Les Étincelles du Palais de la découverte
La médiation scientifique
Découvrez le futur Palais
Robin Jamet, notre médiateur en mathématiques, nous plonge dans l'univers de Georges Perec à travers la lecture de deux textes extraits des œuvres « Espèce d’espace » et « Penser/Classer ». Si le premier nous amène à explorer avec poésie et d’une manière presque scientifique la notion « d’espace », le deuxième donne à réfléchir sur les raisons qui nous poussent à toujours vouloir organiser, énumérer et ranger, préoccupation récurrente de l’auteur lui-même.
Alexandre Héraud (Voix off) Robin Jamet (Médiateur) Léa Minod (Journaliste) Laurent Blanpain (Lecture en direct)
Voix off : Le Palais de la découverte présente « Sciences Lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique, de Démocrite à nos jours. Épisode 4 : "Penser/Classer", un texte de Georges Perec.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Robin Jamet en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la découverte. Médiateur en mathématiques, Robin Jamet aime les chiffres autant qu'il apprécie les mots. Et c'est la raison pour laquelle il nous plonge aujourd'hui dans la pensée de Georges Perec, l'un des grands descripteurs de notre monde moderne. Installé dans le noir et équipé de casques bluetooth, le public tend l'oreille. Sur scène, le comédien Laurent Blanpain s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Léa Minod : Bonjour Robin Jamet.
Robin Jamet : Bonjour.
Léa Minod : Alors pour cet épisode de « Sciences Lues », vous avez choisi plusieurs extraits du recueil "Penser/Classer" de Georges Perec. Même si son nom ne nous est pas inconnu, est-ce que vous pouvez nous rappeler qui il est ?
Robin Jamet : Alors Georges Perec était un écrivain extrêmement joueur tout en étant pas très gai par ailleurs… c'est un mélange assez sympathique pour moi de dépression joyeuse. C'était un joueur avec la langue, il aimait par exemple fabriquer des grilles de mots croisés, faire des jeux de toutes sortes sur la langue, il faisait notamment partie de l'Ouvroir de Littérature Potentielle, qui est un mouvement littéraire qui se donne vraiment pour objectif de trouver des contraintes pour se forcer à sortir de ses habitudes d'écriture.
Léa Minod : L'Oulipo, c'est ça ?
Robin Jamet : L'Oulipo, oui, tout à fait. Il n'a pas fait partie des fondateurs, mais il a très vite rejoint le groupe. Il a fait l'une des œuvres les plus connues de l'Oulipo, auprès du grand public qui n'est pas forcément très intéressé par tout ça, qui s'appelle La Disparition, qui est un roman de plus de 300 pages sans la lettre "e", ce qui est évidemment un tour de force. C'est un de ces livres que j'ai beaucoup aimé. Mais en tout cas, voilà, c'est quelqu'un qui a cette dimension de jeu, qui a ce goût que, moi, j'associe un peu à des maths, un goût pour le jeu, pour la logique, qui est une partie des mathématiques. Il y a effectivement du jeu, de la logique dans les maths, il n'y a pas que ça, mais ça en fait partie. Par ailleurs, c'est quelqu'un qui a écrit d'autres livres, beaucoup plus sombres. Par exemple : "Un homme qui dort" où il raconte globalement sa dépression. Un livre que je trouve magnifique. C'est quelqu'un que je trouve très sympathique parce que joueur, parce que parlant de choses profondes, voilà pour plein de raisons.
Léa Minod : Et comment vous l'avez découvert ?
Robin Jamet : Je pense que c'est parce que, justement, il faisait partie de l'Oulipo et qu'en tant que matheux et amateur de littérature, l'Oulipo, quand on aime les maths, quand on aime la littérature, c'est assez naturel de tomber dessus.
Léa Minod : On peut aimer les maths et la littérature en même temps ?
Robin Jamet : C'est recommandé d'aimer plusieurs choses en même temps, oui quand même. Je pense que les gens qui se privent comme ça, par principe, d'art ou de science ou de n'importe quoi... enfin je ne sais pas, selon moi il faut essayer. On a tous des choses qu'on aime plus ou moins, des choses pour lesquelles on a plus ou moins de prédispositions. Mais je ne vois pas pourquoi le fait d'aimer un truc nous empêcherait d'en aimer un autre. Ce serait absurde de dire :" Moi, je suis fort en musique, donc je ne m'intéresse pas à la peinture, je ne comprendrais rien." Je trouve ça tout aussi absurde de dire :"Je m'intéresse aux sciences, donc je ne m'intéresse plus à la littérature. Ce n'est pas pour moi, je ne comprendrais rien." Il y a des gens qui considèrent que c'est une excuse de dire : "Je suis littéraire pour dire je ne peux pas comprendre les sciences, ce n'est même pas la peine que j'essaye. J'ai un cerveau comme ça". C'est une erreur fondamentale. Tout le monde peut s'intéresser à tout. Il n'y a pas de contre-indication. Donc, pour être tout à fait franc, les disciplines qui m'ont toujours le plus intéressé quand j'étais encore étudiant, ont été certes les maths, mais essentiellement tout ce qui n'était pas scientifique à côté. Ce qui m'intéressait le plus, c'était effectivement le français, la philo, l'histoire, l'allemand, la bio... Pas la physique-chimie. De mon temps, on choisissait de faire scientifique ou littéraire, j'ai toujours trouvé ça absurde. On m'aurait laissé le choix, j'aurais fait un choix de mélange.
