Les Étincelles du Palais de la découverte
La médiation scientifique
Découvrez le futur Palais
Jérôme Kirman, notre médiateur en informatique, nous partage la lecture d’un texte extrait de l’œuvre de Vernor Vinge « Aux tréfonds du ciel » et nous fait découvrir son univers foisonnant en nous transportant plusieurs millénaires après notre ère. Nous plongeons ici au cœur d’une galaxie lointaine, à la rencontre de Pham Nuwen, un adolescent formé au métier d'archéologue-programmeur.
Alexandre Héraud (Voix off) Jérôme Kirman (Médiateur) Léa Minod (Journaliste) Audrey Stupovski (Lecture en direct)
Voix off : Le palais de la découverte présente « Sciences Lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique de Démocrite à nos jours.
Épisode 2: « Au tréfonds du ciel », un texte de Vernor Vinge.
Léa Minod : A quelques mètres du parc André-Citroën dans le 15e arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Jérôme Kirman, pendant la rénovation du palais de la découverte. Médiateur en informatique, ce dernier a plongé dans la programmation informatique dès son plus jeune âge. Et même s'il aime côtoyer les machines et les ordinateurs, il transmet aujourd'hui sa passion aux petits et grands curieux qui poussent la porte du Palais de la Découverte. Installé dans le noir et équipé de casques bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de Vernor Vinge et de son univers foisonnant. Sur scène, la comédienne Audrey Stupovski s'empare du texte tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Bonjour Jérôme
Jérôme Kirman : Bonjour.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Sciences Lues », vous avez choisi un texte extrait des "Tréfonds du ciel" de Vernor Vinge. Est-ce que vous pouvez nous dire, déjà, qui est Vernor Vinge ?
Jérôme Kirman : Vernor Vinge est un auteur de Science-fiction et professeur en informatique, ce qui se lit vraiment dans ses textes, qui écrit dans un style assez ardu, assez poussé, qui intéresse vraiment des fanatiques de sciences et de science-fiction.
Léa Minod : Il est de quelle origine ? Quelle nationalité ?
Jérôme Kirman : C'est un auteur américain.
Léa Minod : Est-ce qu'il est toujours vivant ?
Jérôme Kirman : Il a un certain âge maintenant, mais oui.
Léa Minod : Il est né en 1944, je crois.
Jérôme Kirman : Oui.
Léa Minod : Il est surtout connu pour un roman qui s'appelle "Un feu sur l'abîme", c'est ça ?
Jérôme Kirman : Oui, « A Fire Upon the Deep ».
Léa Minod : Vous l'avez lu ?
Jérôme Kirman : Oui, il se situe dans le même univers que celui-ci.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me parler un peu de l'univers qu'il a créé ?
Jérôme Kirman : Alors, l'univers de Vernor Vinge est assez intéressant parce que, comme tous les auteurs de son genre de Science-fiction, qu'on appelle la hard-science, il essaie au maximum de maintenir une cohérence avec les lois de la physique, avec les lois de la nature telles qu'on les connaît. Mais d'un autre côté, dans une histoire de science-fiction, on a souvent envie de lire des choses un peu extraordinaires, des voyages plus rapides que la lumière, des choses comme ça.
Il décrit une galaxie, notre galaxie, dans laquelle certaines régions de la galaxie sont limitées aux lois de la physique que nous connaissons. Mais au fur et à mesure qu'on s'éloigne du centre de la galaxie, des choses qui n'étaient pas possibles le deviennent, les lois de la physique changent un petit peu, et rendent des choses plus incroyables possibles et des technologies plus fascinantes réelles.
Léa Minod : Ça se passe combien de temps après notre ère ?
Jérôme Kirman : Nous sommes plusieurs millénaires après l'ère actuelle.
Léa Minod : Et vous avez dit que c'était de la hard-science ? Qu’est-ce que c'est, alors, la hard-science ?
