Robin Jamet, notre médiateur en mathématiques, nous plonge dans l'univers de Georges Perec à travers la lecture de deux textes extraits des œuvres « Espèce d’espace » et « Penser/Classer ». Si le premier nous amène à explorer avec poésie et d’une manière presque scientifique la notion « d’espace », le deuxième donne à réfléchir sur les raisons qui nous poussent à toujours vouloir organiser, énumérer et ranger, préoccupation récurrente de l’auteur lui-même. 


À propos de Georges Perec

Écrivain français adepte de jeux de toutes sortes avec le langage et les formes littéraires. Membre éminent de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (OuLiPo), qui cherchait à créer de nouvelles contraintes d’écritures pour inventer de nouvelles formes. Son livre le plus connu dans ce cadre est sans doute « La Disparition », roman écrit intégralement sans la lettre e, de loin la plus courante en français. Son goût pour les mots et les jeux l’a également amené à tenir une rubrique de jeux de logique et de langage et à créer des grilles de mots croisés aux définitions particulièrement retorses. 

Georges Perec a également cherché de nouveaux sujets à explorer, présentant régulièrement des projets qu’il n’avait pas nécessairement prévu de mener à bien, des expériences plus ou moins abouties.  Ainsi, « Penser/classer » est un recueil posthume de textes courts extrêmement variés dans lesquels on trouve par exemple un début d’étude sur les lunettes, une classification de ses propres œuvres, une description des objets que l’on trouve sur son bureau... 

Dans le dernier texte, « Penser/classer », il réfléchit à ce que signifient ces deux termes, aux raisons qui nous poussent à toujours vouloir organiser, énumérer, ranger. C’est une préoccupation récurrente de l’auteur, qui peut faire penser à sa « tentative d’épuisement d’un lieu parisien », texte dans lequel il tente de décrire absolument tout ce qu’il peut voir place Saint Sulpice pendant 6 heures, ou encore à « L’Augmentation », dans lequel, à la manière d’un « livre dont vous êtes le héros » qui serait intégralement déplié, il fait passer le lecteur par rigoureusement toutes les options qui font échouer le personnage dans sa quête.


Découvrez les textes de Georges Perec

Premier extrait - Espèce d'espace

Observer la rue, de temps en temps, peut-être  avec un souci un peu systématique. 

S'appliquer. Prendre son temps. 

Noter le lieu : la terrasse d'un café près du carrefour Bac-Saint-Germain 

           l'heure  : sept heures du soir 

           la date  15 mai 1973 

           le temps : beau fixe 

Noter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? 

Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. 

Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d'intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. 

La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les bâtiments officiels. 

Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché. 

Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide.

On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré. 

S'obliger à voir plus platement. 

Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures. 

Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres. 

Noter l'absence des taxis alors que, précisément, il semé qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent. 

Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins. 

Ou bien encore : s'efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l'enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d'eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface. 

En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie.

Deuxième extrait - Penser/Classer

"L'énumération me semble ainsi être avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde ("la vie") resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer. " 

Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc. 

Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale. 

Le résultat de tout cela aboutît à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit "A CLASSER" ; ou bien un tiroir étiqueté "URGENT 1" et ne contenant rien (dans le tiroir "URGENT 2" il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir "URGENT 3" des cahiers neufs). 

Bref, je me débrouille." 

"Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. 

Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais. 

N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses."