Les Étincelles du Palais de la découverte
La médiation scientifique
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Emmanuel Sidot, notre médiateur en physique, nous partage la lecture d’un texte tiré de l'ouvrage « Institutions de physique » et démontre à quel point Émilie du Châtelet, en plus d’être une grande conciliatrice de tous les points de vue scientifiques existants à cette époque, demeure l'une des plus grandes penseuses et passeuses de notre Histoire.
Alexandre Héraud (Voix off) Emmanuel Sidot (Médiateur) Léa Minod (Journaliste) Laurent Blanpain (Lecture en direct)
Voix off : Le Palais de la Découverte présente « Sciences lues », un podcast pour s'immerger dans la culture scientifique de Démocrite à nos jours. Épisode 8 : Institutions de physique, un texte d'Émilie du Châtelet.
Léa Minod : À quelques mètres du parc André-Citroën, dans le 15ᵉ arrondissement, d'étranges toitures colorées prennent la forme de flèches et pointent leur nez vers le ciel. C'est là, aux Étincelles, que travaille Emmanuel Sidot en tant que médiateur pendant la rénovation du Palais de la Découverte. Médiateur en physique, Emmanuel Sidot transmet depuis 13 ans sa passion aux petits et grands curieux qui poussent la porte du Palais de la Découverte. Installé dans le noir et équipé de casques Bluetooth, le public tend l'oreille aux mots de madame du Châtelet. Sur scène, le comédien Laurent Blanpain s'empare du texte, tandis que notre réalisateur plonge le public dans un environnement sonore conçu sur mesure.
Bonjour Emmanuel.
Emmanuel Sidot : Bonjour Léa.
Léa Minod : Pour cet épisode de « Sciences Lues », vous avez choisi un extrait de l'ouvrage "Institution de physique" de madame du Châtelet. Est-ce que vous pouvez nous rappeler qui elle est ?
Emmanuel Sidot : Émilie du Châtelet, c'est la traductrice de Newton en français. C'est surtout pour ça qu'elle est connue. C'est, à mon avis, la moindre de ses œuvres. C'est une grande physicienne qui a, à l'époque où les femmes étaient peu nombreuses en sciences, a été une grande conciliatrice des différents points de vue, des différents débats qu'il y avait à l'époque et a ainsi fondé une espèce de communauté de la physique où les discours étaient mélangés et ont formé une base solide pour la physique moderne.
Léa Minod : Elle venait de quel milieu ?
Emmanuel Sidot : C'est la très grande noblesse. C'est la noblesse de robe pour elle-même, pour sa famille, ce qui lui a donné accès à une brillante éducation. Fait rare à l'époque, elle est éduquée aussi bien que ses frères. Même pour cette catégorie sociale ou les femmes jouissaient d'un certain nombre de privilèges, elle fait quand même figure d'exception. Elle vient de la très grande noblesse, très fortunée. Elle se retrouve mariée à quelqu'un qui est de la noblesse d'épée, à une époque où il y a beaucoup de guerres en Europe. Et après avoir vécu sa vie de femme et de mère très jeune, elle va avoir beaucoup de temps libre.
Léa Minod : Et elle est quand même allée à la cour de Louis XV ?
Emmanuel Sidot : Entre autres, oui. Elle aimait la cour. Elle aimait, dit-on, s'habiller. Elle avait une collection de robes et de bijoux. Elle aimait ce côté grandiloquent de la cour du roi Louis XV, qui lui-même était un fervent adorateur amateur de sciences.
Léa Minod : Est-ce que vous pouvez me rappeler son année de naissance ?
Emmanuel Sidot : De mémoire, elle est née en 1706. Elle est morte en 1749, ça, je me souviens.
Léa Minod : Donc vous disiez que c'était plus facile pour une femme, à son époque, sous Louis XV, d'étudier -et notamment les mathématiques- et de publier sous son nom. Est-ce que c'est vraiment le cas ?
