c'était lors d'une conférence de vulgarisation. La chercheuse qui nous présentait Sophie Germain nous présentait Sophie Germain comme une femme qui a fait des mathématiques et qui a réussi à braver tous les obstacles que pouvait rencontrer une femme de cette époque-là pour faire des mathématiques.
Léa Minod : Ça vous a parlé ?
Laure Cornu : Oui, ça m'a parlé parce que c'est une histoire qui est très forte. En fait, Sophie Germain était tellement déterminée dans l'apprentissage des mathématiques qu'elle a dû aller à l'encontre du souhait de ses parents. Il faut imaginer qu'à l'époque, on avait du mal à imaginer que c'était une bonne chose pour une jeune femme de faire des maths. Peut-être même qu'il y avait des peurs autour de ça, parce qu'on imaginait que les esprits des femmes n'étaient pas capables de supporter autant d'informations. Et donc, du coup, ses parents étaient allés jusqu'à lui supprimer ses chandelles pour qu'elle ne puisse pas étudier la nuit. Et c'est en retrouvant leur très jeune fille endormie et à moitié gelée le matin, après avoir étudié toute une nuit des mathématiques qu'ils ont décidé de la laisser travailler tranquille.
Léa Minod : Est-ce qu'elle s'est mariée ?
Laure Cornu : Non, elle ne s'est pas mariée et elle le doit à ses deux sœurs qui ont fait de riches mariages et qui lui ont permis de continuer à vivre sans mari. Ce qui était sacrément culotté à l'époque.
Léa Minod : Est-ce que vous aussi, vous avez dû vous battre contre vos parents pour faire des maths ?
Laure Cornu : Non, au contraire, c'était une pratique qui était même encouragée par mon père notamment, qui est scientifique aussi, et dans lequel j'ai pu me reconnaître en tant que petite fille. Donc j'ai eu un modèle qui m'a dit que c'était possible pour moi de faire des maths.
Léa Minod : Elle, elle a eu à utiliser un autre nom, c'est ça ?
Laure Cornu : Oui. Sa passion des maths l’a conduite, après avoir étudié les mathématiques « mortes » dans la bibliothèque de son père, à vouloir participer à l'élaboration de mathématiques vivantes et donc participer à des cercles de chercheurs, etc. Et elle s'est tournée, alors qu'elle avait 18 ans, vers l'École polytechnique qui venait juste d'ouvrir mais qui n'était ouverte qu'aux hommes. Et donc elle s'est inscrite sous le nom d'emprunt d’Augustin Le Blanc. Elle a suivi un parcours comme ça. Elle avait des correspondances avec des mathématiciens sur des sujets. Et elle signait Augustin Le Blanc.
Léa Minod : Et c'est de ce nom-là, Augustin Le Blanc, qu'elle signe ses lettres à Carl Friedrich Gauss, c’est ça ?
Laure Cornu : Exactement. Elle continue à avoir une correspondance mathématique cachée derrière ce pseudonyme masculin.
Léa Minod : Est-ce que pouvez nous rappeler un peu le contexte de l'écriture de cette lettre qu'on va nous lire ?
Laure Cornu : Alors oui, Sophie Germain entame une correspondance avec Carl Friedrich Gauss, à la suite de son livre sur la théorie des nombres, qui est considérée comme un domaine assez pointu à l'époque, peu étudié, bien que Gauss soit déjà un mathématicien connu de son vivant. Et ils entament une conversation, ils en sont à 3 ou 4 lettres échangées quand elle apprend que Gauss est menacé, il vit en Prusse et il y a un risque d'invasion de la ville de Brunswick. Elle a des relations militaires, son père est député au tiers état et donc elle envoie un commandant prévenir Gauss qu’il court un grand danger. Quand Gauss s'enquiert du coup de l'identité de son protecteur, le commandant Pernety, il lui dit que c'est Sophie Germain. Il ne connaît pas Sophie Germain puisqu'il communique avec Auguste Le Blanc et donc Sophie Germain envoie un courrier pour dire qui elle est et que c'est la personne qui se cache derrière le pseudonyme de Auguste Le Blanc.
Léa Minod : Eh bien on écoute, on ferme les yeux et on se plonge dans la correspondance entre ces deux mathématiciens de génie.
Audrey Stupovski : « Sophie Germain : « En me rendant compte de l’honorable mission dont je l’avais chargé, M. Pernety m’a mandé qu’il vous avait fait connaître mon nom : cette circonstance me détermine à vous avouer que je ne vous suis pas aussi parfaitement inconnue que vous le croyez ; mais que, craignant le ridicule attaché au titre de femme savante, j’ai autrefois emprunté le nom de M. Le Blanc pour vous écrire et vous communiquer des notes qui, sans doute, ne méritaient pas l’indulgence avec laquelle vous avez bien voulu y répondre. […] »
Carl Friedrich Gauss : « Comment vous décrire mon admiration et mon étonnement en voyant se métamorphoser mon correspondant estimé, M. Le Blanc, en cet illustre personnage, qui donne un exemple aussi brillant de ce que j’aurais peine de croire ? […]
Le goût pour les sciences abstraites en général et surtout pour les mystères des nombres est fort rare : on ne s’en étonne pas ; les charmes enchanteurs de cette sublime science ne se décèlent dans toute leur beauté qu’à ceux qui ont le courage de l’approfondir. Mais lorsqu’une personne de ce sexe, qui, par nos mœurs et par nos préjugés, doit rencontrer infiniment plus d’obstacles et de difficultés, que les hommes, à se familiariser avec ses recherches épineuses, sait néanmoins franchir ces entraves et pénétrer ce qu’elles ont de plus caché, il faut sans doute, qu’elle ait le plus noble courage, des talents tout à fait extraordinaires, le génie supérieur. En effet rien ne pourrait me prouver d’une manière plus flatteuse et moins équivoque, que les attraits de cette science, qui ont embelli ma vie de tant de jouissances, ne sont pas chimériques, que la prédilection, dont vous l’avez honorée.
Les notes savantes, dont toutes vos lettres sont si richement remplies, m’ont donné mille plaisirs. Je les ai étudiées avec attention, et j’admire la facilité avec laquelle vous avez pénétré toutes les branches de l’Arithmétique, et la sagacité avec laquelle vous les avez su généraliser et perfectionner. Je vous prie d’envisager comme une preuve de cette attention, si j’ose ajouter une remarque à un endroit de votre dernière lettre. Il me semble, que la proposition inverse, savoir « si la somme des puissances énièmes de deux nombres quelconques est de la forme hh + nff, la somme de ces nombres eux-mêmes sera de la même forme » est énoncée un peu trop généralement. »
Lea Minod : Alors ce qu'on entend dans cet échange – le premier paragraphe était signé Sophie Germain et le reste était signé Carl Friedrich Gauss – c'est que c'est un échange aussi bien arithmétique qu'amical entre les deux.
Laure Cornu : Oui, c'est ce qui m'a frappé la première fois que j'ai entendu cet échange-là. Je trouve que c'est la plus belle façon d'illustrer ce qu'il dit, qu'il a une grande reconnaissance envers elle et de ne pas changer leur rapport scientifique. C'est-à-dire que lorsqu'on entend un échange entre deux jeunes personnes de cet âge-là avec des mots courtois, on a un petit peu peur que qu'ils soient déviés de leur objectif premier, c'est-à-dire un échange scientifique. Ce n'est pas du tout le cas et je trouve qu'il lui fait un grand honneur en continuant à échanger avec elle comme avec un collègue scientifique.
Léa Minod : C'est-à-dire qu'il ne fait même pas cas du fait que c'est une femme. Il en parle un petit peu et puis il passe à autre chose.
Laure Cornu : Oui, il reconnaît quand même, et c’est aussi ce qui m'a plu dans cette lettre, le fait qu'elle a dû surmonter des obstacles qu'elle n’aurait pas eu à surmonter si cela avait été un homme.
Léa Minod : Il est féministe ?
Laure Cornu : [Sourire] Oui… En tous cas, je pense qu’il est objectif et clairvoyant pour son époque.
Léa Minod : De quoi parle-t-il quand il évoque à la fois le mystère des nombres, la beauté ? On a l'impression que les maths, c'est beau pour lui.
Laure Cornu : Oui, je pense que c'est le cas, quand on est aussi brillant, aussi passionné qu'on a un tel travailleur forcené qui est Gauss, on ne passe pas à côté des charmes de cette discipline. Il le dit aussi dans sa lettre, il dit que ce n'est pas facile et qu'elle ne s'offre qu'à ceux qui y travaillent. Je pense que c'est vrai. J'ai entendu récemment que les maths étaient une des disciplines les plus clivantes, c'est-à-dire qu'il y a des gens qui adorent et des gens qui détestent. Il y a peu de personnes qui sont dans l'entre-deux. Je pense que c'est vrai. C'est une matière qui a beaucoup à offrir aux gens qui décident de s'y adonner.
Léa Minod : Est-ce que vous, personnellement, vous trouvez que les maths, c'est beau ?
Laure Cornu : Oui, pas toutes les maths, il y a des maths qui sont moches, il y a des maths qui sont belles.
Lea Minod : Quelles sont les maths qui sont moches ?
Laure Cornu : Celles qui sont avec des écritures très complexes et qui ne simplifient pas la compréhension qu'on peut avoir de l'énoncé. Parfois, on va trouver quelque chose de subtil dans l'écriture d'un énoncé qui, tout à coup, va nous faire avoir une compréhension différente, et nous faire voir les choses plus loin, qui va nous permettre de généraliser. Quand on a réussi à faire ce pas de côté, on sent qu'on est face à quelque chose de beau. Au contraire, parfois, on sait peut-être même quelle est la solution et puis c'est laborieux… On passe des étapes qui sont calculatoires… On doit beaucoup écrire. Voilà. On sent qu'on n'est pas face à quelque chose qui nous a permis de synthétiser, de comprendre et d'être clairvoyant par rapport à l'énoncé de base.
Léa Minod : Et les maths belles alors ?
Laure Cornu : Les maths belles souvent c'est celles qu'on appelle les maths pures, en opposition aux maths appliquées. Et les maths belles, ce sont souvent des formules qui sont très concises et qui apportent beaucoup d'informations.
Léa Minod : Et dans la lettre de Sophie Germain, elle dit qu'elle a peur d'être une femme savante alors que Carl Friedrich Gauss, lui, crie au génie. C'est étrange quand même ce décalage de réactions entre les deux.
Laure Cornu : Carl Friedrich Gauss dit que, dans leurs échanges, elle montre du génie, et elle, elle dit qu'elle a peur du ridicule qui est attaché au titre de femmes savantes. Je pense que c'est vrai. À l'époque, on considérait que c'était une activité qui était masculine et que c'était ridicule une femme qui s'y consacrait. Ce n'était pas bien vu, réellement pas bien vu. Voilà, il lui dit que c'est quelqu'un qui a su être opiniâtre, c'est ça qu’il souligne et je pense qu'il a raison. Elle a dû faire preuve de beaucoup d'opiniâtreté.
Léa Minod : À partir de quand est-ce que ce n’était plus ridicule pour les femmes de s'intéresser aux sciences ?
Laure Cornu : Je ne sais pas. Je sais que l'École polytechnique a mis presque 80 ans à accepter des femmes. Je pense que c'est certainement et probablement après la Seconde Guerre. Je pense que c'est certainement à cet entre-deux-guerres où il y a des femmes qui ont commencé à participer à l'effort public. Et petit à petit, ça s'est démocratisé, mais ça s'est démocratisé doucement.
Léa Minod : Et alors pourquoi c'était si important pour vous aujourd'hui, en tant que femme mathématicienne, de nous faire entendre ce texte ?
Laure Cornu : Parce que quand je l'ai entendu, je l'ai entendu dans une pièce de théâtre dans laquelle on entendait plusieurs correspondances qu'avait eues Sophie Germain avec plusieurs hommes de son époque, plusieurs mathématiciens. Je connaissais le nom de presque tous ses interlocuteurs, qui sont des mathématiciens qui sont connus, que j'ai étudiés en cours. Sophie Germain j'en avais entendu parler qu'une fois, parce que c'était une femme, et je trouvais que les réactions de ces mathématiciens étaient diverses et je trouvais ça aussi intéressant de savoir quelles étaient les positions sociales des hommes de science. Pour moi, c'est un gage de qualité de voir que quelqu'un comme Gauss, dont je connaissais les travaux, était capable de reconnaître le génie d'une personne, même si elle était féminine, ce n'était pas donné à tous les hommes savants de son époque et je trouve ça toujours important de se rappeler que ça peut nous menacer.
Question public 1 : Oui, bonjour, merci. Moi j'ai une question par rapport à l'appétence qu'avait Sophie Germain pour les maths. Est-ce qu'on sait ce qui l'a vraiment déclenchée et quelle était finalement à elle sa vision du monde telle qu'elle le vivait dans son époque ? Parce que, souvent, on se rend compte que les scientifiques à ce moment-là, c'était aussi une manière de traduire leur vision du monde et de l'exprimer à travers leur science.