Léa Minod : Mais Perec, ce n'est pas n'importe quel écrivain, aussi. C'est un écrivain qui essaye vraiment de décrire ce qu'il voit, de décrire le monde, un peu à la manière des scientifiques, non ?
Robin Jamet : Oui, mais ça, c'est beaucoup, beaucoup d'écrivains. Je veux dire, je ne veux pas faire un parallèle trop profond, mais les écrivains ont, en commun et en parallèle avec les scientifiques, d'essayer de décrire le monde qui nous entoure. Proust essaye de s'attaquer à des trucs que personne n'a réussi à décrire avant lui. Nathalie Sarraute, qui est une autre auteure que j'aime énormément, elle le dit elle-même, ses personnages disent tout le temps : "Mais je suis fou, mais personne ne peut comprendre », etc, puis elle se tue à la tâche pour essayer de décrire ces micro-sentiments qui passent en une dixième de secondes et qui sont très importants. Donc je pense que c'est un point commun entre beaucoup d'écrivains, pas tous, il y a des écrivains qui ont d'autres préoccupations, mais c'est un point commun entre beaucoup d'écrivains et des scientifiques. Après, ils s'y prennent pas du tout avec les mêmes méthodes et avec les mêmes moyens.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez nous parler des deux extraits de texte que vous avez choisis ?
Robin Jamet : Oui. Alors le premier, c'est un extrait de "Espèce d'espace" qui est un des premiers livres de Perec qui m'a complètement enthousiasmé. C'est un truc, effectivement, avec une démarche que je trouve, d'une certaine manière, très scientifique. Il fait la liste de tous les espaces. Il dit tout ce qu'il peut raconter sur les espaces. Donc il commence par la marge dans un livre qui a un tout petit espace, par l'espace entre deux lettres, des choses comme ça, la page blanche... puis après, on grandit en échelle. Et après, il en arrive à essayer d'expliquer ce que c'est qu'une rue. Qu'est-ce que c'est qu'un espace de rue ? Qu'est-ce que c'est qu'un quartier ? Qu'est-ce que c'est qu'une maison, l'intérieur, l'extérieur ? Qu'est-ce que c'est que ces choses-là ? Donc il essaye d'explorer comme ça, d'un point de vue quasiment scientifique, je dirais. C'est entre la science et la poésie. Sans dire ce que c'est, j'aime beaucoup. Il essaye de dire tout ce qu'il peut dire sur la notion d'espace. Après, l'autre extrait, c'est dans "Penser/ Classer". Alors "Penser/Classer", c'est très hétéroclite, c'est un regroupement de petits textes... Je crois que c'est un roman posthume, d'ailleurs, dans lequel il y a tout un fatras de choses, des petits essais... Et je crois que c'est ce que je préfère dans Perec. À la limite, c'est terrible à dire, mais je me demande si ce que je préfère, ce n'est pas ces projets d'œuvres que ces œuvres. J'aime beaucoup ces idées. "Penser/classer", c'est un peu ça. C'est un peu plein de tentatives dans tous les sens, plein de pistes, plein d'idées comme ça. Et je trouve que ça nous apporte énormément en tant que lecteur, parce que, en fait, on peut avoir envie de le faire nous aussi. Ça change notre façon de regarder le monde parce qu'on se dit :"Ah oui, ce n'est pas idiot comme idée. Tiens, je pourrais le faire moi aussi, je pourrais tenter. Est-ce que je ne pourrais pas avoir mon projet à moi ? Est-ce que je ne pourrais pas avoir mon idée à moi ?" Et même si je ne la fais pas, avoir eu l'idée, c'est déjà chouette.
Léa Minod : C'est-à-dire que ça nous replace au centre de l'attention, ce qui nous manque peut-être aussi dans notre monde actuel. C'est d'avoir l'attention, de regarder les choses avec précision.
Robin Jamet : Oui, alors ça, c'est aussi un truc qu'apporte la science comme la littérature, comme toute forme d'art d'ailleurs aussi. En principe, c'est là pour nous permettre de changer notre regard sur le monde. Sinon, ça ne sert pas forcément à grand-chose. Je veux dire que si ça ne modifie pas notre perception du monde, ça peut aussi nous amuser, et tout ça, mais une part importante quand même de l'art est là pour changer notre rapport au monde. C'est un peu un classique, ce n'est pas une tarte à la crème ce que je dis ici.