Jérôme Kirman : C'est un genre particulier de science-fiction — comme tous les genres littéraires, bien sûr, il n’y a pas de définition exactement stricte, on ne peut pas toujours catégoriser parfaitement — mais qui s'intéresse de manière assez ardue avant tout à la cohérence. C'est-à-dire pas forcément à un respect absolu et strict des lois de la physique ou de la biologie telles qu'on les connaît, mais en tout cas, celles qui sont proposées par l'auteur doivent être respectées. Il s'agit ensuite, au plus possible, de pousser les conséquences, de trouver les résultats des idées qu'on a proposées.
Léa Minod : Mais alors c'est de la littérature ou c'est de la science ?
Jérôme Kirman : Eh bien, c'est un petit peu des deux. Ça ressemble pas mal à de la science, mais évidemment, comme au début dans les prémisses, les axiomes en quelque sorte, se trouve quelque chose de créatif et de non-scientifique… c'est un peu de la science spéculative, si vous voulez.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut lire ça même si on n'y connaît rien ?
Jérôme Kirman : Alors, oui… je ne commencerai peut-être pas par du Vernor Vinge, mais tout à fait, bien sûr.
Léa Minod : Est-ce qu'on peut, déjà, poser le décor et les personnages de l'extrait que vous avez choisi ?
Jérôme Kirman : Bien sûr. L'extrait que j'ai choisi se passe à bord d'un vaisseau commercial, un vaisseau cargo d'une civilisation commerçante qui s'appelle les Qeng Ho.
Léa Minod : Les Qeng Ho, c'est le nom de la civilisation, c'est ça ?
Jérôme Kirman : C'est le nom qu'ils se donnent entre eux, oui. Il existe pas mal de civilisations dans cette région de la galaxie qui est autour de notre Terre, qui sont les descendants de l'humanité. Et malheureusement dans cette région de la galaxie, les voyages se passent, au plus, à la vitesse de la lumière.
Léa Minod : C'est-à-dire que c'est très long ?
Jérôme Kirman : C'est-à-dire que c'est très long, oui. Il faut parfois des années, des décennies, des siècles pour aller d'une étoile à l'autre, et les Qeng Ho sont des voyageurs itinérants, des commerçants, qui se déplacent d'une étoile à l'autre, comme ça.
Léa Minod : Comment s'appelle le vaisseau dans lequel ils se déplacent ?
Jérôme Kirman : Ils sont à bord du Reprise.
Léa Minod : Comment ils font pour survivre aussi longtemps ? Est-ce que les hommes sont immortels ?
Jérôme Kirman : Ils ne sont pas immortels, leur longévité n'est qu'à peine supérieure à la nôtre, mais leur solution à ça, a été d'employer des techniques de cryogénie, de congélation. Ils se mettent en suspens, en sommeil et de temps en temps seulement, se mettent en veille. Ils font les maintenances nécessaires au fonctionnement du vaisseau avant de se replonger pour quelques décennies.
Léa Minod : C'est-à-dire que pendant le voyage, ils passent plus de temps à dormir congelés, qu'à être réveillés et à parler ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est ça.
Léa Minod : Quel est le personnage principal du texte ?
Jérôme Kirman : Ici le personnage principal, c'est Pham Nuwen qui est un jeune, un nouvel arrivant dans la succession Qeng Ho puisqu'il a grandi sur une planète étrangère et a été un petit peu adopté.
Léa Minod : La planète Canberra.
Jérôme Kirman : Voilà
Léa Minod : Et qu'est-ce qu'il fait comme métier ?
Jérôme Kirman : Il est en train de se former au travail de programmeur archéologue.
Léa Minod : Qu'est-ce que c'est que ça ?
Jérôme Kirman : Un programmeur archéologue, dans l'univers de Vernor Vinge, c'est quelqu'un qui programme les ordinateurs, mais qui a besoin de maintenir des programmes très anciens qui ont pu être écrits il y a des siècles ou des millénaires et qui sont encore en usage. Et qui doit, par conséquent, comprendre comment ont pensé, comment ont raisonné, à l'époque, les auteurs de ces programmes.
Léa Minod : C'est de l'archéologie, mais dans l'informatique. C'est ça ?
Léa Minod : Qui sont les autres personnages ?