Laure Cornu : Alors oui, on sait exactement ce qui l’a déclenchée. Je vous remercie pour votre question. En fait, Sophie Germain, quand elle avait 13 ans à l'époque de la Révolution française, elle est enfermée dans la bibliothèque de son père et elle a lu les 1 200 pages d'une histoire des mathématiques. Donc elle a lu l'histoire de la mort de Archimède, qui est un savant qui est mort, en quelque sorte, parce qu'il était plongé dans ses calculs. Il était à Syracuse, il y avait un siège romain et, alors qu'il était protégé, un soldat romain passait par là et il est venu s’enquérir… L'histoire raconte qu'il ne se serait même pas détourné de ses cercles ! Et donc agacé, le soldat romain l'a tué. Et Sophie Germain s'est dit « quelle est la science qui peut retenir ainsi l'attention d'un homme ? Ça doit forcément être quelque chose de très intéressant, de primordial. Il faut que je comprenne ce qui a tenu Archimède concentré sur ses cercles ! »
Question public 2 : Bonjour et merci. Une question sur quelles seraient les Sophie Germain d'aujourd'hui ? S'il y a des noms qui méritent d'être connus et qui ne le sont peut-être toujours pas.
Laure Cornu : Alors c'est difficile de connaître les Sophie Germain d'aujourd'hui. Sophie Germain, elle est restée à la postérité presque par miracle. C'est Legendre qui a décidé d'appeler son théorème le théorème de Sophie Germain, qu'il a publié dans son livre. Sophie Germain, malgré toute son opiniâtreté et son génie, n'a pas continué dans les maths, en partie parce qu'elle en a été dégoûtée. Si aujourd'hui il y avait des Sophie Germain, ça serait des personnes peut-être dont on volerait des résultats… Après, aujourd'hui, les choses ont beaucoup changé. C'est-à-dire que si on est une femme et qu'on fait des mathématiques, on est la bienvenue, on est quand même écoutée. Il y a certainement encore du sexisme aujourd'hui, il y en a partout. On est dans une société qui ne traite pas les hommes et les femmes de la même manière, mais on est quand même plus au XVIIIᵉ siècle !
Question public 2 suite : Alors je vais reformuler, quels sont d'autres noms de grandes mathématiciennes, et peut-être des grandes mathématiciennes du XIXᵉ–XXᵉ siècle, qui sont méconnues du grand public aujourd'hui ?
Laure Cornu : Alors qu'il y a Maryam Mirzakhani qui a été médaille Fields, mais on ne peut quand même pas dire qu'elle est inconnue. C'est la première femme de science, le premier nom, qui me vient en tête aujourd'hui. Récemment, il y a une étudiante qui avait fait une découverte complètement inattendue dans la théorie des nœuds, simplement en écoutant une conférence de vulgarisation sur le sujet, qui a découvert un théorème hyper important. Aujourd'hui, je pense que quand il y a des découvertes qui sont produites par les femmes, en mathématiques, elles peuvent bénéficier peut-être d'une couverture médiatique supérieure parce que c'est frappant, etc. Par contre les embûches, elles se font avant. C'est-à-dire qu'il y a beaucoup moins de femmes scientifiques qui vont poursuivre dans des carrières longues. S’il y a autant d'étudiantes que d'étudiants, ce qui n'est déjà pas le cas, il y aura quand même moins de chercheuses en maths que de chercheurs en maths. C'est comme s'il y avait une sorte d'autocensure et que les femmes ne se permettaient pas de poursuivre des carrières longues.
Question public 3 : Pourquoi, semblerait-il, que nous soyons nuls en maths, nous les Français ?
Laure Cornu : Je pense que ça a beaucoup changé. On a une formation universitaire qui est très particulière en France avec ce système de grandes écoles. C'est vraiment très français. On prend les meilleurs et on les coache pour être les meilleurs des meilleurs. Et puis les autres, on les encadre très peu. Il n'y a pas d'université qui a dans le viseur d'être excellente. Vraiment. Et les meilleurs des meilleurs, parfois, sont plutôt attirés par des carrières à l'étranger puisque les conditions de recherche peuvent être plus favorables.
Question public 3 suite : Moi, je pensais plutôt à un enseignement des têtes blondes, comme on dit parfois, des tout jeunes.
Laure Cornu : Moi, je pense qu'en France, pendant longtemps, on a fait des mathématiques une matière de sélection et du coup, on a effrayé des hordes d'enfants avec ça, avec l'injonction à être le meilleur. Parce que le problème des mathématiques, c'est que on peut se faire peur, un peu comme à cheval, on peut tomber et quand on a peur, on n'arrive plus à réfléchir. Et donc, une personne qui a eu peur une fois n'arrivera plus à réfléchir. C'est ce que j'ai constaté, moi, dans les ateliers de récréations mathématiques que je conduisais au Palais. Donc en fait, quelque part, ce sont que des personnes qui s'écartent petit à petit de la compréhension de nouveaux savoirs, l'accumulation de savoirs mathématiques et c’est vrai que si on en avait fait une matière parmi d'autres, ce serait tourné vers cette matière, des gens qui en avaient envie et seraient restés dans cette volonté, un peu une approche ludique de jeux, d'approfondissement. Beaucoup plus proche, je pense de celle qu’avait Sophie Germain.
Léa Minod : Merci Laure Cornu. Merci Audrey Stupovski pour la lecture et merci au public.Sophie Germain devient ainsi en 1808 la première femme à gagner un concours scientifique grâce à une théorie sur l'élasticité des corps. Mais comme elle demeure femme, l'Académie des sciences refusera la publication de cette théorie. À sa mort en 1831, le titre de mathématicienne n'est même pas inscrit sur sa tombe. Pourtant, ses réflexions sur l'élasticité des corps ont été déterminante dans la construction de la Tour Eiffel paraît-il, et son nom n'apparaît nulle part parmi celui des 72 savants dont les connaissances ont éclairé les architectes. Il faudra attendre la fin du XIXᵉ siècle pour que ses travaux sortent enfin de l'ombre de son genre. Et il faudra attendre 2014 pour que la médaille Fields soit remise pour la première fois à une femme mathématicienne, l'Iranienne Maryam Mirzakhani.
Voix off : Merci à Laure Cornu et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public. Lecture en direct : Audrey Stupovski. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton.
« Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Épisode 6 : Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », un texte de Stephen Jay Gould.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Tanguy Schindler pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en sciences de la vie, il transmet sa passion depuis plus de 20 ans aux petits et grands curieux qui en poussent la porte. Installé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de Stephen Jay Gould. Sur scène, la comédienne Audrey Stupovski s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Bonjour Tanguy Schindler.
Tanguy Schindler : Bonjour Léa.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Science lues », vous avez choisi un extrait de Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! » de Stephen Jay Gould. Est-ce que, déjà, vous pouvez nous dire qui est Stephen Jay Gould ?
Tanguy Schindler : Oui. Stephen Jay Gould est un biologiste de l'évolution. Il a étudié et publié un certain nombre d'articles dans le domaine. Il est surtout pour moi un vulgarisateur de la science et principalement de la théorie de l'évolution, en plus de ça, il est écrivain. Il a publié un grand nombre d'ouvrages qui traitent de ces problématiques, de la théorie de l'évolution.
Tanguy Schindler : Alors non, il est décédé en 2002.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me dire en quoi lui était, par exemple, opposé au mouvement créationniste ?
Tanguy Schindler : En fait, c'est pratiquement une opposition de principe puisque lui il est évolutionniste, c'est-à-dire qu'il considère que Darwin avait raison. D'ailleurs, c'est pour ça qu'on retrouve ce nom de Darwin dans le titre de l'ouvrage. Darwin énonce au XIXᵉ siècle une théorie qui dit que le vivant a suivi un changement plus ou moins graduel et qui conduit, aujourd'hui, aux espèces que nous pouvons observer. Ça s'oppose complètement à la pensée religieuse classique et orthodoxe, qui considère que le monde a été construit figé, d'un bloc et que les animaux ne bougent pas du tout. Donc forcément, cette théorie et la théorie de l'évolution s'opposent complètement de ce point de vue. Et dans le courant des années 60-70, il y a un mouvement que l'on appelle « mouvement créationniste » qui considère que la Bible a absolument raison et qu'il faut rejeter toute théorie qui s'opposerait à ce qui est professé par la Bible.
Léa Minod : Et il y a aussi la théorie de l'intelligence design. Est-ce que vous pouvez nous en parler ?
Tanguy Schindler : Alors oui, on peut en parler quelques instants, c'est-à-dire que la théorie de l'intelligence design, c'est une modernisation, finalement, du créationniste. Le créationniste, je l'évoquais, est très vieux. C'est finalement une opposition qui est assez vieille, qui commence au moment où Darwin publie De l'origine des espèces. On va avoir des chercheurs ou des gens un peu plus éveillés intellectuellement qui vont en fait dire : « On ne veut pas s'opposer, comme ça, brutalement à la théorie de l'évolution, il y a un certain nombre de faits et de phénomènes qu'on observe et qu'on ne peut pas juste balayer d'un revers de main. » Et donc, ils vont mettre en place une théorie qui considère que le vivant a eu un changement, mais que ce changement est piloté de manière intelligente. C'est ça le dessein intelligent, c'est-à-dire le but intelligent. C'est qu'il y a une intelligence derrière le devenir du vivant. Il est assez simple de passer de cette idée qu'il y aurait un plan et qu'il y a quelqu'un qui dessine ce plan, et ce quelqu'un est une entité divine.
Léa Minod : Et qui serait l'aboutissement de ce dessein intelligent ?
Tanguy Schindler : Alors pour eux, il semblerait que ça soit l'espèce humaine. Donc ça veut dire qu'ils ont une représentation qui est aussi hiérarchisée de la société, c'est-à-dire une sorte de pyramide de ce que pourrait être la vie. D’ailleurs, les premières pensées un peu évolutives sont un peu comme ça. C'est-à-dire qu'on voit le vivant comme le fait qu’on gravit des étapes jusqu'à une espèce qui est un peu mieux que les autres, qui serait l'espèce humaine. Or, aujourd'hui, la plupart des données et des consensus de recherche aboutissent à l'idée que, en fait, toutes les espèces ont subi le processus de sélection et d'évolution, et que toutes les espèces qu'on peut observer aujourd'hui ont le même degré de complexité ou d'évolution, les unes par rapport aux autres. C'est-à-dire que nous, on n'est pas plus évolués qu'une bactérie ou qu'un ver de terre, on est tout aussi évolué. Simplement, on va s'intéresser à des degrés de complexité qui vont être en fait différents entre les espèces.
Léa Minod : Et vous pensez, vous, que l'Homme est l'espèce la plus complexe qui existe sur Terre ?
Tanguy Schindler : Ça dépend comment on définit la complexité. Biologiquement parlant, la complexité d'une cellule est telle qu’aujourd'hui, on n'est déjà pas capable de la modéliser et de l'expliquer. Donc, est-ce que, nous, on est plus complexes ? Moi, je pense pas parce que c'est vraiment se positionner à part, par rapport au vivant. Or, il n'y a pas de raison. Effectivement, si on se place sur notre capacité à raisonner, à avoir une conscience, il semblerait qu'on soit la seule espèce à y avoir accès et à en parler. Maintenant, ça ne veut pas dire que les autres espèces n'ont pas de conscience. Ça veut dire que nous, dans la façon dont on a défini et construit les choses, intellectuellement, on a du mal à s'affranchir de ces modèles-là. C'est peut-être juste parce que notre capacité à construire des modèles et à sortir de ces boîtes entraîne, en fait, cette impression d'avoir des individus qui sont supérieurs à d'autres, mieux que d'autres. Finalement, c'est peut-être juste notre système de pensée qui est un peu biaisé et qui entraîne cette perception du vivant.
Léa Minod : Et alors dans le titre Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », on a l'impression que c'est donc Dieu qui légitimise la théorie évolutionniste. À quoi vous fait penser ce titre ?
Tanguy Schindler : Je pense que ce titre, en fait, c’est un pied de nez. Pour moi, c'est une façon humoristique de présenter les choses. Pendant qu'on parle, il faut imaginer que nous, en France, le débat entre religion et évolution est relativement faible. Il peut exister, mais il est relativement faible. Aux États-Unis, ce débat est encore en cours aujourd'hui, pendant qu'on discute, et principalement fin des années 90. Il a écrit le livre en 1999. Du coup, le débat est encore un peu plus fort à cette époque-là. Et je pense qu'il a écrit ça comme une sorte de pied de nez, parce qu'effectivement, c'est finalement Dieu qui ferait émerger quelque chose, une théorie qui viendrait contredire d'une certaine manière, pour pas mal de biologistes, la façon qu'on a de concevoir Dieu. Et en tout cas la façon dont le vivant s'est construit par rapport à un être divin. Donc c'est vraiment une ironie. Et je pense que c'est vraiment pour nous dire que si Darwin existe, Darwin a raison d'exister. Darwin a raison de nous donner sa théorie de l'évolution. La théorie de l'évolution est juste, mais ce n'est pas juste, en fait… Le terme de théorie est ambigu, en français, il est sémantiquement complexe. Et du coup, on s'aperçoit que ça recouvre un peu plus de choses que la théorie scientifique, ça veut dire que quelque chose n'est pas abouti. En réalité, aujourd'hui, il y a des preuves, c'est démontré. Il y a, à ma connaissance, pas de chercheurs pertinents qui viennent remettre en cause cet objet qui est l'évolution.
Léa Minod : Et pourquoi vous avez choisi ce texte en tant que biologue et pas un texte plus célèbre de lui, comme Un hérisson dans la tempête ou Le sourire du flamant rose ?
Tanguy Schindler : Alors parce que pour moi, si le titre est provocant, je trouve que le sujet aussi est provocant. Et ce qui m'intéressait, c'était d'avoir un texte qui ne soit pas juste un texte qui parle de science, mais qui parle aussi de la science dans un contexte un peu plus large. Et pour moi, ce texte pose des questions qui, en tant que médiateur, c'est-à-dire quelqu'un qui, finalement, vulgarise – car je ne produis pas de savoir scientifique moi, je suis là pour transmettre ce savoir – ce sont des questionnements. C'est comment on peut parler à des personnes qui ne sont pas scientifiques et qui possèdent une foi, d'un sujet qui pourrait remettre en cause leur propre foi ? Et finalement, c'est la question que se posent beaucoup de biologistes qui parlent de ça. Et Stephen Jay Gould apporte une réponse qui est un peu originale à mon sens, parce qu'il n'est pas dans le conflit. Il est plutôt dans l'évitement d'un conflit puisque – on le verra à travers le texte – il propose une séparation, en fait, entre la pensée scientifique et la pensée religieuse. Ce qu'il appelle le non-recouvrement des magistères.
Léa Minod : Le NOMA.
Tanguy Schindler : Exactement.
Léa Minod : Alors, on ferme les yeux et on se plonge dans la pensée de Stephen Jay Gould.
Audrey Stupovski : « Je ne vois pas comment l’on pourrait unifier ou seulement synthétiser science et religion en un projet commun d’explication ou d’analyse ; mais je ne comprends pas non plus pourquoi ces deux entreprises devraient se trouver en conflit. La science s’efforce de rendre compte des faits du monde naturel et de construire des théories pour les relier et les expliquer. La religion, quant à elle, s’occupe d’un domaine non moins important mais totalement différent, celui de nos buts, options et valeurs – questions que le point de vue scientifique peut sans doute éclairer, mais en aucun cas résoudre. En particulier, s’il est certain que les scientifiques doivent respecter des principes éthiques, dont certains liés à leur domaine particulier, la validité de ces principes ne saurait être déduite de leurs découvertes factuelles.
Je propose de résumer ce principe majeur de respect mutuel sans interférence – qui n’exclut pas un intensif dialogue entre les deux secteurs, chacun s’occupant d’une facette essentielle de l’existence humaine – en énonçant le principe de NOMA, NOn-empiètement des MAgistères. J’espère que mes collègues catholiques ne m’en voudront pas de faire mien ce terme tiré de leur discours, puisqu’un magistère (du latin magister, c’est-à-dire « enseignant ») n’est pas autre chose qu’un domaine de compétence.
Le mot « magistère » est certes un peu inusité, mais je le trouve si joliment approprié au dessein de ce livre que je me risque à infliger cette nouveauté au vocabulaire de nombre de lecteurs. Cette requête d’indulgence et de sacrifice se double d’une exigence : veuillez bien ne pas inclure le terme « magistère » dans une série presque homonyme, à la signification toute différente. « Majesté », « majestueux », etc., ont une tout autre connotation ; la confusion est fréquente, du fait que le catholicisme est également fort diligent en ce domaine. Ces mots ont une autre origine : majestas (mot lui-même dérivé de magnus, c’est-à-dire « grand »), qui implique domination et obéissance inconditionnelle. Bien différemment, un magistère est un domaine où une certaine forme d’enseignement détient les outils appropriés pour tenir un discours valable et apporter des solutions. Autrement dit, dans le cadre d’un magistère, on débat, on dialogue, tandis que face à la majesté s’imposent la révérence silencieuse et la soumission.
Pour résumer, quitte à me répéter un peu, la nasse de la science, son magistère, concerne le domaine empirique : en quoi consiste l’Univers (les faits) et pourquoi il fonctionne ainsi (la théorie). Le magistère de la religion s’attache, lui, aux significations ultimes et aux valeurs morales. Ces deux magistères n’empiètent pas l’un sur l’autre. Par ailleurs, ils ne recouvrent pas toutes les sortes de recherche – que l’on songe notamment au magistère de l’art, au sens de la beauté. Pour reprendre des lieux communs, la science s’intéresse à l’âge des rocs, la religion au roc des âges ; la science étudie comment fonctionne le ciel, la religion comment faire pour le gagner. »
Léa Minod : Alors, ici, il développe vraiment tout un argumentaire pour tenter de cloisonner la science et la religion, pour que l'une cesse d'empiéter sur l'autre. Pourquoi la science ne peut-elle pas étudier la question de l'existence de Dieu ?
Tanguy Schindler : Alors, là il faudrait avoir un débat beaucoup plus profond mais c'est la notion même de matérialisme. C'est-à-dire que la science s'intéresse à des objets qui existent, qui sont matériels, qui ont une existence, qu'on peut influencer, qu'on peut mesurer, avec lesquels on peut travailler.
Léa Minod : L'astronomie ?
Tanguy Schindler : L'astronomie, on peut mesurer des choses sur les étoiles, même les étoiles les plus lointaines qui sont hors de notre portée physique, elles envoient un certain nombre de phénomènes, des rayonnements, etc. Il faudrait voir ça plus en détail avec des astrophysiciens, mais globalement, on accède à des objets, on les mesure et on mesure un certain nombre de leurs caractéristiques. Le divin, par essence n’est pas matériel, il est dans l'immatériel. Et de fait, il n'est pas un objet de questionnement scientifique. Alors déjà, un des premiers, c’est Pascal avec son Pari qui va répondre à cette question, et qui explique que ce n'est pas un enjeu de science. On peut juste parier sur oui ou non sur l'existence de Dieu, mais on ne pourra jamais le démontrer. Et il n'y a aucune théorie scientifique qui vise à démontrer l'existence du divin. Il faudrait faire une mesure sur quelque chose auquel on n'a pas accès. Donc ça n'a pas de sens scientifiquement parlant.
Léa Minod : Et alors, donc la science et la religion ça serait, si je comprends bien, comme les différentes facettes d'un prisme. Ce prisme, ça pourrait être la vie sur Terre. C'est ça ?
Tanguy Schindler : Oui, c'est ça. En tout cas, c'est deux façons de regarder, peut-être, le monde qui nous entoure ou en tout cas de l'appréhender. Ça ne veut pas dire que l'un est plus vrai que l'autre. Ça veut dire que l'un, dans son domaine est vrai, et l'autre est, de fait, vrai uniquement dans le sien. C'est-à-dire que les théories scientifiques fonctionnent ensemble, elles décrivent un monde d'une certaine manière. Alors, on pourrait en discuter beaucoup plus en amont de savoir si Stephen Jay Gould qui est en fin de vie – puisque le texte est de 1999 et que lui qui va mourir en 2002 –, ne tient pas le discours d'un homme vieillissant, fatigué par des années de conflits, d'oppositions à des créationnistes défendant l'intelligence design ? Ou est-ce que, simplement, c'est une réponse que lui a trouvée élégante au problème ? Lui dit, on va essayer d'arrêter de mélanger les genres et on va essayer de se dire : chacun travaille à construire quelque chose dans son domaine et ne va pas venir interférer dans le fonctionnement du domaine de l'autre. Et ce qu'il dit, c'est qu'on peut dialoguer. C'est-à-dire qu’il y a forcément des endroits où la barrière est un peu plus perméable que d'autres. Typiquement, sur les notions d'éthique, de morale où là, effectivement, peut-être qu'un éclairage religieux peut venir apporter des choses à la science. Mais la science, de toute façon, ne définit pas l'éthique. On applique de l'éthique en science, c'est-à-dire qu'on a des comportements qui correspondent à une morale et à une éthique pour produire de la science de qualité. On ne fait pas tout et n'importe quoi. Principalement, quand on travaille sur le vivant, on n'expérimente pas sur le vivant, en dépit de valeurs morales et d'éthique. Donc ça, c'est important, mais ce n'est pas la science qui définit ça, c'est sociétal. Et donc dans le sociétal, il peut y avoir un parti pris religieux.
Léa Minod : Qu'est-ce qui se passe si jamais on ne réconcilie pas la vision de ces deux mondes ? Quel est le risque ? Quel est l'enjeu majeur d'un tel conflit ?
Tanguy Schindler : S’il y a un conflit, on peut imaginer que le conflit peut aller jusqu'au bout et, qu'à un moment donné, il y a une victoire d'un camp par rapport à l'autre. C'est ce qui est arrivé. Historiquement, la religion était beaucoup plus forte que la science, on parle du Moyen Âge, ou en tout cas jusqu'à la Renaissance, XVIᵉ, XVᵉ siècle à peu près. Il y avait un certain nombre des choses qui étaient interdites parce que c'était considéré comme étant du domaine du religieux. Le corps était sacré donc, par exemple, on ne pouvait pas faire de dissection, de vivisection et cela a été des freins à la connaissance. Il a fallu des personnes qui aillent à l'encontre de ces interdits moraux et qui, du coup, ont montré qu'il y avait un intérêt et ont remis en cause ces valeurs-là. Ça veut dire que si la religion l'emporte sur la science, la science va se retrouver bloquée, d'une certaine manière, ou en tout cas va se retrouver limitée dans un certain nombre de choses. Et à l'inverse, peut-être qu'une science qui n'aurait pas de contrepartie, peut-être religieuse, morale ou éthique serait complètement aberrante, pas fausse, mais en tout cas ne respectant plus l'individu en tant que tel. Donc ça, c'est effectivement : « Science sans conscience est mort de l'âme » qui est une phrase assez célèbre qu'on entend souvent pour limiter le propos scientifique. Donc, probablement, il y a peut-être un déséquilibre.
Léa Minod : Et c'est vraiment un débat de société aujourd'hui aux États-Unis ?
Tanguy Schindler : Oui, ça nous surprend parce que, il y a d'autres débats en France, mais pour nous ce débat n'existe pas du tout. En tout cas, il est très, très faible. Et effectivement, c'est aujourd'hui un débat de société. Alors pareil, il faudrait discuter avec des personnes qui s'intéressent vraiment à ça et qui le vivent au quotidien. Mais aujourd'hui, par exemple dans les écoles, il y a des États qui permettent l'enseignement au même niveau de la théorie évolutionniste et de l'intelligent design ou du créationnisme. Or, on s'aperçoit que ce n'est pas les mêmes explications du monde et ils ne sont pas au même niveau. Il y en a un qui est dans un champ qui est le champ de la recherche et l'autre qui est le champ d'une définition de la croyance de Dieu, du religieux. Et ça, ça pose un problème parce que du coup, ça permet à certaines personnes d'imposer et de limiter des idées. Par exemple, il y a même des endroits où des personnes considèrent qu'il ne faut pas enseigner la théorie de l'évolution parce qu'elle va à l'encontre de ce qui est écrit dans les livres sacrés. Donc cela est aussi un point de vue, c'est l'orthodoxie religieuse, quelle qu'elle soit, d'ailleurs, qui va rentrer en conflit avec cette théorie-là. Et donc, on le voit, il y a certains pays où certaines théories sont complètement rejetées ou certaines façons de traiter la science sont rejetées pour justement coller à un modèle religieux. Alors là on parle religieux, mais il semblerait pour juste ouvrir une parenthèse un peu plus large que, par exemple, pendant la Révolution culturelle en Chine, on demandait aux théories scientifiques de suivre les théories sociétales de la Révolution culturelle. Donc finalement, c'est toujours un risque pour la science, d'être sous contrôle d'orthodoxes, de personnes qui veulent façonner la science à une image et apporter des réponses qui viennent conforter leur propre positionnement alors que la science apporte des réponses, mais pas pour flatter une idéologie, elle apporte des réponses, point. La science n'a pas d'idéologie.
Léa Minod : Est-ce que cette théorie du non-recouvrement des magistères a essaimé ou est-ce qu'elle est juste restée engrammée dans ce livre ?
Tanguy Schindler : Alors je pense qu'elle a assez peu essaimé. C'est d'ailleurs aussi pour ça que c'était intéressant pour moi de sortir le livre, pour en parler. Je pense que peu de gens ont lu cet ouvrage, même de Stephen Jay Gould, ce n'est pas considéré comme un de ses ouvrages majeurs. Vous citiez Le sourire du flamant rose ou d'autres Le pouce du panda, etc., qui sont des ouvrages beaucoup plus connus. Là, on est vraiment sur quelque chose qui est purement littéraire, philosophique, qui est une réflexion, donc qui est assez peu connu. Et même dans le monde de la recherche, il y a des chercheurs – on peut parler de Dawkins qui a écrit Le gène égoïste qui, lui, considère que, par exemple, c'est un renoncement de la part de Stephen Jay Gould. Il a des termes beaucoup plus durs, voire même presque insultants vis-à-vis de Stephen Jay Gould quand il émet cette théorie-là.
Tanguy Schindler : Parce que Dawkins, lui, considère que la science doit combattre la religion, que Dieu n'existe pas, donc lui, c'est un fervent athée. Et il veut, pour lui, repousser et démontrer par le biais de la science que Dieu n'existe pas. Donc il y a aussi une forme d'orthodoxie d'ailleurs. C'est une forme d'orthodoxie scientifique. Et du coup, il est vraiment en désaccord avec Stephen Jay Gould. Finalement, le débat est loin d'être clos, mais je trouvais que, finalement, Stephen Jay Gould apportait une réponse un peu élégante. Et moi, c'est vraiment un côté assez pratique. C'est dans mon quotidien, ça me permet, justement, de cloisonner. Et même dans la discussion, de dire à des gens : « Effectivement, tu as une vision, une foi, une croyance, mais moi, je ne parle pas de ce domaine-là. Je ne suis pas là pour remettre en cause ta croyance. » Je suis là juste pour parler de quelque chose qui est de la biologie, et dans le champ de la biologie, ce que l'on dit est que la théorie de l'évolution a tout son sens et a toute sa valeur. Et après, dans la foi de l'individu, on peut vivre et on peut se représenter le monde complètement différemment. Mais ça, c'est autre chose.