Léa Minod : Alors on laisse la tarte à la crème, on ferme les yeux et on se plonge dans les mots de Georges Perec.
Laurent Blanpain :
« Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S'appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu : la terrasse d'un café près du carrefour Bac-Saint-Germain l'heure : sept heures du soir la date 15 mai 1973 le temps : beau fixe Noter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d'intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les bâtiments officiels. Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché. Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide. On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré. S'obliger à voir plus platement. Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures. Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres. Noter l'absence des taxis alors que, précisément, il semé qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent. Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins. Ou bien encore : s'efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l'enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d'eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface. En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie. »
« Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.
S'appliquer. Prendre son temps.
Noter le lieu : la terrasse d'un café près du carrefour Bac-Saint-Germain
l'heure : sept heures du soir la date 15 mai 1973 le temps : beau fixe
Noter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?
Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d'intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.
La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les bâtiments officiels.
Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché.
Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide. On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré.
S'obliger à voir plus platement.
Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures.
Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres.
Noter l'absence des taxis alors que, précisément, il semé qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent.
Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins.
Ou bien encore : s'efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l'enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d'eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface.
En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie. »
Léa Minod : Dans cette première partie "D'espèce d'espace", on a l'impression qu'on est donc en phase d'observation. Est-ce que c'est un peu aussi la posture que pourrait prendre un scientifique avant de se lancer vraiment dans la compréhension de la matière ?
Robin Jamet : Oui, enfin, avant de se lancer dans la compréhension de quoi que ce soit, il faut décrire. C'est valable pour toutes les sciences, au sens très, très large. Un grammairien va commencer par observer le langage. De toute façon, tout ce qui est savoir, ça commence par de l'observation. Et ce que je trouve très intéressant, très chouette, très bien rendu dans ce texte-là, c'est qu'il y a une question avant tout, c'est qu'est-ce qui est intéressant ? Je trouve ça assez fascinant, c'est-à-dire que l'un des trucs qu'on me retourne le plus en tant que médiateur de math, c'est : "Les maths, ça ne sert à rien. Mais pourquoi vous faites ça ?" etc. C'est très subjectif, ce qui est intéressant. Et en fait, des fois, on a l'impression de s'intéresser à un truc pas intéressant et à force de creuser, ça devient intéressant. D’ailleurs, il y a un parallèle –ce n’est pas de moi ça, mais j'aime bien- une pelote de réjection, les trucs recrachés par les rapaces qui ont mangé, c'est un peu cracra, c'est une petite boule toute grise, mais quand on commence à s'intéresser à ce qui il y a dedans, ça devient complètement passionnant.
Léa Minod : Mais le principe, ce n'est pas justement ce qui est intéressant, c'est ce qui provoque notre curiosité, c'est notre subjectivité ?
Robin Jamet : Oui, mais a priori, les scientifiques sont réputés pour être de grands curieux, c'est-à-dire que c'est des gens qui sont capables d'être surpris, d'être étonnés, d'être intéressés par des choses devant lesquelles plein de gens sont passés devant avant, sans ne rien remarquer. Donc oui, bien sûr, mais ça se travaille la curiosité. Et je trouve que ça, justement, c'est un exercice de curiosité. C'est un exercice d'observation. Vous regardez quelque chose. On vous demande de le décrire. Vous allez avoir du mal. On vous dit :"Essaye de le dessiner". Vous essayez de le dessiner, vous ne l'avez plus sous les yeux. Quand vous le regardez la fois d'après, vous allez beaucoup mieux le regarder. Donc c'est un peu l'idée, c'est-à-dire que dans la science, il y a de ça. On observe en façade, on observe en surface et tout, puis, on ne sait pas regarder, on ne sait pas observer. Il faut se définir un objet d'étude, il faut y revenir, il faut y trouver un angle… Dans les choses aussi qui sont intéressantes dans ce texte-là, c’est qu’il faut trouver une certaine forme d'organisation. Tout d'un coup, il parle d'un rythme. Il parle du rythme des voitures qui est complètement autre chose à observer que les listes qu'il faisait auparavant des magasins, des choses comme ça. Donc il y a cette espèce de truc d'essayer de trouver une logique, essayer de trouver un classement. On va y arriver, on arrive à "Penser/ Classer" aussi. Si on ne classe pas, on va faire une observation qui n'a pas de sens et ça aussi, c'est gênant. Si on se contente de décrire, de façon complètement plaquée, de façon doublement linéaire, tout ce qu'on voit un par un, ça ne va n'avoir aucun intérêt. Il faut aussi apporter un minimum de sens. Un sens, ça vient parce qu'on voit des points communs, parce qu'on regroupe, parce qu'on a un angle. Donc tout ça, je trouve, transparaît dans le texte. Et effectivement, c'est la base des sciences, quelles qu'elles soient, d'essayer de repérer ce qui peut être intéressant, d'essayer de repérer des choses qui peuvent être en commun, d'organiser, de mettre du sens dans un truc... Le monde est quand même quelque chose d’atrocement compliqué. Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui font des maths qui partagent ça. C'est nous qui définissons les objets qu'on étudie. On choisit les objets qui nous arrangent le plus. Je sais que du point de vue de l'extérieur, les maths semblent souvent très compliquées. Mais si on compare 2 secondes au monde, les maths, c'est vachement plus simple parce que c'est fait pour le cerveau humain. Ça a été fait par et pour les cerveaux humains. Ça fait plus de 2500 ans qu'on y est, donc c'est clair que ça atteint des niveaux de complexité assez élevés. Mais voilà, c'est un monde qui est quand même relativement rassurant, dans lequel on a peut-être plus de facilité à mettre de l'ordre parce que c'est nous qui décidons de ce qui nous intéresse. C'est nous qui décidons de ce qu'on choisit de définir comme objet. Le monde autour de nous est quand même très, très vaste, très compliqué, très varié. Donc je pense que c'est une des choses qui me touche beaucoup avec ça. C'est d'abord : qu'est-ce qui est intéressant et comment on peut mettre de l'ordre dans un truc aussi vaste ?