Emmanuel Sidot : C'est plus subtil que ça. Ça a été plus compliqué après qu'au XVIIIᵉ siècle. Ça a été beaucoup plus compliqué au cours du XIXᵉ siècle où les femmes ont vraiment, toutes classes sociales confondues, rejoint le foyer et en étaient plus ou moins asservies à une position de domestique, voire éventuellement de direction, mais inscrite à l’intérieur de la maison, en France. Au XVIIIᵉ siècle, pour certaines femmes, d'un milieu extrêmement privilégié qu'est la noblesse de robe, c'est-à-dire la noblesse intellectuelle, certaines femmes avaient plaisir, le temps libre, le droit, et étaient connues pour aimer les sciences. Ce sont les Précieuses et les savantes. Roxane, dans Cyrano de Bergerac, est un exemple caricatural et celle des Précieuses ridicules et des Femmes savantes encore plus chez Molière. Ça existait, ça faisait débat à l'époque de Molière. Ce sont des choses qui existaient, mais c'est quand même cantonné à une classe sociale très particulière.
Léa Minod : Elle était connue pour avoir traduit Newton. Il écrivait en quelle langue Newton ?
Emmanuel Sidot : Newton écrivait en latin, en latin de cuisine version anglaise. Elle l'a traduit non seulement en français, ce qui sert encore aujourd'hui de référence pour toutes les traductions en langues modernes, parce qu'elle a fait de nombreux ajouts. Elle a notamment traduit en mathématiques modernes.
Léa Minod : C'est-à-dire ?
Emmanuel Sidot : C’est-à-dire que Newton écrivait un petit peu à l'ancienne, quelque chose qui semblerait archaïque, avec des démonstrations géométriques qui étaient la démonstration reine en mathématiques, avec un langage encore très philosophique. Elle, elle tire profit des apports mathématiques, notamment de Descartes qui a, quelques siècles avant, algébrisé, c'est-à-dire transcrit en équations - telles qu'on peut les voir dans tous les manuels aujourd'hui - ce qui était de l'ordre de la géométrie. Elle vérifie tous les arguments mathématiques de Newton, les arguments géométriques et les retraduit dans le langage moderne des mathématiques. C'est pour ça que son texte, aujourd'hui, ressemble à un texte de physique tel qu'on peut le prendre dans toutes les autres disciplines, alors que le texte de Newton demande des efforts de traduction et d'histoire des sciences qui ne sont pas simples.
Léa Minod : Qu'est-ce qui l'a rendue célèbre également ?
Emmanuel Sidot : Elle est connue pour ses amants, et elle en a un très prestigieux qui est Voltaire, qui va lui servir de marchepied, de porte-voix pour que ses qualités soient reconnues.
Léa Minod : Est-ce que vous vous souvenez de la première fois que vous avez lu ce texte ?
Emmanuel Sidot : Ce texte-là, je l'ai lu il y a quelques mois pendant le confinement, parmi les lectures que j'avais pour combler le vide de mon activité principale qui est d'animer en présence du public. Donc, c'est une découverte relativement récente et j'y ai trouvé quelqu'un qui, 250 ans avant moi, parlait de mon métier, finalement.
Léa Minod : De votre métier de...?
Emmanuel Sidot : Mon métier de médiateur. Mon but n'est pas simplement d'enseigner la physique de manière à former des gens qui soient capables de la comprendre aussi bien et mieux que moi, voire de la faire avancer et de rentrer dans des débats complexes - je vais paraphraser ce qu'elle dit - c'est d'expliquer non pas tout ce qui a pu en être dit, y compris de compliquer des débats, mais ce qu'il faut en savoir. Et ça, c'est un exercice particulier. Et elle avait trouvé, naturellement, des choses qui peuvent apparaître de bon sens, mais qui mérite réflexion. Elle avait trouvé des solutions, qu'elle indique dans son introduction, à des questions que je me suis moi-même posée. Elle les avait trouvées longtemps avant moi.
Léa Minod : Et elle, vous l'avez découverte comment ? Parce que son texte, vous l'avez découvert il n’y a pas longtemps, mais elle ?