Léa Minod : Parce que vous en avez dans le public des personnes qui viennent vous voir à la fin d'un exposé en biologie et qui vous disent : « Ça va à l'encontre de ce que je crois » ?
Tanguy Schindler : Ça arrive quelquefois, c'est vraiment faible, mais ça arrive quelquefois. Je crois que la fois la plus surprenante, c'est une personne qui était venue me voir. Il s'était assis. Il était tout seul, pas par hasard, je pense. C'était en fin d'animation, il s'était assis dans la salle, il m'avait regardé en disant : « Je veux que vous me convainquiez que la théorie de l'évolution est vraie. » Et déjà là, on sait que le combat est perdu puisque si je dois le convaincre, ça veut dire qu'il est en opposition par rapport à la théorie. Et donc on n'aura pas une discussion scientifique puisque je pense que la base scientifique, c'est d'être ouvert et d'être prêt à être repoussé dans ses limites et de changer d'opinion. C'est ça, un des phénomènes de la science.
Léa Minod : Donc, vous n'avez pas essayé ?
Tanguy Schindler : Si, j'étais jeune, j'ai donc essayé, mais ça n'a vraiment pas marché. [Rire]
Léa Minod : Et alors, pourquoi, c'était si important pour vous, aujourd'hui, en France – alors, on n'est pas aux États-Unis – de nous faire entendre cette proposition de conciliation entre la science et la religion ?
Tanguy Schindler : Je trouvais que ça mettait une petite touche, un peu, de philosophie. Ça permet de poser certaines questions et peut-être de ne pas rester dans une discussion trop scientifico-scientifique finalement, de tourner autour d'un sujet de science. Et peut-être d'amener des gens qui écouteront le podcast de se poser vraiment la question par rapport à ça. Et de se positionner et de se dire : « Ah mais, on a une porte de réflexion qui est ouverte sur d'autres choses. » Et peut-être que cette théorie du respect, qui est un respect mutuel, peut peut-être dépasser le cadre, juste, de la discussion entre la religion et la science.
Question public 1 : Moi, j'ai une petite question parce que quand j'étais petite, je croyais à Adam et Ève, etc. Et puis quand j'ai eu mes premiers cours de SVT et qu'on m'a parlé de la théorie de l'évolution, je comprenais plus. J'étais perdue. Et en fait, à l'époque, comment ça s'est passé, quand il a émis sa théorie ?
Tanguy Schindler : Alors, ça ne s'est pas forcément très bien passé. Votre questionnement est assez intéressant, justement. Je le trouve vraiment plus que petit en vrai, puisqu'il est au cœur pour moi de l'ouvrage et de ce que dit Stephen Jay Gould qui est bien après Darwin. Ce que lui dit, justement, c'est que vous pouvez concilier Adam et Ève d'un certain point de vue et ne pas le remettre en cause. Voilà. Alors, peut-être pas de manière complètement brute, si on raisonne, mais en tout cas, ce n'est pas incompatible avec la théorie de l'évolution. Et quand Darwin lui a écrit De l'origine des espèces, il s'est trouvé confronté à des gens, qui étaient des religieux, qui ne voulaient pas entendre parler de la formulation de cette théorie. Il a fallu du temps, il a fallu de la patience, il a fallu des gens qui soutiennent cette théorie pour qu'elle soit prise en compte, enseignée, démontrée et qu'elle devienne vraiment un objet de recherche. Et aujourd'hui, il n'y a pas de remise en cause fondamentale de la théorie. Voilà. Mais le début n'a pas été simple, non. Quand on s'oppose à un courant dominant, ce n’est jamais simple. Après, ce n'est pas parce qu'on s'oppose un courant dominant aussi, qu'on a raison. C'est aussi l'autre paradoxe. Darwin avait raison, il aurait pu avoir tort. Il y a d'autres gens qui ont professé d'autres choses à d'autres époques, qui étaient des courants minoritaires, qui sont restés minoritaires. Et on a pu démontrer qu'ils avaient tort. Mais c'est l'histoire de la science. La science, elle évolue aussi. Donc il y a que les choses les plus fiables et les plus stables qui vont continuer. Exactement comme le dit Darwin pour les espèces.
Question public 2 : Question, donc, au médiateur confronté à toutes les questions, à toutes les interrogations. Là on parle que du champ de la chrétienté, j'allais dire, et du catholicisme. Donc, dans les autres monothéismes, les combats sont-ils aussi vifs ? Et on sait qu'aujourd'hui, vous êtes parfois confrontés à des jeunes publics qui sont eux-mêmes très perméables au fait religieux, voire même déjà dans des certitudes qui doivent vous déstabiliser, vous le scientifique, voire vous rendre presque parfois à court d'arguments, non ?
Tanguy Schindler : C'est en cela que, finalement, Stephen Jay Gould apporte une réponse, puisque, même si on a l'impression des fois qu'il peut botter en touche, quand il dit : « Le discours religieux ne doit pas venir interférer avec le discours scientifique. Donc, on peut les séparer. » Effectivement, dans un certain nombre de débats ou de discussions liés à la religion elle-même – je ne suis pas théologique non plus, donc c'est un rôle qui est compliqué parce que toutes les religions, même monothéistes ne sont pas équivalentes – le rapport au questionnement n'est pas du tout le même par exemple dans le judaïsme que dans l'islam ou dans le christianisme. Donc, c'est vraiment des choses qui sont très particulières et qui correspondent vraiment à la religion en question. Il y a un paradoxe ici c'est que moi, dans les personnes que je rencontre aussi, il y a des gens qui sont religieux, très marqués de par leur religion, de par leur habillement, de par leur attitude, qui sont présents et qui sont extrêmement ouverts à la discussion. Et qui sont là, justement, non pas pour remettre en cause la science, mais pour s'enrichir de la science. Donc finalement, même dans les pratiques religieuses, il y a des gens qui sont très rigoristes et qui sont très ouverts à la science. Finalement, c'est quelque chose qui est toujours en mouvement. Le métier, la médiation, c'est la rencontre non pas avec un public, c'est une rencontre avec des individus, et c'est dans leur individualité qu’il y a quelque chose qui se passe. Donc il y a des gens qui sont plus difficiles, mais mon rôle n'est pas de convaincre finalement, mon rôle est de donner des explications, des faits, des aides et des possibilités aux gens de les ouvrir à quelque chose, de les intéresser et de susciter de la curiosité. Donc, finalement, ils peuvent ne pas être convaincus par moi, mais si derrière, ils vont lire De l'origine des espèces de Darwin, finalement, j'aurais fait mon travail. Et après, c'est à eux de se construire et de construire leur pensée par rapport à l'ensemble de ce qu'ils vont avoir lu. Mon rôle n'est pas de leur dire, si je rencontre un prêtre, je ne veux pas qu'il défroque juste parce que je lui parle de Darwin. C'est vraiment ça. Après, justement, ça peut être intéressant d'avoir des gens pour savoir comment eux arrivent à faire la synthèse de deux mondes dans leur esprit. Je ne me souviens plus, mais j'avais lu une fois un témoignage d'un chercheur qui disait que lui, en fait, il basculait d'un monde à l'autre. Il était très croyant donc il pratiquait sa foi, sa croyance, etc. Et quand il faisait de la science, il basculait. Il ne tenait plus du tout compte de sa foi. Il faisait uniquement de la science, et il raisonnait dans son monde scientifique, à lui, et dans sa façon de faire. Et il basculait, comme ça, d'un monde à l'autre, ce qui est quand même intéressant. Petit point qui est aussi à savoir – j'ai parlé du judaïsme et du christianisme – mais pour l'islam, au début, au VIIᵉ ou VIIIᵉ siècle, il y avait énormément de savants qui étaient très croyants. Et d'ailleurs, c'est comme ça que les savoirs sont revenus en Europe puisqu'ils étaient à Constantine, Byzance, etc., les livres ont été conservés et après, ils ont transité vers l'Europe au cours du Moyen Âge, à travers des savants arabes. Et donc il y a eu une énorme recherche d'avancées, de synthèse pendant les tout débuts de l'islam, ce qui prouve bien que l'opposition religion/science, c'est quelque chose qui n'a pas toujours été le même au cours de l'histoire.
Léa Minod : Publié deux ans avant sa mort en France Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! » fait figure de manifeste de la réconciliation entre la science et la religion pour Stephen Jay Gould. Aussi, s'il y a deux camps dans cette affaire, ce ne sont pas nécessairement ceux de la science et de la religion, mais peut-être celui des partisans du NOMA et celui de ceux qui s'y opposent.
Voix off : Merci à Tanguy Schindler et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Audrey Stupovski. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Épisode 7 : De revolutionibus orbium coeletium, une collection de textes de Nicolas Copernic.
Léa Minod : Construite sur les anciens abattoirs de Paris en 1986, la Cité des sciences constitue, avec le Palais de la découverte, une véritable passerelle entre la science, la société, les technologies et le public. C'est là, dans ce lieu aux allures toujours modernistes, que travaillent régulièrement les médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte pendant sa rénovation. Astrophysicien, chercheur à l'Observatoire de Paris et médiateur, Philippe Thébaut a le nez dans les étoiles depuis ses 11 ans, car c'est là l'un des seuls objets de la recherche scientifique dont on ignore toute la matière et qu'on ne peut qu'observer ou conjecturer. Alors, aujourd'hui plongé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots d'un astronome célèbre, Nicolas Copernic. Sur scène, le comédien Moïse Courilleau s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Bonjour Philippe Thébaut.
Philippe Thébaut : Bonjour.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Sciences lues », vous avez choisi la préface du texte de Nicolas Copernic. C'est là où il pose sa théorie de l'héliocentrisme. Même si tout le monde connaît le nom de Nicolas Copernic, est-ce que vous pouvez nous rappeler qui il est ?
Philippe Thébaut : Alors Nicolas Copernic, c'est un astronome, il n'était pas seulement astronome, il était aussi médecin, il était comptable. L'histoire a retenu que c'est un astronome polonais.
Léa Minod : Chanoine, aussi.
Philippe Thébaut : Oui, chanoine, il était chanoine. Et l'histoire a retenu essentiellement son apport en astronomie. Il vivait dans ce qu'on appelait à l'époque la Prusse, mais qui venait juste de devenir polonaise. Pour l'anecdote, en fait, il parlait très mal le polonais. Il parlait très bien l'allemand, qui était sa langue maternelle, et le latin, mais il s'est fait toujours accompagné d'un traducteur quand il devait parler aux populations polonaises de là où il était chanoine. Et donc Nicolas Copernic est resté à la postérité parce que c'est le premier qui a proposé un modèle du monde cohérent, révolutionnaire, à tous les sens du terme « révolution », ça veut dire « faire un tour autour de », dans lequel la Terre n'était plus au centre du monde.
Léa Minod : Alors la Terre est où ?
Philippe Thébaut : Eh bien la Terre devient une planète parmi d'autres en orbite autour de l'objet qui prend le centre du monde, qui est le Soleil. D'où le nom de système héliocentrique, Hélios : le Soleil.
Léa Minod : Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous êtes tombé sur le texte de Copernic ?
Philippe Thébaut : Je crois que la première fois que je suis tombé sur le texte de Copernic, c'était dans un recueil de Textes essentiels de l'astronomie. C'était un extrait du texte, justement, où il y avait en partie l'introduction qu'il avait écrite pour le pape. Ce recueil, c'était les Textes essentiels de l'astronomie et de l'astrophysique aux éditions Bouquins, voilà je leur fais de la pub. Et vraiment, j'avais trouvé ce texte vraiment extrêmement fort.
Léa Minod : Alors, c'est curieux, parce que vous n'avez pas choisi le texte qui parle de l'héliocentrisme, mais plutôt la préface du livre. Pourquoi ?
Philippe Thébaut : Pour plusieurs raisons, parce que le texte lui-même, on va dire que ce n'est pas non plus... Dan Brown ou Harry Potter… C'est quand même une lecture assez aride, mais je trouvais que l'introduction avait une force, une puissance. Et aussi montrer que Copernic, contrairement à ce qu'on croit parfois – on a souvent été assez injuste avec Copernic – avait parfaitement compris que ce qu'il allait dire allait choquer et il anticipait par avance les reproches qu'on allait lui faire. Et il les démontait par avance avec des arguments qui sont, je pense, toujours d'une grande actualité.
Léa Minod : Et quel est le modèle qui prédomine à l'époque, si ce n'est pas l'héliocentrisme ?
Philippe Thébaut : Le modèle qui prédomine, par défaut, c'est le géocentrisme, où c'est la Terre qui est au centre du monde. C'est le modèle hérité des grands savants de l'Antiquité, Platon, Aristote et en particulier le grand astronome de l'Antiquité qui s'appelle Ptolémée, qui, au IIᵉ siècle après Jésus-Christ, a proposé un modèle du monde extrêmement précis, sophistiqué, dans lequel il explique tous les mouvements des astres dans le ciel en mettant la Terre au centre. C'est extrêmement compliqué. Mathématiquement, il est obligé de faire des tours de passe-passe incroyable, mais ça marche. Et tout le monde est content parce que ça marche.