Léa Minod : Justement, on va essayer d'écouter cette tentative qui est là, de classer le monde, de le simplifier.
Laurent Blanpain : Extrait de "Penser/Classer".
"L'énumération me semble ainsi être avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde ("la vie") resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer. "
" Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc. Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale. Le résultat de tout cela aboutît à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit "A CLASSER" ; ou bien un tiroir étiqueté "URGENT 1" et ne contenant rien (dans le tiroir "URGENT 2" il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir "URGENT 3" des cahiers neufs). Bref, je me débrouille." "Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais. N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses."
" Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc.
Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale.
Le résultat de tout cela aboutît à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit "A CLASSER" ; ou bien un tiroir étiqueté "URGENT 1" et ne contenant rien (dans le tiroir "URGENT 2" il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir "URGENT 3" des cahiers neufs).
Bref, je me débrouille."
"Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres.
Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais.
N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses."
Léa Minod : Donc là, clairement, dans le texte, on entend qu'il y a un échec à vouloir classer, à vouloir mettre dans des catégories.
Robin Jamet : Oui, parce que le monde est trop compliqué. Par exemple, si on demande à des enfants de classer les animaux, très souvent, il y a des trucs qui marchent pas du tout. Par exemple, on met les animaux marins et puis on met les animaux sauvages et les animaux domestiques, mais le requin, du coup, on le met dans les animaux marins ou dans les animaux sauvages ? Donc c'est un classement qui ne marche pas. Et puis, par exemple, les biologistes depuis quelque temps ont dit :"Non, mais en fait, on avait fait les vertébrés et les invertébrés, mais c'est nul comme classement parce que vertébrés, on voit bien, ils ont des vertèbres, mais les invertébrés, on est en train de regrouper ensemble tous ceux qui n'ont pas quelque chose. Mais ce n'est pas une caractéristique, ça, de ne pas avoir quelque chose. Donc, en fait, non, on va arrêter, on va trouver d'autres critères." Ils ont abandonné la catégorie poissons, par exemple. Pour les biologistes, depuis quelques années, les poissons n'existent plus.
Léa Minod : On parle de quoi alors ?
Robin Jamet : En gros, maintenant, ils ont identifié deux groupes dans lesquels il y a ce qu'on appelle les poissons et qui sont séparés. Alors je ne sais pas, j'imagine qu'il y a des trucs qui sont, pour nous, pas des poissons dans un des deux, voire dans les deux. Et des trucs qui sont des poissons dans les deux. Mais en tout cas, ils trouvent cela plus intéressant, alors, il faudrait vraiment leur demander. De même qu'en grammaire, récemment, le troisième groupe a disparu. Je ne sais pas si vous étiez au courant. Il n'y a plus que 2 groupes de verbes. Le troisième a disparu.
Léa Minod : Celui avec tous les irréguliers, là ?
Robin Jamet : Je suis désolé de vous l'apprendre aussi brutalement, mais ils ont décidé que finalement 2, c'était mieux. C'est assez rigolo parce qu'on est attaché à des classements, on a l'impression que c'est les bons mais en fait des gens qui réfléchissent ont conscience que ce n'est jamais vraiment les bons. C'est compliqué de trouver les bons classements. Et donc ce qui est assez rigolo, c'est que, généralement, c'est quand on est assez éloigné d'un domaine qu'on se dit :"Ah ouais, c'est bien d'avoir fait comme ça.". Quand on creuse, on se dit :" Non, quand même". Les biologistes ne sont toujours pas capables de définir ce qui est vivant et pas vivant. Donc les classements, effectivement, c'est très compliqué et la science a pour mission d'essayer de trouver des classements qui sont moins arbitraires, moins branlants que les classements qu'on peut faire dans le langage courant.