Jérôme Kirman : Il est accompagné de deux de ses mentors qui sont en train de le former.
Léa Minod : Sura Vinh et Bret Trinli, c'est ça ?
Léa Minod : Je pense qu'on a à peu près tout dit pour essayer de comprendre ce texte intergalactique. Alors on ferme les yeux et on se plonge dans l'univers imaginé par Vernor Vinge.
Audrey Stupovski :
« Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l'origine des temps. C'était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l'avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l'ère coloniale à l'origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du *Reprise*. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l'Humanité quitte la Terre. Le miracle – l'horreur, disait Sura – c'était que, contrairement aux inutiles épaves de l'histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur. Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l'instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre. Mais, si on y regardait d'encore plus près… l'instant initial se situait en réalité quelques cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l'un des premiers systèmes d'exploitation informatiques de l'Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d'assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l'aspect romantique du vol dans l'espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche. - On devrait tout récrire, conclut Pham. - On l'a fait, dit Sura sans lever les yeux. Elle se préparait à sortir de Veille et avait passé les quatre derniers jours à essayer de résoudre un problème dans l'automatisation de la cryostase. - On a essayé, rectifia Bret, qui rentrait des congélateurs. Mais même les niveaux supérieurs du code système de l'escadre ont un volume gigantesque. Toi et mille de tes copains seriez obligés de travailler pendant un bon siècle pour les reconstituer. Trinli lui sourit d'un air malveillant. - Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d'incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là. »
« Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l'origine des temps. C'était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l'avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l'ère coloniale à l'origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du *Reprise*. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l'Humanité quitte la Terre. Le miracle – l'horreur, disait Sura – c'était que, contrairement aux inutiles épaves de l'histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur. Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l'instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre. Mais, si on y regardait d'encore plus près… l'instant initial se situait en réalité quelques cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l'un des premiers systèmes d'exploitation informatiques de l'Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d'assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l'aspect romantique du vol dans l'espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche.
- On devrait tout récrire, conclut Pham.
- On l'a fait, dit Sura sans lever les yeux.
Elle se préparait à sortir de Veille et avait passé les quatre derniers jours à essayer de résoudre un problème dans l'automatisation de la cryostase.
- On a essayé, rectifia Bret, qui rentrait des congélateurs. Mais même les niveaux supérieurs du code système de l'escadre ont un volume gigantesque. Toi et mille de tes copains seriez obligés de travailler pendant un bon siècle pour les reconstituer.
Trinli lui sourit d'un air malveillant.
- Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d'incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là. »
Léa Minod : On entend ici la description de programmes informatiques qui, bien que brinquebalant, fonctionnent toujours depuis leurs inventions. En fait, quelle est l'idée principale du texte concernant l'informatique ?
Jérôme Kirman : Dans ce texte en particulier, Vernor Vinge fait allusion à un système de comptage du temps. Un qu'il connaît bien puisqu'il est présent dans les systèmes informatiques depuis, comme c'est suggéré, les années 70.
Léa Minod : C'est-à-dire depuis le premier pas de l'homme sur la lune ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : C'est évidemment ce que les Qeng Ho ont supposé. Ils se sont dit : « Ah, quel événement historique peut bien marquer le début de ce calendrier ? Ce doit être quelque chose de marquant, quelque chose comme les premiers pas de l'humanité sur un nouveau corps stellaire ! »
Léa Minod : Et en fait ?
Jérôme Kirman : Et en fait, c'est simplement la convention qu'ont choisie les informaticiens de dire : « Nous avons créé un nouveau système d'exploitation. Qu'est-ce qu'on va choisir pour marquer l'instant zéro de la mesure du temps de ce système ? Ben, le moment où on l'a créé. »
Léa Minod : Et c'était quand ?
Jérôme Kirman : Alors… ils l'ont placé au 1er janvier 1970.
Léa Minod : Comment s'appelait ce système d'exploitation ?