Léa Minod : Et que ça va dans le sens de la religion.
Philippe Thébaut : Dans le sens de la religion et aussi de l'intuition, parce que quand vous regardez le ciel autour de vous, tout vous porte à croire que vous êtes vraiment immobile au centre du monde et que tout tourne autour de vous. Ça combine donc à la fois l'explication mathématique et le bon sens, si j'ose dire.
Léa Minod : Et alors, quand est-ce qu'il a publié ce livre ? C'était très tardivement, non ?
Philippe Thébaut : Oui, il la publie en 1543. Le livre a été publié juste après la mort de Copernic. Copernic a pris la décision de publier son ouvrage assez tard dans sa vie, mais c'est quand même lui qui a pris la décision de le publier. Il n'a pas été publié de manière posthume, contre sa volonté. Non, il a décidé de le faire, mais malheureusement, il est mort avant la parution de son ouvrage.
Léa Minod : Est-ce qu'il savait – mais peut-être qu'on en parlera après – que ça allait être révolutionnaire ?
Philippe Thébaut : Oui, il le sait. Et d'ailleurs, la préface, justement, le texte de la préface, montre parfaitement qu'il est totalement conscient que ça va choquer, que des gens vont s'opposer à son système et souvent pour de mauvaises raisons, parce qu'à l'époque, c'est pas seulement les religieux, c'est pas seulement le grand public, mais les savants de l'époque sont parfaitement satisfaits avec le modèle hérité des grands savants grecs de l'Antiquité et aussi des grands savants du monde arabo-musulman du Moyen Âge qui ont encore plus sophistiqué le modèle des Grecs. Et tout le monde est parfaitement content. Il sait bien qu'il va un petit peu rentrer dans le tas, si j'ose dire.
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on se plonge dans les mots de cet astronome révolutionnaire.
Moïse Courilleau : « Je puis fort bien m'imaginer, très Saint-Père, que dès que certaines gens auront appris que, dans ces livres que j'ai composé sur les révolutions des sphères du monde j'attribue au globe terrestre certains mouvements, ils vont aussitôt crier qu'il faut me mettre au ban avec une telle opinion. Aussi, comme je me représentais combien absurde estimeraient cette doctrine, ceux qui savent être confirmés par le jugement de nombreux siècles. L'opinion que Terre est immobile au milieu du ciel comme si elle en était le centre. Et j'affirmais, au contraire, que la Terre se meut. J'ai longuement hésité. Publierai-je les livres que j'ai écrit pour démontrer son mouvement, ou bien ne serait il pas préférable de suivre l'exemple des Pythagoristes, et de quelques autres, qui ont accoutumé de transmettre, non pas par écrit, mais de la main à la main, les mystères de la philosophie à leurs proches et à leurs amis, ainsi qu'en témoigne la lettre de Lysis à Hipparque.
Et, me semble-t-il, s'ils ont agi ainsi, ce n'est nullement, comme le pensent certains, parce qu'ils refusaient jalousement de communiquer leurs connaissances, mais pour éviter que des choses très belles et étudiées avec beaucoup de peine par les grands hommes ne soient méprisées par ceux qui répugnent à consacrer un effort sérieux aux études, sauf à celles qui rapportent, ou par ceux qui, même incités par des exhortations et l'exemple d'autrui à l'étude libérale de la philosophie. Cependant, en raison de la stupidité de leur esprit, sont parmi les philosophes comme les bourdons, parmi les abeilles. C'est pourquoi, comme j'agitais en moi-même ces idées, le mépris qui était à craindre en raison de la nouveauté, de l'absurdité de mon opinion, m'avait presque poussé à interrompre définitivement l'œuvre que j'avais commencé.
Cependant, mes amis vinrent à bout de mes longues hésitations, et même de ma résistance. Si d'aventure, il se trouve de vains discoureurs, qui, tout en étant totalement ignorant des mathématiques, prétendent néanmoins juger de ces matières. Et qui, en raison de tel ou tel passage de l'écriture de l'alignement détourné dans le sens de leurs opinions osent blâmer et attaquer mon œuvre, et bien, je ne me soucie aucunement d'eux. Mieux, je méprise leurs jugements comme téméraires. On n'ignore pas, en effet, que Lactance, par ailleurs célèbre écrivain, mais piètre mathématicien, parle d'une façon tout à fait puérile de la forme de la Terre lorsqu'il tourne en dérision ce qui ont enseigné que la Terre a la forme d'un globe.C'est pourquoi les savants ne doivent pas s'étonner si de telles légendes tournent aussi en dérision. Les mathématiques sont écrites pour les mathématiciens. Aux yeux de qui mes travaux, si je ne me trompe, paraîtront apporter quelque chose à la République ecclésiastique dont la sainteté occupe actuellement la tête. »
Léa Minod : Alors, Philippe Thébaud, on perçoit dans cette préface un peu tous les questionnements, les doutes de Copernic face à la publication de son texte. C'est comme s'il nous donnait accès à son intériorité.
Philippe Thébaut : C'est exactement ça. C'est une espèce de confession assez honnête. C'est assez impressionnant parce qu'il s'adresse quand même à l'autorité religieuse suprême de l'époque. Et il est évident que cette préface est écrite pour un côté diplomatique, évidemment. Mais, on sent que c'est sincère, on sent que c'est vraiment ce qu'il pense. Et ça ne va pas être loin de la vraie démarche qu'il a eue, d'hésitation effectivement, à publier ses découvertes, ses travaux.
Léa Minod : Parce qu'il s'adresse donc au Très Saint-Père, donc au Pape, c'est ça ? Et en même temps, il réfute toutes les personnes qui ne seraient pas en mesure de comprendre son texte, c'est-à-dire toutes les personnes qui n'ont pas l'esprit mathématique.
Philippe Thébaut : Exactement. C'est ça qui fait la force de ce texte, c'est qu'il dit : « J'ai parfaitement conscience que ça va choquer. » Implicitement, si on lit entre les lignes, il est prêt à accepter la critique, le débat. Par contre, il n'est prêt à l'accepter que pour des bonnes raisons, par des gens qui maîtrisent le sujet, c'est-à-dire qu'on ne peut pas lui opposer que son modèle est stupide sans argumenter scientifiquement. Si on dit que son modèle est stupide parce que dans les Écritures, donc dans la Bible, il y a un passage qu'on peut interpréter d'une certaine manière comme quoi, peut-être, la Terre est au centre et ne bouge pas, pour lui, c'est pas recevable. Il accepte la critique si elle vient de personnes qui sont ses pairs, c'est-à-dire des gens qui maîtrisent le sujet comme lui.
Léa Minod : Et alors, il y a plusieurs références dans ce texte. Il y a notamment l'histoire de la lettre de Lysis à Hipparque, est-ce que ça vous dit quelque chose ?
Philippe Thébaut : Alors, pas exactement, mais disons que tout ce passage où il parle des Pythagoriciens, en fait, il dit : « Voilà, j'ai beaucoup hésité. Je pensais faire comme ont fait les Pythagoriciens, à l'époque. » On pensait qu'ils ont fait – parce qu'il n'y a quand même pas énormément d'écrits pythagoriciens qu'il nous reste – c'est-à-dire de garder un petit peu nos découvertes pour nous, entre nous, entre gens compétents, pour être sûrs qu'ils ne soient pas souillés par des gens qui ne maîtrisent pas le sujet. Et c'est vrai que Copernic, il avait fait ses travaux, l'essentiel de ses travaux, dès les années 1510. Donc plusieurs décennies avant de publier, il avait déjà envoyé un petit résumé de ses travaux à quelques « happy few », si j'ose dire, des collègues bien choisis, des gens bien choisis en Europe, auxquels il a fait lire ses travaux, mais c'était un peu sous le manteau. Ce n'est pas du tout officiel. Alors, est-ce que c'était pour tester l'eau de la piscine avant de plonger ? Mais c'était certainement cette approche, un petit peu, des pythagoriciens : « J'écris à des gens dont je sais pertinemment qu'ils vont comprendre ce que je dis. J'attends de voir leur réaction et voilà. »
Léa Minod : Mais lui parle même de transmission orale d'abord, en fait.
Philippe Thébaut : Effectivement, il est évident qu'il en a parlé oralement autour de lui. Et pour lui, peut-être que ça avait un sens, que ça reste dans un petit cercle restreint. On ne saura jamais exactement s'il aurait pris cette décision de publier sans l'intervention d'une personne cruciale, un de ses disciples qui s'appelle Rhéticus, qui va vraiment le pousser à publier ça de manière officielle.
Léa Minod : C'est ce qu'il dit aussi, que ses amis, c'est eux qui l'aident. Je n'ai plus la phrase exactement, mais ce sont eux qui l'aident à publier le texte.
Philippe Thébaut : Exactement, tout d'abord, les premiers amis, ça va être autour de lui, en Prusse, en Pologne, des amis, des ecclésiastiques. Et puis, vraiment un personnage crucial dans la publication de l'ouvrage de Copernic, dans le De revolutionibus, c'est un savant qui s'appelle Rhéticus, un disciple, un protestant d'ailleurs, alors que Copernic, lui, est catholique. On est en pleine guerre de religion. Et qui va venir voir Copernic sur place en Pologne pour le convaincre de publier et pour l'aider dans cette publication.
Léa Minod : Et pourquoi cette publication a lieu après sa mort et pas de son vivant ?
Philippe Thébaut : Alors, normalement, elle aurait dû avoir lieu de son vivant. Il a pris la décision de son vivant, mais simplement les aléas de la vie font que... Un des aléas de la vie, c'est la mort. Et il est malheureusement mort pendant l'édition de son livre.
Léa Minod : À Nuremberg.
Philippe Thébaut : Exactement.
Léa Minod : Mais ce n'était pas une volonté pour lui de publier à titre posthume.
Philippe Thébaut : Alors pas du tout. Ça c'est une légende un peu qui circule parfois, non, non. Copernic a pris la décision de publier et il était parfaitement conscient. Et il ne pouvait pas anticiper qu'il allait mourir avant la publication du livre.
Léa Minod : Et le livre, donc, est publié à sa mort. Est-ce que vous savez quelle est la réception ?
Philippe Thébaut : Contrairement à ce qu'on croit parfois aussi, le livre de Copernic ne va pas être interdit par l'Église, en tout cas pas tout de suite. On va attendre 73 ans, on va attendre l'an 1616 pour que la papauté place le livre de Copernic à l'Index, c'est-à-dire les livres interdits. Pendant 73 ans, il va être en vente libre si j'ose dire, et il va circuler librement. Il faut bien voir que pendant une ou deux générations, il va y avoir peu de gens qui vont être ouvertement coperniciens. Très peu de gens vont publiquement soutenir Copernic. Et très peu de gens, je pense même, vont le soutenir, dans l'absolu. Les premiers textes de personnes qui soutiennent officiellement Copernic, c'est vraiment l'extrême fin du XVIᵉ siècle. Un Anglais qui s'appelle Digges dans les années 1580-1590, ça va attendre donc 50 ans. Et par exemple, le plus grand astronome de la génération après Copernic, il s'appelle Tycho Brahe, c’est un génie, quelqu'un de vraiment remarquable, mais Tycho Brahe ne va pas adhérer au système de Copernic. Alors il ne va pas non plus adhérer au système des Grecs anciens parce qu'il conçoit bien que, quand même, ce n'est pas tenable. Il va faire une espèce de mixe des deux, un modèle qu’il va essayer un peu de marier, la carpe et le lapin, qui s'appelle le modèle de Tycho, mais il ne va pas adhérer au modèle de Copernic.
Léa Minod : Et Galilée alors ?
Philippe Thébaut : Alors Galilée, oui, bien sûr, mais alors là on parle de 60 ans plus tard déjà, Galilée et l'autre grand astronome de l'époque, Kepler, en Allemagne. Eux vont être les deux plus grands savants ouvertement coperniciens. Et en fait, c'est grâce à Galilée et Kepler que, finalement, la communauté scientifique va finir par accepter le modèle de Copernic. C'est eux les plus grands colporteurs, on va dire, les plus grands messagers, les plus grands vulgarisateurs. Et aussi, ils vont perfectionner, évidemment, les théories de Copernic.
Léa Minod : Et aujourd'hui, on est toujours d'accord avec le modèle copernicien ?
Philippe Thébaut : Dans ses grandes lignes, évidemment. Alors bien sûr on a fait d'autres progrès, depuis. La chose qui a changé par rapport à Copernic, c'est qu'on sait que le Soleil n'est pas au centre du monde. Le Soleil, c'est une étoile parmi d'autres qu'on voit dans le ciel. Mais le fait que les mouvements qu'on semble voir dans le ciel ne sont pas dus à des mouvements du ciel lui-même, mais à des mouvements de la Terre elle-même en orbite autour du Soleil et qui tourne sur elle-même en 24 heures, ça, ça tient toujours la route, évidemment.
Léa Minod : Une dernière question, pourquoi est-ce que c'était important pour vous aujourd'hui de nous faire entendre ce texte, donc qui est la préface, et de faire resurgir Copernic qu'on connaît tous un peu ?