Léa Minod : Mais si on faisait des classements plus larges, des grandes catégories, on n'aurait pas ce problème. Tout serait juste.
Robin Jamet : C'est-à-dire que oui, on peut faire la catégorie de tout ce qui existe, et voilà. Mais disons que du coup, ça n'aide pas vraiment à y voir plus clair.
Léa Minod : Mais justement, ça sert à quoi de vouloir classer ? En sachant dans le même temps qu'on n'y arrivera pas ?
Robin Jamet : On en a quand même besoin. Le premier de tous les classements qu’on fait, a priori, c'est le vocabulaire. Dans la langue, c'est ce qu'on fait. C'est quand même très impressionnant de voir les enfants, qui sont quand même incroyables, on est d'accord. On a tous été enfants, donc on est tous incroyables. Le peu de temps dont ils ont besoin pour savoir que ça c'est un chat et que ça, c'est un chien, quand on voit, en plus, la variation dans les dessins qu'on a des chiens, des chats, dans les livres pour enfants et qu'ils arrivent à faire le lien avec des vrais chiens, des vrais chats. Je ne sais pas comment ils font. Mais en tout cas, c'est bien pratique d'avoir ces concepts-là. Je veux dire le langage, c'est que ça. Dans le langage, on est d'accord pour parler d'oiseaux, et en biologie d'ailleurs aussi, qui regroupe quand même des trucs relativement différents. Le moineau et l'autruche, faut les regarder de loin pour ne pas voir la différence. Donc c'est pratique, on en a besoin. On voit bien quand même que ça a du sens de faire la catégorie d'oiseaux.
Léa Minod : Ils ont des plumes, c'est ça ?
Robin Jamet : Alors a priori, le critère qui fonctionne bien, faut encore une fois demander à mes collègues de bio, mais c'est qu'ils ont des plumes. Donc, en sciences, on essaye d'avoir, justement, des critères objectifs. Les plumes, c'est un bon exemple, c'est-à-dire qu'à priori, encore une fois ce n’est pas mon domaine, mais tout ce qui a des plumes, c'est un oiseau, et tout ce qui est un oiseau a des plumes. Donc c'est un bon critère. On a tous des intuitions, des envies, des intuitions de trucs qui se ressemblent. Et ça en maths, on passe notre temps à faire ça. Il y a même une citation extrêmement célèbre de Henri Poincaré très grand mathématicien, fin du 19ᵉ, début du 20ᵉ siècle :"Les mathématiques, c'est l'art de donner le même nom à des choses différentes". L'un des exemples que je peux donner, c'est à la frontière des maths, c'est presque du langage. C'est entre le langage et les maths, mais ce sont les nombres. Je veux dire que quand on dit qu'il y a un point commun entre 3 patates, 3 personnes, 3 cailloux et qu'on va appeler ça 3, c'est quand même des choses très différentes, 3 personnes et 3 cailloux. Mais on a vu un point commun qu'on va appeler la quantité qu'on appelle 3. Vous ne pouvez pas montrer 3. Vous pouvez me faire un dessin qui veut dire 3. Vous pouvez me montrer 3 doigts. Vous pouvez me montrer 3 personnes, mais vous ne pouvez pas me montrer 3. 3, c'est le truc commun à 3 doigts, 3 cailloux. Voilà, ça commence comme ça les maths. Et ça s'aggrave après. Donc la science, c'est dire des généralités. On est obligé de faire des concepts comme ça pour dire : "Dans toute cette catégorie-là, il y a ça qui est vrai." Et sinon, on ne peut pas tenir de discours un peu construit, de savoir, de connaissance sur le monde. On est obligé de passer par là.
Léa Minod : Et s'il y a quelque chose que vous retenez de ce texte, qu'est-ce que ça serait ?
Robin Jamet : D'abord, c’est qu'il me fait beaucoup rire. Étant moi-même un énorme angoissé du rangement, j'y trouve une excuse scandaleuse, mais qui me plaît bien. Enfin je veux dire, le coup de l'enveloppe urgent avec rien dedans, je m’y reconnais tellement. Donc, ça me fait du bien, je me sens moins seul. Ça me fait rire et disons que je sais pourquoi j'ai fait des maths, encore une fois, parce que je trouve que les sciences, c'est s'attaquer à un truc que je trouve beaucoup trop compliqué. Ce n’est pas raisonnable, quoi. Le monde qui nous entoure est beaucoup trop compliqué. Je pense que les sciences ont comme tentative de réussir à classer, à ranger le monde. Je pense que ceux qui pensent qu'ils vont y arriver un jour sont un peu cinglés. Je pense qu'on ne peut pas y arriver. On peut réussir à faire de mieux en mieux, mais j'ai l'impression que, par définition, c'est un pari perdu d'avance, mais qu'on peut faire de mieux en mieux.