Jérôme Kirman : Il s'agit du système d'exploitation Unix qui est encore aujourd'hui, sous différentes formes, différents dérivés, en usage sur la plupart de nos ordinateurs. Par exemple : nos tablettes, nos smartphones Android, ont dans leurs cœurs ce qu'on appelle un noyau, nommé Linux, qui est un héritier d'Unix.
Léa Minod : Ça veut dire que dans nos ordinateurs, aujourd'hui, on a toujours comme année 0, seconde 0, le 1er janvier 1970 ? C'est ça ?
Jérôme Kirman : Sur la plupart des machines, effectivement, actuellement c'est le cas.
Léa Minod : Et ça sera le cas dans 5000 ans donc, si on écoute le texte ?
Jérôme Kirman : Si on pousse la logique, effectivement, pourquoi réinventer quelque chose qui fonctionne déjà ?
Léa Minod : Mais si je comprends bien, c'est l'année 0, mais par-dessus, on ajoute des couches successives de technologies qui sont un peu comme des couches pas très stables, c'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est un petit peu ça. C'est-à-dire que, bien sûr, aucun utilisateur n'a envie de voir sur le mur de ses réseaux sociaux : « Message envoyé à 2 milliards 787 millions quelque chose secondes ». On préfère voir : « Envoyé il y a 2 minutes ». Et pour pouvoir afficher ce genre de chose, il faut tenir compte de beaucoup : la durée d'une année, le décalage horaire, les conventions en usage, les réglementations des pays… et l'ordinateur s'en charge également.
Léa Minod : Mais pourquoi ça marche alors que ça n'a l'air vraiment pas très stable, quand même ?
Jérôme Kirman : Ça fonctionne parce que, bien sûr, les informaticiens eux se disent : « Bon, je vais vérifier que tout fonctionne bien. » et réécrivent leur programme, le réajustent, et ne le publient que lorsque ça fonctionne. Et comme chacun sait, bien sûr, ça fonctionne… sauf quand ça ne fonctionne pas très bien.
Léa Minod : Vous avez un exemple de moment où ça n'a pas fonctionné du tout ?
Jérôme Kirman : Pas fonctionné du tout, il y en a…
Léa Minod : Un gros bug ?
Jérôme Kirman : Voilà… alors, bien sûr, le plus gros bug de l'histoire, qui est souvent mentionné dans les cours d'informatique — pour inspirer un petit peu les programmeurs à faire attention à ce qu'ils font — c'est l'explosion de la fusée Ariane qui était due à un simple petit détail de très bas niveau sur comment étaient enregistrés, représentés les nombres à l'intérieur.
Léa Minod : C'était quand ? C'était dans les années 70 ça ?
Jérôme Kirman : Non, c'était bien plus tard.
Léa Minod : Donc juste, j'essaye de comprendre. Il y a ce système qui s'appelle Unix et par-dessus, il va y avoir d'autres systèmes qui ont été inventés et qui vont se greffer à ce premier système, c'est ça ? Et c'est ce qui fait à la fois toute la cohérence, et en même temps le côté instable ?
Jérôme Kirman : C'est un petit peu ça. Bien sûr, ce n’est pas toujours le système Unix en dessous le « responsable », entre guillemets, mais de manière générale l’informatique se fait en empilant des couches, des abstractions successives. On dit : « Bon voilà, maintenant, je sais comment faire une addition. Je peux m'en servir pour faire des choses plus complexes dont je me servirai pour faire des choses plus complexes, dont je me servirai… ». Et celui qui fait les applications de plus haut niveau — on dit en informatique qu’il est tout en haut de la pile — ne se préoccupe pas toujours de savoir comment fonctionne le détail de ce qu’il y a en dessous, jusqu’au plus profond.
Léa Minod : D'où l'utilité du métier de Pham Nuwen ?
Jérôme Kirman : D'où l'utilité du programmeur archéologue, oui, dans un futur où le nombre de couches est devenu tellement vaste que plus aucun humain ne peut espérer comprendre toute la pile.
Léa Minod : Est-ce que vous aussi, quand vous étiez jeune informaticien comme Pham Nuwen, vous avez eu envie de réécrire tout le système pour repartir sur des bases stables ?