Philippe Thébaut : Déjà d'un point de vue purement personnel, moi j'aime beaucoup Copernic et je n'aime pas quand on rabaisse un peu la contribution de Copernic. Et puis, essentiellement quand même, c'est parce que pour moi, ce texte est encore vraiment d'actualité. Si on oublie le contexte de l'époque, mais on peut le replacer aujourd'hui, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, il y a plein d'exemples où il y a des théories qui ne plaisent pas forcément à tout le monde : la théorie de l'évolution, le réchauffement climatique. Des choses comme ça où plein de gens qui ne sont absolument pas spécialistes du sujet donnent des avis et des avis très définitifs, très radicaux alors qu'ils ne maîtrisent absolument pas le sujet. Et on pourrait très bien leur opposer exactement les arguments de Copernic, à peu près avec les mêmes mots que Copernic : « Vous n'y connaissez pas grand-chose. J'accepte la critique. On peut parfaitement discuter de l'évolution, on peut discuter du réchauffement climatique, mais il faut avoir des arguments scientifiques. Il ne faut pas juste débarquer comme ça, sans aucun bagage, sur des sujets qui ne sont pas forcément évidents. »
Question public 1 : Oui, j'avais une question parce qu'en fait, au début du texte, Copernic dit qu'il a hésité à interrompre l'œuvre qu'il avait commencée. C'est-à-dire qu'à l'époque, il s'était autocensuré ? Est-ce qu'on a une idée de l'autocensure qui pouvait s'appliquer ou pas ?
Philippe Thébaut : Alors, pour l'essentiel, l'autocensure était…, enfin, « l'autocensure potentielle » en tout cas, était de savoir s'il allait distribuer son texte où il présente son modèle soit juste parmi ses pairs, ses collègues, un cercle très restreint, soit en faire un livre édité au public. Et là, effectivement, il a hésité longtemps parce qu'on sait que Copernic, dès les années 1510, il avait l'essentiel de sa théorie. Donc il s'est écoulé quand même une bonne trentaine d'années entre le moment où il avait l'essentiel de sa théorie héliocentrique prête et le moment où il publie. Donc il a quand même longuement hésité avant de faire ça. Peut-être que c'était un peu excessif d'appeler ça de l'autocensure. On va dire que c'est de la prudence.
Question public 2 : Mais alors prudence, peut-être qu'on le comprend quand on sait quel sort va être réservé à son suiveur qui est Galilée ? « Et pourtant, elle tourne » c'est le bûcher, me semble t-il.
Philippe Thébaut : Ah non, ce n'est pas le bûcher. Non, non, Galilée va finir assigné à résidence. Aujourd'hui, il serait condamné au bracelet électronique. On dirait ça de Galilée. C'est la différence entre Copernic et Galilée. C'est que Copernic est un obscur chanoine polonais, il n'est pas une célébrité. Galilée est une star à l'époque. J'exagère un peu. Je simplifie à mort, mais Galilée, ça va être le grand mathématicien du Duc de Toscane, c'est un ami personnel de l'un des papes, c'est quelqu'un de reconnu, de célèbre, qui va écrire un ouvrage qui, au contraire de l'ouvrage de Copernic – qui est un ouvrage quand même assez aride, long et technique – va écrire un petit ouvrage qui s'appelle Le Messager des étoiles. Très court, très facile à lire, qui va être un best-seller, qui va lui valoir un succès énorme et Galilée, du fait de sa célébrité, de son renom, de son prestige, évidemment, tout ce qu'il va dire va avoir un poids que n'avait pas forcément Copernic à l'époque.
Question public 3 : Bonjour. Étant complètement étranger au domaine, moi aussi j'ai d'abord en tête Galilée quand on parle du système héliocentrique, mais est-ce que c'est juste parce qu'il était plus connu, si je puis dire, que c'est son nom qui est resté ? Ou est-ce qu'il a eu des apports importants dans la théorie ?
Philippe Thébaut : Alors oui, il a eu des apports, ce n'est pas juste son prestige. Il a eu des apports importants, mais la paternité de l'héliocentrisme, c'est Copernic. Alors si on veut vraiment être exact, on sait qu'il y a des savants grecs dans l'Antiquité qui avaient déjà considéré l'héliocentrisme comme une possibilité : Héraclide du Pont, un pythagoricien, Aristarque, le plus célèbre d'entre eux. Mais aucun n'avait proposé un système du monde cohérent basé sur l'héliocentrisme. Ensuite, Galilée, il a fait un apport énorme. Galilée, son apport principal c'est que, en observant pour la première fois le ciel avec une lunette astronomique, en regardant ce qu'il voyait, il a pu, non pas prouver le modèle de Copernic, mais avancer des arguments très forts pour soutenir le modèle de Copernic ou surtout pour invalider la vision du monde qu'avaient les anciens. Par exemple, Galilée, ce qu'il va voir, c'est que la planète Jupiter est entourée de satellites, et ça, on pourrait dire : « So what ? Qu'est-ce que ça a comme intérêt ? » En fait, c'est vraiment fondamental parce que dans le modèle du monde hérité des Grecs anciens, il ne pouvait y avoir qu'un seul centre dans l'Univers qui était le centre de tous les mouvements, la Terre. Et d'ailleurs, Aristote même disait de manière assez imprudente que – je paraphrase, mais en gros – « si on découvre un deuxième centre, et bien ça prouverait que mon modèle est faux », mais il n'y a pas de deuxième centre. Et Galilée, en quelque sorte, ce qu’il dit c’est : « Moi, j'ai découvert au moins un deuxième centre. Et une règle à laquelle il y a une exception n'est plus une règle. »
Question public 4 : Et d'ailleurs, vous avez expliqué que l'Église avait mis fin à la diffusion de ce livre au bout de 73 ans. Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi 73 ans ? Pourquoi est-ce qu'il a circulé pendant tant d'années et pourquoi un moment ça s'arrête ?
Philippe Thébaut : Alors je peux faire une réponse courte, en un mot : Galilée. Je peux faire une réponse un peu plus longue, c'est effectivement, c'est ce qu'on discutait il y a quelques instants, c'est que 1616, c'est 6 ans après l'apparition du fameux livre de Galilée, Le Messager céleste, qui paraît en 1610. Donc, en 1610, Galilée fait paraître son livre. On commence à discuter énormément de l'héliocentrisme. Galilée, en plus, on va dire que c’était quand même une grande gueule pour parler un peu de manière triviale, donc justement, le retentissement que va avoir le livre de Galilée, qui appuie le modèle de Copernic va faire réaliser d'un seul coup à l'Église, ou en tout cas à une partie de l'Église, qu'ici on a peut-être un problème auquel on n'avait pas pensé avant et c'est pour ça qu'en 1616 va être prise la décision. C'est vraiment le retentissement du travail de Galilée, de ses conclusions, de son petit livre, qui vont faire que l'Église va réagir en 1616 avec 73 ans de retard, si j'ose dire.
Léa Minod : Nicolas Copernic a donc disparu dans une relative indifférence. Mais malgré la tentative de la chrétienté de balayer les théories de Copernic, ses travaux ont marqué le début d'un long processus de détermination scientifique sur le Système solaire. Car après Galilée vint Newton. Et en ce sens, Copernic fut l'une des figures de proue de la révolution scientifique qui débuta à la Renaissance. D'ailleurs, en l'honneur de sa contribution à l'astronomie moderne, l'un des plus grands cratères de la Lune porte aujourd'hui le nom de Copernic.
Voix off : Merci à Philippe Thébaut et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Moïse Courilleau. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-découverte.fr.
Voix off : Le Palais de la découverte présente « Sciences lues», un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique de Démocrite à nos jours. Épisode 8 : Institutions de physique, un texte d'Émilie du Châtelet.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Emmanuel Sidot en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en physique, Emmanuel Sidot transmet depuis 13 ans sa passion aux petits et grands curieux qui poussent la porte du Palais de la découverte. Installé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de madame du Châtelet. Sur scène, le comédien Laurent Blanpain s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Bonjour Emmanuel.
Emmanuel Sidot : Bonjour Léa.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Sciences lues », vous avez choisi un extrait de l'ouvrage Institutions de physique de madame du Châtelet. Est-ce que vous pouvez nous rappeler qui elle est ?
Emmanuel Sidot : Émilie du Châtelet, c'est la traductrice de Newton en français. C'est surtout pour ça qu'elle est connue. C'est, à mon avis, la moindre de ses œuvres. C'est une grande physicienne qui a, à l'époque où les femmes étaient peu nombreuses en sciences, a été une grande conciliatrice des différents points de vue, des différents débats qu'il y avait à l'époque et a ainsi fondé une espèce de communauté de la physique où les discours étaient mélangés et ont formé une base solide pour la physique moderne.
Léa Minod : Elle venait de quel milieu ?
Emmanuel Sidot : C'est la très grande noblesse. C'est la noblesse de robe pour elle-même, pour sa famille, ce qui lui a donné accès à une brillante éducation. Fait rare à l'époque, elle est éduquée aussi bien que ses frères. Même pour cette catégorie sociale où les femmes jouissaient d'un certain nombre de privilèges, elle fait quand même figure d'exception. Elle vient de la très grande noblesse, très fortunée. Elle se retrouve mariée à quelqu'un qui est de la noblesse d'épée, à une époque où il y a beaucoup de guerres en Europe. Et après avoir vécu sa vie de femme et de mère très jeune, elle va avoir beaucoup de temps libre.
Léa Minod : Et elle est quand même allée à la cour de Louis XV ?
Emmanuel Sidot : Entre autres, oui. Elle aimait la cour. Elle aimait, dit-on, s'habiller. Elle avait une collection de robes et de bijoux. Elle aimait ce côté grandiloquent de la cour du roi Louis XV, qui lui-même était un fervent adorateur amateur de sciences.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me rappeler son année de naissance ?
Emmanuel Sidot : De mémoire, elle est née en 1706. Elle est morte en 1749, ça, je me souviens.
Léa Minod : Donc vous disiez que c'était plus facile pour une femme, à son époque, sous Louis XV, d'étudier – et notamment les mathématiques – et de publier sous son nom. Est-ce que c'est vraiment le cas ?
Emmanuel Sidot : C'est plus subtil que ça. Ça a été plus compliqué après qu'au XVIIIᵉ siècle. Ça a été beaucoup plus compliqué au cours du XIXᵉ siècle où les femmes ont vraiment, toutes classes sociales confondues, rejoint le foyer et en étaient plus ou moins asservies à une position de domestiques, voire éventuellement de direction, mais inscrite à l’intérieur de la maison, en France. Au XVIIIᵉ siècle, pour certaines femmes, d'un milieu extrêmement privilégié qu'est la noblesse de robe, c'est-à-dire la noblesse intellectuelle, certaines femmes avaient plaisir, le temps libre, le droit, et étaient connues pour aimer les sciences. Ce sont les Précieuses et les savantes. Roxane, dans Cyrano de Bergerac, est un exemple caricatural et celle des Précieuses ridicules et des Femmes savantes encore plus chez Molière. Ça existait, ça faisait débat à l'époque de Molière. Ce sont des choses qui existaient, mais c'est quand même cantonné à une classe sociale très particulière.
Léa Minod : Elle était connue pour avoir traduit Newton. Il écrivait en quelle langue Newton ?
Emmanuel Sidot : Newton écrivait en latin, en latin de cuisine version anglaise. Elle l'a traduit non seulement en français, ce qui sert encore aujourd'hui de référence pour toutes les traductions en langues modernes, parce qu'elle a fait de nombreux ajouts. Elle a notamment traduit en mathématiques modernes.
Léa Minod : C'est-à-dire ?
Emmanuel Sidot : C’est-à-dire que Newton écrivait un petit peu à l'ancienne, quelque chose qui semblerait archaïque, avec des démonstrations géométriques qui étaient la démonstration reine en mathématiques, avec un langage encore très philosophique. Elle, elle tire profit des apports mathématiques, notamment de Descartes qui a, quelques siècles avant, algébrisé, c'est-à-dire transcrit en équations – telles qu'on peut les voir dans tous les manuels aujourd'hui – ce qui était de l'ordre de la géométrie. Elle vérifie tous les arguments mathématiques de Newton, les arguments géométriques et les retraduit dans le langage moderne des mathématiques. C'est pour ça que son texte, aujourd'hui, ressemble à un texte de physique tel qu'on peut le prendre dans toutes les autres disciplines, alors que le texte de Newton demande des efforts de traduction et d'histoire des sciences qui ne sont pas simples.
Léa Minod : Qu'est-ce qui l'a rendue célèbre également ?
Emmanuel Sidot : Elle est connue pour ses amants, et elle en a un très prestigieux qui est Voltaire, qui va lui servir de marchepied, de porte-voix pour que ses qualités soient reconnues.
Léa Minod : Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez lu ce texte ?
Emmanuel Sidot : Ce texte-là, je l'ai lu il y a quelques mois pendant le confinement, parmi les lectures que j'avais pour combler le vide de mon activité principale qui est d'animer en présence du public. Donc, c'est une découverte relativement récente et j'y ai trouvé quelqu'un qui, 250 ans avant moi, parlait de mon métier, finalement.
Léa Minod : De votre métier de... ?
Emmanuel Sidot : Mon métier de médiateur. Mon but n'est pas simplement d'enseigner la physique de manière à former des gens qui soient capables de la comprendre aussi bien et mieux que moi, voire de la faire avancer et de rentrer dans des débats complexes – je vais paraphraser ce qu'elle dit – c'est d'expliquer non pas tout ce qui a pu en être dit, y compris de compliquer des débats, mais ce qu'il faut en savoir. Et ça, c'est un exercice particulier. Et elle avait trouvé, naturellement, des choses qui peuvent apparaître de bon sens, mais qui méritent réflexion. Elle avait trouvé des solutions, qu'elle indique dans son introduction, à des questions que je me suis moi-même posées. Elle les avait trouvées longtemps avant moi.