Léa Minod : Est-ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question Public 1 : Oui, j'ai une question. Donc en fait, dans "Penser/Classer", est-ce que son objectif, c'est vraiment de réussir à classer ou c'est juste pour montrer justement que c'est impossible, et que c'est la logique de vouloir classer qui aide à mieux comprendre ce qui nous entoure ? Qu'est-ce que vous en pensez ?
Robin Jamet : Non, alors "Penser/Classer", encore une fois, c'est un recueil de textes. Il y en a un qui s'appelle Penser/Classer, et a priori, de ce que j'ai compris, c'est une commande. On lui a demandé un truc : penser, classer. Et il passe un certain temps à se demander ce qu'on lui demande et ce que signifie penser et classer. C'est quelqu'un qui se pose beaucoup de questions et donc il part dans plein de directions, voilà. Et là, il explique à quel point classer, pour lui, c'est un truc en fait relativement vain. Il tente plein de trucs dans tous les sens, c'est Perec. Ce que j'aime bien, évidemment, c'est qu'on n'est pas tenu par le carcan de la science. On tente de la rigueur, mais on a le droit au grain de folie, on a le droit à la poésie, on a le droit à tout ça parce qu'on n’est pas dans la science. C'est quelque chose que je trouve vraiment chouette, là-dessus. C'est du sérieux/pas sérieux. On essaye d'analyser, on essaie de faire des études, mais on rigole en même temps. J'aurais beaucoup, beaucoup aimé prendre une bière avec Perec.
Question Public 2 : Qu'est-ce qui permet de créer chez l'homme ? C'est l'ordre ou le désordre ?
Robin Jamet : (rires) J'en sais rien. Probablement qu'il y a une grosse partie de la créativité de l'homme qui est d'essayer de mettre de l'ordre, alors que justement il y a un désordre énorme. Je pense que la science essaie de mettre de l'ordre là où il n’y en a pas, manifestement. Enfin, là où il n'y en a pas… C'est très compliqué de dire : "Là où il n'y en a pas". Une fois qu'on a compris, par exemple, que ça marche mieux de mettre le soleil au milieu, on trouve un ordre qui est quand même beaucoup plus facile que ce qu'on avait avant. Donc, il y avait un ordre qui préexistait, des choses comme ça. Ou les espèces, on se dit :" L'évolution, dis donc, on a une explication qui marche plutôt bien. Ça semblait être le bazar complet et finalement, si on le regarde du bon angle, c'est moins désorganisé que ce qu'on pensait." Donc j'ai l'impression que la science, effectivement, il y a un espèce de truc de découvrir des ordres qui existent, mais qui sont planqués. On a une apparence de désordre et on essaye d'y mettre de l'ordre, de trouver les angles qui nous permettent de décrire le truc. Après, je pense qu'il y a des gens qui essayent de mettre du désordre, d'avoir du désordre. Enfin je veux dire, on prend les surréalistes, ils essayent de trouver du désordre. C'est très, très compliqué. On peut essayer d'avoir de l'aléatoire, des choses comme ça, pour s'aider à avoir du désordre. C'est compliqué de fabriquer un truc très désordonné, désorganisé. Alors là... oui, je suis bien sec sur la question. Faudrait faire une thèse sur le sujet. Je n'ai pas le temps (rires) et je n'ai pas les compétences.
Question Public 3 : Et du coup, en tant que médiateur de mathématiques, vous préférez être maître du désordre ou maître de l'ordre ?
Robin Jamet : Alors, j'ai un goût certain pour le désordre. Il suffit de visiter mon bureau pour être au courant. J'ai un goût pour le désordre parce que je pense que c'est la confrontation de trucs qu'on n'aurait pas rapprochés souvent qui fait avoir des idées. Je pense que, sans vouloir se prendre pour des popstars, pour des artistes, tout ça, on a un métier qui est relativement créatif. Et je pense qu'effectivement, c'est plutôt sain de laisser voler des idées, comme ça, dans tous les sens, en se disant : "Avec un peu de pot, un jour, il y en a deux qui vont s'entrechoquer et qui vont donner un truc intéressant." Mais clairement, là par exemple pour préparer ce truc-là, il a fallu que je mette mes idées en ordre. Donc il a fallu que j'écrive. Il a fallu que je cadre. D'une certaine manière, la science fonctionne beaucoup comme ça. Je suis beaucoup plus à même de parler de la science. Enfin, je veux dire, même si je n’ai jamais fait de sciences moi-même, j'en parle depuis quand même un certain temps, professionnellement. La littérature, j'aime énormément, mais je n'en ai jamais fait. Donc, je me sens un peu moins légitime à en parler comme ça, mais la science en math, en tout cas, c'est très très clair qu'on passe par des phases de désordre absolu qui sont des périodes où on essaye d'y aller à l'intuition, d'avoir des idées, de se dire :"Ça, ça a l'air de marcher" et d'avancer comme ça en se disant :"Je le sens bien." Et ça, ce sont des périodes, d'une certaine manière, de désordre de jeu. On cherche les idées, on les fait voler. Il y a des textes, des citations magnifiques, comme ça, de mathématiciens qui expliquent qu'ils ont souvent des idées, par exemple le soir en se couchant -et ce ne sont pas les seuls - parce que toutes les idées sont comme en suspension, comme ça, et qu'elles peuvent s'accrocher. Mais après voilà, il faut mettre en ordre.