Jérôme Kirman : Bien sûr ! C'est la tentation quand on commence à apprendre un petit peu l'informatique. On se dit : « Je ne comprends pas très bien ce qui se passe en dessous, ça a l'air compliqué… » Et puis on se dit : « Le plus simple c'est encore de tout refaire. De tout réécrire. »
Léa Minod : Mais alors pourquoi on ne le fait pas ?
Jérôme Kirman : Alors, pourquoi ne pas le faire ? Parce que, d'abord, on se rend compte que : « Ah, mais c'est beaucoup, beaucoup de travail. ». Parce que faire un système qui compte les secondes à partir d'une nouvelle date, pourquoi pas l'an 2000, ce n'est pas très compliqué. Mais ensuite, toutes ces histoires de fuseaux horaires, de conventions, etc.… Ça fait quand même beaucoup de travail un petit peu embêtant, un petit peu fatigant. Et puis, ce dont on se rend compte, quand on a tendance à refaire souvent des programmes existants, c'est qu'on a tendance à reproduire des erreurs qui ont déjà été produites, et qui ont déjà été corrigées historiquement.
Léa Minod : Mais si je comprends bien, plus l'informatique va progresser, plus les strates et le risque d'incohérences va se multiplier ?
Jérôme Kirman : Oui c'est un risque et c'est quelque chose que beaucoup d'informaticiens dénoncent un petit peu aujourd'hui. Notamment avec le développement web, où il y a parfois des choses qui s'empilent sans qu'on ne comprenne très bien les tenants et les aboutissants de comment fonctionne le logiciel. Et ça peut avoir, parfois, des conséquences, évidemment assez néfastes.
Léa Minod : Mais est-ce que tout peut s'effondrer ?
Jérôme Kirman : Alors, « tout », ça paraît difficile, mais un petit effondrement local, ça peut déjà avoir des conséquences assez désastreuses. Par exemple, il y a eu assez récemment un programmeur qui avait écrit un petit fragment de code très utilisé, assez banal, mais dont beaucoup de monde se servait. Et il a décidé, parce qu'il était très mécontent, de supprimer des dépôts son logiciel. Et subitement des tas d'autres logiciels ont cessé de fonctionner, parce qu'ils dépendaient de façon critique de ce petit fragment.
Léa Minod : Donc c'est un système d'interdépendance, quoi.
Jérôme Kirman : Voilà.
Léa Minod : Par ailleurs, Vernor Vinge est aussi connu pour avoir imaginé ce qu'on appelle la Singularité Technologique. Est-ce que vous pouvez m'en parler ?
Jérôme Kirman : Alors la Singularité, c'est un concept un petit peu idéaliste, mais d'un autre côté aussi le prolongement logique d'une tendance en informatique, qui est que — comme vous le savez sans doute — en informatique la puissance des ordinateurs a tendance à augmenter. Et la tendance qu'elle a suivie, depuis les années 70 justement, c'est d'augmenter de manière exponentielle avec ce qu'on appelle la loi de Moore.
Léa Minod : Donc se multiplier, 2 fois tous les 18 mois, c'est ça ?
Jérôme Kirman : Voilà, c'est ça. On double, et on double, et on double le nombre de transistors qu'on arrive à faire rentrer dans un petit circuit, tous les 18 mois. Et ça a des conséquences majeures en termes de puissance de calcul, de capacité de stockage, qui ont donné le chamboulement, l'ère de l'information qu'on connaît un peu aujourd'hui.
Léa Minod : Et c'est quoi la Singularité alors ?
Jérôme Kirman : La Singularité, c'est le prolongement logique de cette tendance. On se dit : « Mais qu'est-ce qui se passe si ça continue à augmenter exponentiellement ? ». On a vu récemment qu'une croissance exponentielle, ça peut très vite s'emballer ; au bout d'un moment, c'est même voué à s'emballer. L'idée de Vernor Vinge, c'était : qu'est-ce qui se passe si on fabrique des ordinateurs toujours plus performants ? Même si les intelligences artificielles actuelles ne sont pas très impressionnantes et un peu douteuses, si on double et qu'on double et qu'on double et qu'on double encore leurs capacités, peut-être que d'ici quelques décennies, il pourrait advenir qu'elles deviennent plus impressionnantes, meilleures que l'homme et deviennent, à leur tour, capables d'améliorer leurs capacités exponentiellement. Et à ce moment-là, on n’aura plus de maîtrise sur le phénomène.