Léa Minod : Et elle, vous l'avez découverte comment ? Parce que son texte, vous l'avez découvert il n’y a pas longtemps, mais elle ?
Emmanuel Sidot : J'ai lu Newton. Dans le texte, un jour dans ma formation, son nom est en gros sur la couverture. La préface de Voltaire, elle est tout au début du texte. Ça étonne au début, quand on est étudiant en sciences, on se dit : « Tiens, un grand nom des lettres. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il fait là ? » Et son introduction, sa préface est un véritable panégyrique de cette femme-là. Et immédiatement, elle est fascinante. C'est le modèle de la femme savante, sans la caricature qu'en fait Molière. On est après Molière, bien après même. Et au fur et à mesure qu'on décrypte ce traité qui est fondamental pour tout étudiant en physique, qui est aux fondations de toute la physique. Quand on apprend tous les apports qu'elle a faits, quand on compare ça – ce que j'ai fait ensuite – au texte original, on se rend compte de tous les ajouts, de toute la synthèse qu'elle fait et de l'énormité de son travail. Ce n'est pas juste une femme qui a traduit Newton, c'est quelqu'un qui avait une pensée originale et synthétique et qui a fait avancer les choses. Et à partir de là, je me suis plongée dans tout ce qu'elle avait pu écrire et dans le détail de ce qu'elle a pu écrire.
Léa Minod : Donc, c'était une véritable fascination pour vous ?
Emmanuel Sidot : Oui, le personnage est magnifique. À tel point que lorsqu'il a fallu, avec ma compagne de l'époque, choisir un nom pour nos enfants, elle s'amusait beaucoup à me trouver des noms de physiciens. Et donc pour une fille, le choix s'est porté sur Gabrielle, ce qui se trouve être le premier prénom de la marquise du Châtelet, puisque c'est Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, son vrai état civil. Donc ma fille est nommée d'après elle.
Léa Minod : Et ce livre, il s'adresse à qui alors ?
Emmanuel Sidot : Au départ, ce livre, manifestement, quand on en lit la préface, s'adresse à son fils directement. Son fils, qui est alors âgé de 12-13 ans, parce qu'elle pense que c'est le bon âge à laquelle il peut s'intéresser à ces choses-là. Son fils, qui est donc le fils du marquis du Châtelet, appartient à la noblesse d'épée et va se destiner vers les voies militaires. Elle provient et porte les valeurs de la noblesse de robe, la noblesse intellectuelle, et cherche à transmettre à ses fils la même éducation qu’elle, et ses frères à elle, ont eue. Et elle l'exhorte à l'étude en prévenant de tout un tas de dangers qui feront que ce sera beaucoup plus difficile à d'autres moments pour lui.
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on se plonge dans les mots d'Émilie du Châtelet au XVIIIᵉ siècle.
Laurent Blanpain : Institution de physique par Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet.
« AVANT-PROPOS
I. J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler.
C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature, bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; & lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, & que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge & de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; & quand même dans cet âge plus avancé, & qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’Etude des véritables Sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Etude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité.
Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, & tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, & qui est toujours un défaut de plus, & un mérite de moins.
Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, & à pouvoir se suffire à lui-même, vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources & quelles consolations on trouve dans l’étude, & vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, & des plaisirs.
II. L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée.
Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science. »
Léa Minod : On a entendu, dans la première phrase : « Le devoir des hommes est de donner à leurs enfants une éducation qui les empêcha, dans un âge plus avancé, de regretter leur jeunesse. » En fait, son père a fait un peu la même chose pour elle lorsqu'elle était enfant, il l'a instruite aussi, et donc là, elle se positionne un peu comme une passeuse. Vous avez dit « une médiatrice » avant d'être une mathématicienne.
Emmanuel Sidot : Alors là, elle est institutrice, dans le mot qu'elle choisit, dans le terme institution. Institutrice telle qu'on peut l'entendre, elle va l'initier aux rudiments de la chose. Évidemment, initier, c'est simplifier les discours et c'est expliquer aussi simplement que possible les rudiments de quelque chose. Mais elle va beaucoup plus loin parce qu'elle s'adresse à un jeune garçon de 12-13 ans, déjà éduqué. Il a déjà été formé à la géométrie, ce qui n'était pas le cas de tout un chacun à 13 ans aujourd'hui. Donc elle parle quand même à un étudiant particulièrement déjà bien formé et ce qui va lui permettre d'aller plus loin et lui permettre, même si elle ne va pas entrer dans le détail des controverses scientifiques de l'époque, de quand même les aborder pour qu'il en soit au courant, pour qu'il soit au courant de la science dans son état actuel pour que dans sa vie future, il ait compris quels étaient les enjeux dont on débattait à l'époque. Donc elle va aller beaucoup plus loin que simplement lui instituer les bases. En ce sens-là, en lui expliquant les enjeux actuels, elle est médiatrice telle que toutes les personnes qui travaillent au Palais de la découverte ou à la Cité des sciences peuvent le comprendre. C'est exactement les questions qui se posent à nous aujourd'hui.
Léa Minod : Elle parle aussi de cette jeunesse, de cette fougue qui risque de succéder à la préadolescence de son fils ?
Emmanuel Sidot : Elle parle de quelque chose d'universel. Qu'on assouvisse ou pas ses passions, quelle que soit l'époque, à partir de 12 ans, à partir de la puberté, ce genre de choses nous travaille tous. Et il en va aujourd'hui pour les jeunes publics qui nous fréquentent, que celui que j'ai été, que celui ou celle que vous avez été à cet âge. Cette chose là nous obnubile et rend tout le reste beaucoup moins important et empêche complètement de s'y adonner. 12-13 ans, les premières passions, c'est le moment où tout ce qu'on faisait enfant, on le met en suspens. Plein de gens arrêtent les sports ou les activités annexes qu'ils avaient enfant. Ils les reprendront éventuellement plus tard, mais tout se met en pause et on est totalement obnubilé par cette question de la sexualité. On le retrouve aussi en salle, face aux spectateurs. Il y a un âge auquel on les ennuie profondément avec ces questions-là, dès lors qu'elles s'écartent de leur question première : « qui je suis ? », « comment les autres me voient », « est-ce qu'on voudra bien m’embrasser ? », etc.
Léa Minod : Ça veut dire que vous, dans votre public, en tant que médiateur, vous avez moins d'adolescents que vous n'avez d'enfants ou d'adultes.
Emmanuel Sidot : Ce n’est pas que j'en ai moins, c'est que je ne les traite pas pareil. Je ne dis pas les mêmes choses, je ne les aborde pas de la même façon.
Léa Minod : Par exemple, vous allez leur parler de quoi ?
Emmanuel Sidot : Je vais leur parler moins longuement que ce que je peux faire. Je vais leur montrer des choses. Je vais les pousser plus à participer parce que ça permet de se mettre en scène, se mettre en valeur. Je vais régulièrement faire des blagues qui les ramènent à leur quotidien, qui permet de s'identifier et encore une fois ce qui permet, à eux, de se mettre en scène. La première chose qu'ils détestent, c'est que ce ne soit pas eux qui se mettent en scène, c'est moi. Et ça, c'est insupportable à cet âge-là. On a tous envie d'être le plus vu, le plus regardé ou la plus vue, la plus regardée. Donc, on joue sur ces choses-là, c'est une façon de les aborder. Et par ailleurs, je me permets de dire des choses compliquées avec ce public-là, parce qu'il est intellectuellement formé. Ils savent déjà plein de choses, Ils comprennent tout, mais je n'attends pas qu'ils aient compris tout de suite. Je leur parle en leur disant que c'est la radio qui leur parle, qu'ils ont entendu quelque chose et que si ça les intéresse vraiment, quand ils seront à nouveau disposés à l'écouter, la petite musique reviendra, quand ils reprendront ces études-là, si ça les intéresse. Mais je n'ai pas d'exigences qu’ils aient tout compris tout de suite. La physique ne peut pas les passionner à cet âge-là, c'est très loin d'être les questions qui sont les nôtres à cet âge.
Léa Minod : Et Émilie du Châtelet, alors elle, elle veut quand même lui transmettre coûte que coûte la physique on a l'impression ? Elle prévient son fils, elle lui facilite, lui mâche le travail. C'est différent de votre travail de médiateur, en quelque sorte ?
Emmanuel Sidot : Elle a cette différence avec quelqu'un comme moi, qu'elle est une brillante scientifique elle-même, une brillante étudiante de la physique qui a absolument tout compris de la chose. Elle n'a pas encore commencé la traduction de Newton, mais elle l'a lu. Elle a lu Leibniz, elle a lu Descartes, elle a lu les mathématiciens de l'époque, Jean Bernoulli. Elle sera bientôt formée aux mathématiques modernes par un certain König qui est un élève de Bernoulli lui-même, qui est un brillant mathématicien, dont les théorèmes sont encore utilisés dans beaucoup de choses en mécanique, aujourd'hui. Elle a une formation d'exception, elle comprend vraiment tout. C'est une pointure du domaine et donc elle cherche un peu à transmettre quelque chose à son fils. J'ai l'impression qu'elle se dépêche, dans cette préface, de l'exhorter à étudier maintenant parce qu'après, il va partir. J'ai l'impression que c'est une réaction maternelle. Son fils, qui est le sien, qui est sa chose pour le moment, va devenir la chose de son père, c'est-à-dire la noblesse d'épée. Il va partir faire son service militaire, il va aller courir la cour, il va aller courir les filles. Il y a l’idée que pour l'instant, c'est encore son élève, et elle l'exhorte à le faire maintenant parce qu'après, il sera trop tard. J'ai l'impression qu'il y a aussi ce côté très personnel là-dedans, qu'on peut retrouver en tant que parents tous les uns et les autres.
Léa Minod : Elle parle aussi, quelque part, de la plasticité du cerveau quand on est jeune, en disant : « Ce que vous pouvez apprendre aujourd'hui avec une extrême facilité, ça sera plus difficile plus tard. »
Emmanuel Sidot : Oui, elle l’a observé manifestement, ses contemporains avaient observé ses différentes réactions vis-à-vis du savoir. Elle l'explique toutefois totalement autrement, elle ne rentre pas dans ces concepts très modernes, issus d'une science toute contemporaine sur la plasticité du cerveau. Elle l'associe plutôt à des comportements, à des préoccupations qui sont différentes à différents âges. Elle parle de l'ébullition amoureuse de l'adolescence, un terme qui n'existait pas encore à l'époque, mais après, elle parle des passions et des ambitions. C'est un homme, il a une carrière à mener. Et, outre la plasticité du cerveau, on se rend compte que d'un point de vue social, notre vie est, quand même, totalement organisée pour qu'on puisse apprendre à cet âge-là et qu'on n'est plus le temps de le faire après. Et ça, ce n'est pas lié à notre époque, à notre XXIᵉ siècle français à nous, c'est universel, au moins dans tout l'Occident.
Léa Minod : Et pour finir, dans cette première partie du texte, elle parle de la physique comme la clé de toutes les découvertes. Et de son côté tangible, aussi, par rapport à l'algèbre qui est plutôt évanescent. La physique, pour elle, ça serait comme un langage nécessaire pour comprendre le monde ?
Emmanuel Sidot : Elle met en lumière quelque chose de très important, tant pour les étudiants que pour les professeurs, ou pour tout simplement ceux qui s'intéressent à la physique. La physique part d'expérience concrète. La physique, typiquement, étudie l'Univers par ce qu'on peut faire à porter de soi. Typiquement, la caricature, c'est que si je veux savoir ce qui se passe de l'autre côté de l'Univers, un astronome va aller regarder avec des télescopes, mais un physicien va essayer de reconstruire un modèle dans son laboratoire pour surtout ne pas avoir à sortir. C’est de la caricature facile qu'on peut en faire. Il y a un côté donc très pratique, très bricolage, très « atelier ». Autant la chimie peut être associée à une cuisine ou un laboratoire de préparation de parfums, autant dans l'imaginaire la physique, c'est lié à l'atelier, à l'ingénieur, au fabricant, parce que c'est les mêmes outils de base. Mais d'un autre côté, les concepts qui sont utilisés pour traduire ça, en regard de l'expérience pratique qui est nécessaire, il y a tout un univers de concepts, d'une abstraction infiniment compliquée, qu'il faut concilier… Et c'est ce décalage entre les deux. Les termes qui arrivent à expliquer les règles de la nature, les termes de la physique, de sa pensée, sont une abstraction extrêmement compliquée. Les mathématiques à l'époque – encore aujourd'hui, mais à l'époque, particulièrement pour les mathématiques c'est compliqué – sont en décalage avec le côté profondément intéressant parce que profondément concret, pratique, d'explication de la vie de tous les jours et de « comment ça marche autour de soi »... C'est ce décalage qu’elle met en valeur qui est totalement d'actualité aujourd'hui, tant pour l'enseignement que pour la conception de la physique. Eh bien sûr que pour sa médiation.
Léa Minod : On écoute la suite du texte.
Laurent Blanpain : « III. Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre.
Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais ; la plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter.
IV. Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ?
V. Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir. Jusqu’au dernier siècle, les Sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus Savants étaient seuls initiés, c’était une espèce de Cabale, dont le chiffre consistait en des mots barbares, qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter. […] »
Léa Minod : Dans cette deuxième partie du texte, elle énonce en fait l'objectif de son livre qui est de rassembler les sciences et de faire un peu la synthèse des connaissances en physique, c’est cela ?
Emmanuel Sidot : Oui, c'est exactement ça. Ce n'est pas étonnant que ce livre soit devenu, au-delà de son intention première d'enseigner, de professer à son fils, ça va être un livre qu'elle va publier. Elle veut le mettre à jour. En 80 ans, il y a énormément de débats qui ont agité la communauté scientifique des philosophes naturalistes française. Descartes était le maître à penser. Il a écrit un summum qui, encore aujourd'hui, pour ses principes de la raison, le cartésianisme, sont fondamentaux pour la pensée française. Il invente des bases mathématiques importantes. Il y a toute une espèce de chauvinisme national entre les académies. Finalement, l'Académie française tant des sciences que des lettres, qui a été créée par Richelieu au XVIIᵉ siècle sous Louis XIII, c'est le pendant de l’Académie royale des sciences dans laquelle évolue Newton qui est le pendant anglais. Il y a des disputes et lorsque ces savants sont en désaccord, tout le monde n'arrive pas tout de suite à percer les détails profonds de la chose, à les réconcilier. Ça va mettre du temps, on s'aligne sur les héros nationaux. Donc il y a une équipe Descartes contre une équipe Newton, très célèbre controverse sur tout un tas de sujets, tant scientifiques que philosophiques, entre les cartésiens et les newtoniens.
Du côté de l'Académie royale, elle est agitée par le procès que vont carrément se faire Isaac Newton et Gottfried Leibniz. Newton va l'attaquer en procès pour plagiat. Ils se battent pour savoir qui a inventé le calcul infinitésimal, c'est-à-dire le moyen de découper toutes les trajectoires, toutes les choses en tranches extrêmement fines, ce qui a permis d'aborder les mathématiques des fonctions, des dérivées, des intégrales qui sont absolument indispensables pour la physique, ce qu'on apprend au lycée aujourd'hui. Vous voyez, il y a des controverses, des batailles de l’ordre de la propriété intellectuelle, de l'ordre de la fierté nationale dans les sciences qui entraîne ce débat-là. Et Émilie du Châtelet est une des personnes qui ont réussi à concilier les choses, à dire « non là, Descartes s'est trompé. Là, en cela, il avait raison. Là, Newton a raison. Mais là, Leibniz, c'est fondamental et il faut absolument l'introduire ». Et la physique que nous avons aujourd'hui, la façon dont on enseigne la mécanique qui est cette partie de la physique dont elle parle, va puiser dans cette synthèse dont elle est une importante fondatrice.
Léa Minod : Et on a l'impression aussi que dans le dernier paragraphe, où elle parle des sciences qui était « un secret impénétrable », elle se place aussi en tant que éclaireuse ou peut-être dans la continuité des Lumières ?
Emmanuel Sidot : C'est profondément une femme des Lumières. C'est la figure féminine des Lumières qui est à mon avis la plus importante du côté de la philosophie et des sciences. Alors, je ne sais plus exactement le nom de cette chose, mais il y avait une espèce de liste qui a été faite a posteriori des grandes personnalités scientifiques de son temps. Une espèce d'almanach des grandes personnes, espèce de Who's who de l'époque, qui était maintenue. Et a posteriori, elle fait partie des dix personnalités scientifiques les plus notables de son époque en Europe. Quelqu'un décide qu'elle en fait partie. Donc elle a marqué notablement ses contemporains, et pas seulement ses amis. Sa voix a eu une portée importante. La preuve, aujourd'hui encore, c'est le texte de madame du Châtelet qui sert de référence à toutes les traductions des Principia de Newton. Mais je pense même que là, elle va plus loin. Elle lance une pique sur la mode de la querelle des Anciens et des Modernes. La physique, au sens moderne, c'est quelque chose qui va se distinguer profondément de ce qu'on appelait la philosophie naturelle. Au départ « physicien », ça voulait dire « un philosophe de la philosophie naturelle ». Dans la philosophie naturelle, il y avait un espèce d’enchâssement dans l'université qui était détenue, dirigée, contrôlée par l'Église catholique, et donc un besoin permanent de concilier les débats philosophiques quels que soient le sujet et les débats scientifique au sein de l'université, dans un environnement qui est contrôlé, dans lequel la foi est importante. Elle est totalement croyante. Elle écrit des preuves de l'existence de Dieu dans d'autres documents. Mais la science moderne s'est à un moment détachée de la scolastique de l'université chrétienne, et je pense que c'est carrément une pique à ce discours ampoulé des philosophes qui est fait pour obscurcir. On met des termes savants pour noyer le poisson. C'est une des critiques que d'autres vont formuler à l'encontre de la philosophie scolastique.
Léa Minod : Elle parle même de cabale aussi.
Emmanuel Sidot : Oui, voilà, il y a un côté entre soi. Il y a un besoin de contrôle. Les guerres de religion qui consacrent l'émergence des mouvements protestants qui, notamment, cela se passe beaucoup de siècles avant, mais reprochaient notamment à l'Église catholique d'imposer un verrou, de décider et d'être opposant à la pensée nouvelle. Il y a un côté très cabale, très milieu fermé dans lequel ces choses se disent, mais pour le grand public, l'université, l’Église a un discours plus lénifiant qui noie les choses et fait passer des vessies pour des lanternes. C'est une des positions fondamentales qui vont caractériser la science moderne. Elle se présente comme accessible à tous. C'est l'argument qu'elle dit. Ça fait partie de la science du monde, la science de tout un chacun, la science du siècle, ça sort du sérail. Chose qu'on reprochait à la philosophie scolastique et à toutes ces méthodes langagières pour la rendre opaque au peuple.
Léa Minod : Donc ce texte a été publié peu avant sa mort, c'est ça ?
Emmanuel Sidot : Oui, ce texte-là, les Institutions de physique sont publiées de son vivant. Elle a déjà eu un mémoire publié par l'Académie des sciences. C'est la première femme à avoir eu cet insigne honneur en France. C'est un peu comme une publication scientifique aujourd'hui. Donc elle a été publiée avant. Elle a un grand nom. Elle peut se faire publier à titre d'auteur et les Institutions de physique vont être imprimés de son vivant. C'est sa traduction des Principia Mathematica qui va être publiée par Voltaire après sa mort.
Léa Minod : Donc la traduction de Newton, c’est ça ?
Emmanuel Sidot : Oui, la traduction de Newton. Alors, est-ce qu'elle avait l'intention de les publier ? Je n'en suis même pas sûr. Ça, je n’en sais rien, et peut-être que des historiens des sciences sont beaucoup plus précis, je ne suis pas allé consulter les archives. Mais moi j'aime à penser que pas forcément. J'aime à penser que c'est son devoir d'étudiante, son espèce de thèse. Elle voulait vraiment comprendre. C’est son travail de recherche finalement, elle voulait comprendre Newton, l'éclairer, le vérifier, l'éclairer à l'égard des autres auteurs et faire une synthèse. Je ne suis pas certain qu'elle pensait que ce soit prêt à être publié. Je le fantasme comme ça, mais là, on est dans l'ordre de la fiction.
Léa Minod : S'il y a quelque chose que vous retenez de ce texte, c'est quoi ?
Emmanuel Sidot : « Je crois que la physique est profondément faite pour l'homme. » C'est évidemment quelque chose que je partage. Si j'ai fait de la physique un moment, si j'ai choisi de faire ça, c'est parce que c'était pour moi la science la plus immédiatement intéressante, parce qu'elle répondait à des questions immédiates et encore, elle cherche à le faire. C'est avec cette phrase-là, que je me suis dit : « je la connais cette femme, elle parle comme moi » et là ça m'a lancé dans la poursuite du texte. Je me suis reconnu dans cette phrase-là et sur son discours sur les différents âges de la vie qui rendent propices à l'étude ou pas. Là, j'ai retrouvé des réflexions qui étaient les miennes. Ces deux moments de ce texte-là sont ce qui m'a engagé dans la voie de lire le reste du texte.
Léa Minod : Merci. Est-ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question public 1 : Bonjour. Dans le texte, on a le sentiment qu'il est important de transmettre la science et que c'est aussi une manière de dire que la science est une manière d'être libre, libre de penser. Est-ce que c'est juste ou non ?
Emmanuel Sidot : La science n'est pas nécessaire pour vivre tous les jours. Pas toutes les sciences, pas toute la science. Par contre, en savoir un peu et comprendre comment elle est formulée, comment on arrive à ces résultats-là, c'est un éducatif pour absolument toutes les formes de pensée. C'est propédeutique, diraient les pédagogues d'il y a quelques décennies. C’est-à-dire que ça apprend à penser. Et aujourd'hui, ce n'est pas tellement important, parce qu’aujourd'hui, en France en tout cas, tout le monde suit des études secondaires. Donc tout le monde apprend à penser et tout le monde a accès à des exercices dans la vie de tous les jours, de l'ordre de la pensée. Ce qui auparavant était éventuellement réservé à une classe intellectuelle. Là, tout le monde, que ce soit notre métier ou non, on est amené, on est poussé, on exige de nous qu'on pense ! Or, penser, « bien penser », c'est compliqué. Je tape parfois dans un ballon, mais je ne suis pas Paul Pogba. Je réfléchis un peu parfois, mais je ne suis pas Albert Einstein. Et on nous demande, on exige tout ça de nous, tout le temps, sur tous les sujets. Par Internet… Ce n'est plus seulement la politique et la société sur lequel on nous demande un avis. On nous demande un avis sur tous les sujets et c'est drôlement difficile. Et il est nécessaire pour cela de tous s'armer, avoir des réflexes de pensée. Et la science, qui est une discipline extrêmement sévère, qui met en garde contre tout un tas de périls et de fausses pensées, est un excellent éducatif pour s'armer un peu contre ces difficiles questions dont nous sommes submergés en permanence.
Question public 1 suite : J'ai une deuxième question. Vous dites que Émilie du Châtelet a semble t-il été reconnue par la communauté scientifique de son époque et de plus tard, qu'elle est une référence. Néanmoins, si on interroge les gens aujourd'hui, Marie Curie comme physicienne, alors que c'est la première physicienne Émilie du Châtelet, est beaucoup moins connue que Marie Curie, par exemple, elle est beaucoup moins référencée.
Emmanuel Sidot : Oui, mais il y a une histoire d'ancienneté. Marie Curie a pu faire l'objet de reportages, de journaux, d'émissions qui la maintiennent en présence dans l'esprit. Émilie du Châtelet, elle, combine plusieurs défauts. D'abord, elle est surtout connue pour avoir traduit une figure de proue qui l'écrase, Isaac Newton, mais aussi le fait d'avoir été une femme de la haute noblesse, ce qui, dans les sciences, a toujours un côté un peu sulfureux, et doit l’être un peu moins… On aime l'Ancien Régime, le Siècle des lumières, etc., mais dans les sciences, c'est mal vu. Dans les sciences, l'histoire commence à partir du XIXᵉ siècle, époque ou typiquement, être noble et être une femme devient un espèce d'anathème. Donc elle est moins connue que Marie Curie parce qu'elle vient d'une époque où on a par la suite réécrit une histoire au XIXᵉ siècle qui visait entre autres à l'effacer un peu, à la mettre au second plan. Marie Curie échappe à ça au début du XXᵉ siècle où le communisme existe, où le féministe existe déjà. Son histoire a quand même plus de facilité à être propulsée.
Question public 2 : Est-ce cette histoire édifiante a été justement racontée ? Est-ce qu'il y a eu des biopics ? Léa Drucker a incarné Divine Émilie à la fin des années 2000, je crois dans un téléfilm et elle en faisait une figure justement féministe revendiquée. Est-ce que le mouvement féministe s'est emparé aujourd'hui de cette grande personne ?
Emmanuel Sidot : Alors, je ne sais pas ce qu'en pense le féminisme aujourd'hui. Par contre, je pense que la qualifier de féminisme, c'est un anachronisme. Olympe de Gouges, une des premières féministes, la grande figure féministe de la Révolution française, autrice pour mémoire de la Déclaration de la femme et de la citoyenne, n'est pas née. C'est un anachronisme de la qualifier de féministe et dans la façon dont elle se pose, ne serait-ce que dans ce texte, elle se pose en mère, elle se pose en traductrice, elle se propose en conciliatrice. Elle est une caricature, elle a un rôle extrêmement genré qu'elle se donne là-dedans. Donc je pense que c'est une caricature. C'est un anachronisme de la placer ainsi. Elle est femme et brillante et ça suffit à ce que certains garçons la reconnaissent. Et je crois que ça lui suffit bien. Par ailleurs, elle aimait beaucoup les robes et les bijoux ! L’un n'empêchant pas l'autre.
Léa Minod : Merci Emmanuel Sidot.
Emmanuel Sidot : Mais avec plaisir.
Léa Minod : En remettant en cause les dogmes, en souhaitant transmettre et éclairer, Émilie du Châtelet demeure l'une des plus grandes penseuses et passeuses de notre histoire. Elle vulgarise les sciences à sa façon, avant l'heure.
Voix off : Merci à Emmanuel Sidot, et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la découverte ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Laurent Blanpain. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences lues » est une série de podcasts originaux réalisée par écran sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr
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