Question Public 4 : Tout à l'heure, vous avez dit ne pas croire en la science. Mais alors pourquoi mathématicien ?
Robin Jamet : Il y a une question qui est vachement intéressante que j'avais entendu, un jour, qui a été posée à plein de scientifiques. Qui était de dire :"Est-ce que vous pensez que la science peut tout expliquer ?". Si on me pose cette question un jour, ma réponse est définitivement, non. Ça ne veut pas dire que je ne crois pas en la science dans le sens où je ne crois pas qu'elle apporte quelque chose. Ce n'est pas parce que ça ne peut pas tout expliquer que ça peut ne rien expliquer. Il va peut-être falloir rester raisonnable, quand même. Ça fait quand même 2500 ans qu'on y est. La science la plus ancienne, si on peut appeler ça la science, les mathématiques, ont un rôle vraiment très à part dans la science, quand même. D'une certaine manière, c'est un parallèle qu'on peut faire aussi encore avec la littérature, je pense. Je ne sais pas, ça vaut ce que ça vaut les parallèles, mais... La littérature essaie de décrire le monde, oui. Ça serait la science qui essaye de décrire le monde. Les maths, dans ce sens-là, c'est soit la grammaire soit la poésie, c'est les trucs qui travaillent sur la langue elle-même. Donc ça, c’est un peu à part. Pourquoi, je n'y crois pas ? De même que la littérature n'arrivera jamais à rendre exactement ce qui se passe, de même qu'un discours ne rendra jamais exactement ce qu'on pense. C'est trop compliqué. J'en reviens toujours là. Donc... oui, si on veut tout décrire, dans ce cas il faut prendre tout. C'est le parallèle, le truc très classique de la carte et du territoire. La carte ne représentera jamais exactement le territoire, sinon il faut qu'elle fasse exactement la taille du territoire et on n'a rien gagné. Et, en plus, on est obligé de réduire si on veut avoir de l'information, si on veut y comprendre quelque chose. Si on décrit tout, on en revient à ce que je disais tout à l'heure, si on est capable de faire la distinction entre 2 pommes, entre 2 cailloux, entre 2 choses et qu'on n’est jamais capable de dire « c'est la même chose », on ne fait rien. On ne donne pas de sens, on ne simplifie pas, on ne comprend rien. Et donc voilà, on est obligé de concentrer. Alors après, c'est de la philo, c'est des trucs qui me dépassent complètement. Il y a sûrement des gens qui ont des choses beaucoup plus intéressantes et pertinentes que moi, à dire. C'est juste que, profondément, mon intuition profonde à moi et probablement le truc qui a fait que j'ai eu beaucoup de mal avec la physique chimie, c'est qu'on a essayé de me faire croire que le monde fonctionnait comme ça. Non, c'est la meilleure description qu'on en a. Ce n'est pas exactement la même chose.
Léa Minod : Merci Robin Jamet.
Robin Jamet : De rien.
Léa Minod : Merci au public. Dans son grand dessin taxinomique, comme il l'appelle, Perec tente de donner place pour chaque chose et chaque chose à sa place. C'est ce qu'il dit. Si bien que quelques mois, avant de mourir, en 1982, il liste même les dernières choses à faire avant de mourir, parmi lesquelles figurent la résolution d'un casse-tête géométrique à trois dimensions, le...
Robin Jamet : Rubik's Cube.
Léa Minod : Merci !
Voix off : Merci à Robin Jamet et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la Découverte, ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Laurent Blanpain.
Une interview signée Léa Minod.
Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton.
« Sciences Lues » est une série de podcasts originaux réalisés par Ecran Sonore et produite par Universcience.
Retrouvez « Sciences Lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr.
Écrivain français adepte de jeux de toutes sortes avec le langage et les formes littéraires. Membre éminent de l’Ouvroir de Littérature Potentielle (OuLiPo), qui cherchait à créer de nouvelles contraintes d’écritures pour inventer de nouvelles formes. Son livre le plus connu dans ce cadre est sans doute « La Disparition », roman écrit intégralement sans la lettre e, de loin la plus courante en français. Son goût pour les mots et les jeux l’a également amené à tenir une rubrique de jeux de logique et de langage et à créer des grilles de mots croisés aux définitions particulièrement retorses.