Léa Minod : C'est-à-dire que ces systèmes deviendraient complètement indépendants de l'intervention humaine ?
Jérôme Kirman : C'est ça, c'est-à-dire que les choses se passeraient trop vite pour que les humains puissent en garder la maîtrise ; puisque les nouvelles générations d'ordinateurs arriveraient tellement vite qu'aucun être humain n'aurait le temps d'y réagir.
Léa Minod : Vous y croyez, vous ?
Jérôme Kirman : Alors… moi personnellement, pas trop. La nature des exponentielles, comme on l'a vu aussi, c'est de s'emballer, d'augmenter exponentiellement, mais… jusqu'à arriver dans un mur. Il y a toujours un obstacle matériel et en particulier dans le cas de la loi de Moore, en informatique, il existe des limites physiques qui disent qu'on ne peut pas forcément réduire la taille d'un transistor indéfiniment. À un moment, on se heurte à un mur.
Léa Minod : À l'infiniment petit.
Léa Minod : Pourquoi est-ce que c'était important pour vous, aujourd'hui, en tant que médiateur en informatique, de nous faire entendre ce texte ?
Jérôme Kirman : Pour moi, c'est important parce qu'on vit dans une société qui a de plus en plus tendance à informatiser, à automatiser beaucoup de traitements avec des conséquences de plus en plus directes sur la vie des gens. Et c'est important de se rappeler que les systèmes informatiques, les algorithmes, quand on en dit : « L'algorithme a décidé ceci. », « L'algorithme a décidé cela. », ce n’est pas une sorte d'oracle magique. Il n'y a rien d'étonnant dedans. Il y a simplement des programmes qui ont été écrits par des humains dans un certain contexte, à une certaine époque, pour certaines raisons ; et qui sont réutilisés à ces usages.
Léa Minod : Donc c'est pour nous rappeler qu'il y a bien un côté matériel à l'immatériel.
Jérôme Kirman : Voilà, il y a bien un côté matériel et il y a bien un côté humain dans toutes ces décisions.
Léa Minod : Merci beaucoup. Est-ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question Public 1 : Merci, c'était génial. J'ai une question. Je me demande : est-ce que ce métier de programmeur-archéologue, il ne serait pas pertinent dès aujourd'hui finalement, puisque on est dans cette pleine montée exponentielle des capacités informatiques et technologiques ?
Jérôme Kirman : Alors, aujourd'hui, ce qu'on préfère, c'est plutôt de réécrire que de devoir avoir un programmeur-archéologue. Et puis surtout, comme on est encore relativement proches des premiers temps de l'informatique, souvent quand on a un problème avec un programme qui est ancien et dont on ne sait plus trop comment il marche, quelque chose qui se fait encore, ça va être d'aller chercher des vieux programmeurs à la retraite et de leur signer un chèque avec plein de zéros. « Oh là là, ce vieux système informatique, crucial pour la banque, ne fonctionne plus ! Comment peut-on l'adapter sur une machine moderne ? » demande-t-on à la seule personne qui sait encore comment il fonctionne.
Question Public 2 : Peut-être est-ce que chez le médiateur que vous êtes, il y aurait, de manière sourde, l'envie que les plus petits à l'école soient très rapidement formés au code, à la programmation informatique ? Tous.
Jérôme Kirman : Alors, je ne sais pas en fait, si c'est vraiment une si bonne idée… mais une certaine éducation à la pensée informatique, à la pensée algorithmique par contre, effectivement, ça me paraît indispensable. C'est-à-dire, même si on ne maîtrise pas la technique d'écrire le programme, de le maintenir, ça me semble vraiment important de comprendre qu'est-ce que c'est qu'un programme et comment ça marche. Pour toutes les raisons, dans notre société, pour pouvoir comprendre ce qui se passe, et pour ne pas croire à la magie, surtout !
