Élisée Reclus

Histoire d'une montagne

Olivier Coulon, notre médiateur géologue, nous partage la lecture d’un texte de l’œuvre d’Élisée Reclus « Histoire d’une montagne » et nous transporte entre monts et vallées, au cœur de la formation des paysages montagneux. Une véritable déclaration d'amour au plus profond et au sommet. 


À propos d'Élisée Reclus

Élisée Reclus qui vécut à la toute fin du XIXe siècle est un géographe mais aussi un écrivain engagé. Né dans le Sud-Ouest de la France, il abandonne à la fin de son adolescence des études de théologie et s’engage dans le combat politique. Profondément républicain, socialiste et libre-penseur, il défend l’anarchie telle qu’elle émerge à l’époque : un combat pour une société juste et libre. Après de multiples voyages, guidé par sa sensibilité aux paysages, il se consacre alors pleinement à la géographie : « Je suis heureux quand je parle de géologie, d’histoire, de sciences véritablement utiles, l’idée que peut-être je pourrais devenir professeur de géographie me remplit de joie ».  

Cette passion pour la géographie physique (décrire et expliquer le fonctionnement de la Terre) demeure couplée à ses idéaux. Ses ouvrages emblématiques replacent toujours l’Homme dans son milieu et s’interrogent sur les interactions qui se tissent entre eux. Leurs titres parlent d’eux-mêmes : « L’Homme et la nature » (1864), « La Nouvelle Géographie universelle. La Terre et les Hommes » (de 1875 à 1894) et « L’Homme et la Terre » (publié à titre posthume en 1905). 

Bien que ses approches physiques, géologiques ou météorologiques reflètent parfois l’état imparfait des connaissances de l’époque, sa plume sensible happe immédiatement le lecteur, ravi de cheminer au fil de ses descriptions poétiques. Quant à sa vision humaniste, elle permet l’émergence de concepts précurseurs de l’écologie politique qui résonnent pleinement avec nos préoccupations actuelles.  
 


Découvrez le texte
d'Histoire d'une montagne

Premier extrait

Heureusement la terre, toujours en travail de création nouvelle, ne cesse d’agir sous nos yeux et de nous montrer comment elle change peu à peu les rugosités de sa surface. Elle se détruit, mais elle se reconstruit de jour en jour, constamment; elle nivelle ses montagnes, mais pour en édifier d’autres; elle creuse des vallées, mais pour les combler encore. En parcourant la surface du globe et en observant avec soin les phénomènes de la nature, on peut donc voir se former des coteaux et des monts, lentement, il est vrai, et non pas d'une soudaine poussée, comme le demanderaient des amis du miracle. On les voit naitre, soit directement du sein de la terre, soit indirectement, pour ainsi dire, par l’érosion des plateaux, de même qu’une statue apparait peu à peu dans un bloc de marbre. Lorsqu’une masse insulaire ou continentale, haute de centaines ou de milliers de mètres, reçoit des pluies en abondance, ses versants sont graduellement sculptés en ravins, en vallons, en vallées; la surface uniforme du plateau se découpe en cimes, en arêtes, en pyramides, se creuse en cirques, en bassins, en précipices; des systèmes de montagnes apparaissent peu à peu là où le sol uni se déroulait sur d’énormes étendues. II] est même des régions de la terre où le plateau, attaqué par des pluies sur un seul côté, ne s’échancre en montagnes que par ce versant: telle est, en Espagne, cette terrasse de la Manche qui s’affaisse vers |’Andalousie par les escarpements de la sierra Morena.  

elles ont révélé le noyau de la montagne comme une draperie retirée soudain découvre un monument caché.

En outre de ces causes extérieures qui changent les plateaux en montagnes, s'accomplissent aussi dans l’intérieur de la terre de lentes transformations qui ont pour conséquence d’énormes effondrements. Les hommes laborieux qui, le marteau a la main, cheminent pendant des années entières à travers les monts pour en étudier la forme et la structure, remarquent, dans les nouvelles assises de formation marine qui constituent la partie non cristalline des monts, de gigantesques failles ou fissures de séparation qui s’étendent sur des centaines de kilomètres de longueur. Des masses, ayant des milliers de mètres d’épaisseur, se sont redressées dans ces chutes ou même ont été complètement renversées, de sorte que leur ancienne surface est devenue maintenant le plan inférieur. Les assises, en s’affaissant par chutes successives, ont dénudé le squelette de roches cristallines qu’elles entouraient comme un manteau; elles ont révélé le noyau de la montagne comme une draperie retirée soudain découvre un monument caché. 

Deuxième extrait

Mais les écroulements eux-mêmes ont eu moins d’importance que les plissements dans l’histoire de la terre et dans celle des montagnes qui en forment les rugosités extérieures. 

Soumises à de lentes pressions séculaires, la roche, l’argile, les couches de grés, les veines de métal, tout se plisse comme le ferait une étoffe, et les plis qui naissent ainsi forment les monts et les vallées. Semblable à la surface de l’Océan, celle de la terre s’agite en vagues mais ces ondulations sont bien autrement puissantes: ce sont les Andes, c’est l’Himalaya, qui se redressent ainsi au-dessus du niveau moyen des plaines. Sans cesse les roches de la terre se trouvent soumises à ces impulsions latérales qui les ploient et les reploient diversement, et les assises sont dans une fluctuation continuelle. C’est ainsi que se ride la peau d’un fruit. 

le regard du savant peut seul reconnaître qu’elles ont jailli du sein de la grande fournaise, la terre, comme une masse de métal en fusion

Les cimes qui surgissent directement du sol et qui montent graduellement du niveau de l’Océan vers les hauteurs glacées de l‘atmosphère sont les montagnes de laves et des cendres volcaniques. En maints endroits de la surface terrestre, on peut les étudier à l’aise, s'élevant, grandissant a vue d’œil. Bien différents des montagnes ordinaires, les volcans proprement dits sont percés d’une cheminée centrale par laquelle s'échappent des vapeurs et les fragments pulvérisés de roches incendiées; mais, quand ils s’éteignent, la cheminée se ferme, et les pentes du cône volcanique, dont le profil perd de sa régularité première sous l’influence des pluies et de la végétation, finissent par ressembler 4 celles des autres monts. D’ailleurs, il est des masses rocheuses qui, en s'élevant du sein de la terre, soit à l'état liquide, soit à l'état piteux, sortent tout simplement d’une longue crevasse du sol et ne sont point lancées par un cratère, comme les scories du Vésuve et de l’Etna. Les laves qui s’accumulent en sommets et se ramifient en promontoires ne diffèrent que par leur jeunesse de ces vieilles montagnes chenues qui hérissent ailleurs la surface de la terre. Les laves jadis brillantes se refroidissent peu à peu; elles se délitent extérieurement et se revêtent de terre végétale; elles reçoivent l’eau de pluie dans leurs interstices et la rendent en ruisselets et en rivières; enfin elles se recouvrent à leur base de formations géologiques nouvelles et s’entourent, comme les autres montagnes, d’assises de galets, de sable ou d'argile. A la longue, le regard du savant peut seul reconnaitre qu’elles ont jailli du sein de la grande fournaise, la terre, comme une masse de métal en fusion.