Georges Perec a également cherché de nouveaux sujets à explorer, présentant régulièrement des projets qu’il n’avait pas nécessairement prévu de mener à bien, des expériences plus ou moins abouties. Ainsi, « Penser/classer » est un recueil posthume de textes courts extrêmement variés dans lesquels on trouve par exemple un début d’étude sur les lunettes, une classification de ses propres œuvres, une description des objets que l’on trouve sur son bureau...
Dans le dernier texte, « Penser/classer », il réfléchit à ce que signifient ces deux termes, aux raisons qui nous poussent à toujours vouloir organiser, énumérer, ranger. C’est une préoccupation récurrente de l’auteur, qui peut faire penser à sa « tentative d’épuisement d’un lieu parisien », texte dans lequel il tente de décrire absolument tout ce qu’il peut voir place Saint Sulpice pendant 6 heures, ou encore à « L’Augmentation », dans lequel, à la manière d’un « livre dont vous êtes le héros » qui serait intégralement déplié, il fait passer le lecteur par rigoureusement toutes les options qui font échouer le personnage dans sa quête.
Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S'appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu : la terrasse d'un café près du carrefour Bac-Saint-Germain l'heure : sept heures du soir la date 15 mai 1973 le temps : beau fixe Noter ce que l'on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir. Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n'a pas d'intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c'est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu'ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d'habitation et les bâtiments officiels. Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n'y a pas de magasins d'alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché. Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide. On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré. S'obliger à voir plus platement. Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges. Compter les voitures. Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées à Paris et les autres. Noter l'absence des taxis alors que, précisément, il semé qu'il y ait de nombreuses personnes qui en attendent. Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morriss, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffiti prospectus jetés à terre, enseignes des magasins. Ou bien encore : s'efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l'enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d'eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface. En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie.
Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.
l'heure : sept heures du soir
la date 15 mai 1973
le temps : beau fixe
Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu'on le connaît, parce qu'il est au soleil, parce que c'est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement, hi-fi, etc. Ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet même si ça a l'air grotesque, ou futile, ou stupide.
On n'a encore rien regardé, on n'a fait que repérer ce que l'on avait depuis longtemps repéré.
En dessous, juste en dessous, ressusciter l'éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l'argile plastique, la craie.
"L'énumération me semble ainsi être avant toute pensée (et avant tout classement), la marque même de ce besoin de nommer et de réunir sans lequel le monde ("la vie") resterait pour nous sans repères : il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l'intérieur desquelles il sera possible de les distinguer. " Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc. Comme tout le monde, je suppose, je suis pris parfois de frénésie de rangement ; l'abondance des choses à ranger, la quasi-impossibilité de les distribuer selon des critères vraiment satisfaisants font que je n'en viens jamais à bout, que je m'arrête à des rangements provisoires et flous, à peine plus efficaces que l'anarchie initiale. Le résultat de tout cela aboutît à des catégories vraiment étranges ; par exemple, une chemise pleine de papiers divers et sur laquelle est écrit "A CLASSER" ; ou bien un tiroir étiqueté "URGENT 1" et ne contenant rien (dans le tiroir "URGENT 2" il y a quelques vieilles photographies, dans le tiroir "URGENT 3" des cahiers neufs). Bref, je me débrouille." "Tellement tentant de vouloir distribuer le monde entier selon un code unique ; une loi universelle régirait l'ensemble des phénomènes : deux hémisphères, cinq continents, masculin et féminin, animal et végétal, singulier pluriel, droite gauche, quatre saisons, cinq sens, six voyelles, sept jours, douze mois, vingt-six lettres. Malheureusement ça ne marche pas, ça n'a même jamais commencé à marcher, ça ne marchera jamais. N'empêche que l'on continuera encore longtemps à catégoriser tel ou tel animal selon qu'il a un nombre impair de doigts ou des cornes creuses."
Mon problème avec les classements, c’est qu’ils ne durent pas ; à peine ai-je fini de mettre de l’ordre que cet ordre est déjà caduc.
Laure Cornu, notre médiatrice en mathématiques, nous partage la lecture d’extraits de la correspondance entre Sophie Germain et Carl Friederich Gauss.
Tanguy Schindler, notre médiateur en sciences de la vie, nous partage la lecture d’un texte extrait de l’ouvrage de Stephen Jay Gould « Et Dieu dit : « que Darwin soit ».
Philippe Thébaut, astrophysicien, chercheur à l'Observatoire de Paris et médiateur, nous partage la lecture d’un texte extrait de l'ouvrage « De revolutionibus orbium coeletium » de Nicolas Copernic.
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