Question Public 3 : Bonjour. J'ai beaucoup aimé ce voyage intergalactique et informatique. Je voulais savoir ce que vous pensiez de films de science-fiction basés sur des œuvres littéraires à la base, du type Terminator, ou 2001, l'odyssée de l'espace avec cette incarnation d'une intelligence qui échappe aux humains. Est-ce que c'est réel ? Quelle serait la limite à ce genre de système ?
Jérôme Kirman : C'est des exemples assez différents ; alors évidemment, on dit souvent parmi les amateurs de science-fiction que, malheureusement, les adaptations en films ont tendance toujours à perdre un petit peu la subtilité des livres. C'est ce qu'on a dit pour Dune, c'est ce qu'on a dit pour beaucoup d'autres choses… et c'est vrai que c'est un peu le cas, mais je voudrais m'arrêter un petit peu sur 2001, l'odyssée de l'espace, qui est au contraire, un exemple intéressant, parce que le film et le livre ont étés un peu co-écrits entre Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke. Et particulièrement dans le cas de 2001 l'odyssée de l'espace, le film est un petit peu obscur, il ne montre pas toujours toutes les causes. Donc ça peut être une expérience assez contemplative et on se demande : « Pourquoi cet ordinateur se met à tuer les passagers ? Pourquoi se montre-t-il aussi violent, aussi cruel envers les humains ? ». Et une interprétation qui est tout à fait valable, c'est que la machine n'est pas vraiment en train de s'en prendre aux humains, qu'elle ne les déteste pas. Simplement, elle se contente de suivre à la lettre le programme qu'on lui a donné. On lui a demandé de tout faire pour s'assurer que la mission réussisse et qu'il n'y ait pas d'imprévu. Et la machine détermine que la plus grande source d'imprévus qu'il puisse y avoir à bord du vaisseau, c'est son équipage humain…
Léa Minod : Ainsi si les conventions sur lesquelles se construisent les technologies informatiques depuis la fin des années 60 restent inchangées, archaïques, presque bancales, Vernor Vinge prédit pourtant qu'un jour l'intelligence artificielle prendra le contrôle. Il paraît même qu'en 2035, au plus tard, l'homme aura créé une intelligence supérieure à la sienne mettant ainsi fin à l'ère humaine.
Voix off : Merci à Jérôme Kirman et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la Découverte, ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Audrey Stupovski.
Une interview signée Léa Minod
Sound design et réalisation : Bertrand Chaumeton.
« Sciences Lues » est une série de podcasts originaux réalisée par Écran Sonore et produite par Universcience.
Retrouvez « Sciences Lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Ancien professeur d'informatique, Vernor Vinge s'est plutôt fait connaître pour ses romans de science-fiction. Sa série des zones de pensée, débutée en 1992 avec « Un feu sur l'abîme » (qui lui vaudra un prix Hugo), présente, dans un style très dense, notre galaxie dans un avenir lointain. Communication, voyage et commerce interstellaire, chocs culturels, guerre de l'information et virus mentaux, singularité technologique... sont autant de thèmes abordés dans ses romans.
« Aux tréfonds du ciel », second ouvrage paru dans la série, dépeint une humanité fragmentée à travers notre région de la galaxie, plusieurs milliers d'années après notre ère. Limités par la vitesse de la lumière, les échanges et communications entre communautés humaines y sont si limités que des civilisations entières peuvent y émerger et disparaître sans que le reste de la galaxie n'en ait conscience. Cependant, les négociants Qeng Ho, un peuple de nomades, voyagent entre les étoiles à bord de leurs vaisseaux en passant de longues années en état d'animation suspendue, entrecoupées de courtes périodes de veille.
Dans cet extrait, Pham Nuwen, un adolescent né sur un monde retourné au Moyen Åge, a été recueilli par les négociants et formé au métier très demandé d'archéologue-programmeur. Au cours d'un échange avec ses mentors Qeng Ho, Sura Vinh et Bret Trinli, Pham s'exaspère de devoir composer avec des programmes défectueux écrits à la hâte par des programmeurs disparus depuis plusieurs siècles. Une attitude bien compréhensible au vu des difficultés que rencontrent nombre d'informaticiens de nos jours... pour des raisons entièrement similaires !
Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l'origine des temps. C'était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l'avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l'ère coloniale à l'origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du *Reprise*. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l'Humanité quitte la Terre. Le miracle – l'horreur, disait Sura – c'était que, contrairement aux inutiles épaves de l'histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur. Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l'instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre. Mais, si on y regardait d'encore plus près… l'instant initial se situait en réalité quelques cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l'un des premiers systèmes d'exploitation informatiques de l'Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d'assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l'aspect romantique du vol dans l'espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche. - On devrait tout récrire, conclut Pham. - On l'a fait, dit Sura sans lever les yeux. Elle se préparait à sortir de Veille et avait passé les quatre derniers jours à essayer de résoudre un problème dans l'automatisation de la cryostase. - On a essayé, rectifia Bret, qui rentrait des congélateurs. Mais même les niveaux supérieurs du code système de l'escadre ont un volume gigantesque. Toi et mille de tes copains seriez obligés de travailler pendant un bon siècle pour les reconstituer. Trinli lui sourit d'un air malveillant. - Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d'incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là.
Pham Nuwen passa des années à apprendre la programmation/exploration. La programmation remontait à l'origine des temps. C'était un peu comme la décharge derrière le château de son père. Là où le ruisseau l'avait creusée, on voyait, dix mètres plus bas, les carcasses froissées de machines – de machines volantes disaient les paysans, qui dataient de la grande époque de l'ère coloniale à l'origine de Canberra. Mais la décharge du château était un havre de pureté et de fraîcheur comparée à ce qui moisissait dans le réseau local du *Reprise*. Il y avait des programmes écrits cinq mille ans plus tôt, avant même que l'Humanité quitte la Terre. Le miracle – l'horreur, disait Sura – c'était que, contrairement aux inutiles épaves de l'histoire canberrienne, lesdits programmes fonctionnaient encore ! Et, via un million de millions de tortueux fils conducteurs hérités du passé, beaucoup des programmes les plus vieux tournaient encore dans les entrailles du système Qeng Ho. Prenez la méthode de comptage du temps adoptée par les Négociants. Les corrections de trame étaient incroyablement complexes… et, tout au fond, se nichait un petit programme qui actionnait un compteur.
Seconde par seconde, les Qeng Ho comptaient depuis l'instant où un humain avait pour la première fois posé le pied sur la lune de la Vieille Terre.
Mais, si on y regardait d'encore plus près… l'instant initial se situait en réalité quelques cent millions de secondes plus tard – à la seconde zéro de l'un des premiers systèmes d'exploitation informatiques de l'Humanité. Derrière toutes les interfaces de haut niveau se cachaient de nombreuses strates d'assistance logistique. Certains de ces logiciels avaient été conçus pour des situations énormément différentes. De temps à autre, les incohérences causaient des accidents tragiques. Nonobstant l'aspect romantique du vol dans l'espace, les accidents les plus courants étaient simplement causés par des programmes primitifs mis à rude épreuve et qui prenaient leur revanche.
- Et attends un peu… même si tu y arrivais, quand tu aurais fini, tu aurais toi aussi ton ensemble d'incohérences. Et tu ne serais pas compatible avec toutes les applications qui seraient nécessaires à ce moment-là.
Jacques Petitpré, notre médiateur en physique, nous partage la lecture d’un texte extrait de l’œuvre « Monsieur Tompkins explore l’atome ».
Robin Jamet, notre médiateur en mathématiques, nous plonge dans son univers à travers la lecture de deux textes extraits des œuvres « Espèce d’espace » et « Penser/Classer ».
Laure Cornu, notre médiatrice en mathématiques, nous partage la lecture d’extraits de la correspondance entre Sophie Germain et Carl Friederich Gauss.
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