Emmanuel Sidot : J'ai lu Newton. Dans le texte, un jour dans ma formation, son nom est en gros sur la couverture. La préface de Voltaire, elle est tout au début du texte. Ça étonne au début, quand on est étudiant en sciences, on se dit :"Tiens, un grand nom des lettres. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il fait là ?". Et son introduction, sa préface est un véritable panégyrique de cette femme-là. Et immédiatement, elle est fascinante. C'est le modèle de la femme savante, sans la caricature qu'en fait Molière. On est après Molière, bien après même. Et au fur et à mesure qu'on décrypte ce traité qui est fondamental pour tout étudiant en physique, qui est aux fondations de toute la physique. Quand on apprend tous les apports qu'elle a faits, quand on compare ça - ce que j'ai fait ensuite - au texte original, on se rend compte de tous les ajouts, de toute la synthèse qu'elle fait et de l'énormité de son travail. Ce n'est pas juste une femme qui a traduit Newton, c'est quelqu'un qui avait une pensée originale et synthétique et qui a fait avancer les choses. Et à partir de là, je me suis plongée dans tout ce qu'elle avait pu écrire et dans le détail de ce qu'elle a pu écrire.
Léa Minod : Donc, c'était une véritable fascination pour vous ?
Emmanuel Sidot : Oui, le personnage est magnifique. À tel point que lorsqu'il a fallu, avec ma compagne de l'époque, choisir un nom pour nos enfants, elle s'amusait beaucoup à me trouver des noms de physiciens. Et donc pour une fille, le choix s'est porté sur Gabrielle, ce qui se trouve être le premier prénom de la marquise du Châtelet, puisque c'est Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, son vrai état civil. Donc ma fille est nommée d'après elle.
Léa Minod : Et ce livre, il s'adresse à qui alors ?
Emmanuel Sidot : Au départ, ce livre, manifestement, quand on en lit la préface, s'adresse à son fils directement. Son fils, qui est alors âgé de 12 - 13 ans, parce qu'elle pense que c'est le bon âge à laquelle il peut s'intéresser à ces choses-là. Son fils, qui est donc le fils du marquis du Châtelet, appartient à la noblesse d'épée et va se destiner vers les voies militaires. Elle provient et porte les valeurs de la noblesse de robe, la noblesse intellectuelle, et cherche à transmettre à ses fils la même éducation qu’elle, et ses frères à elle, ont eu. Et elle l'exhorte à l'étude en prévenant de tout un tas de dangers qui feront que ce sera beaucoup plus difficile à d'autres moments pour lui.
Léa Minod : Alors on ferme les yeux et on se plonge dans les mots d'Émilie du Châtelet au XVIIIᵉ siècle.
Laurent Blanpain :
"Institution de physique" par Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet. « AVANT-PROPOS I. J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler. C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature, bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; & lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, & que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge & de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; & quand même dans cet âge plus avancé, & qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’Etude des véritables Sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Etude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité. Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, & tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, & qui est toujours un défaut de plus, & un mérite de moins. Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, & à pouvoir se suffire à lui-même, vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources & quelles consolations on trouve dans l’étude, & vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, & des plaisirs. II. L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée. Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science. »
"Institution de physique" par Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet.
« AVANT-PROPOS
I.
J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler.
C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature, bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; & lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, & que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge & de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; & quand même dans cet âge plus avancé, & qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’Etude des véritables Sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Etude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité.
Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, & tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, & qui est toujours un défaut de plus, & un mérite de moins.
Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, & à pouvoir se suffire à lui-même, vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources & quelles consolations on trouve dans l’étude, & vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, & des plaisirs.
II.
L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée.
Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science. »
Léa Minod : On a entendu, dans la première phrase, :"Le devoir des hommes est de donner à leurs enfants une éducation qui les empêcha, dans un âge plus avancé, de regretter leur jeunesse." En fait, son père a fait un peu la même chose pour elle lorsqu'elle était enfant, il l'a instruite aussi, et donc là, elle se positionne un peu comme une passeuse. Vous avez dit "une médiatrice" avant d'être une mathématicienne.
Emmanuel Sidot : Alors là, elle est institutrice, dans le mot qu'elle choisit, dans le terme institution. Institutrice telle qu'on peut l'entendre, elle va l'initier aux rudiments de la chose. Évidemment, initier, c'est simplifier les discours et c'est expliquer aussi simplement que possible les rudiments de quelque chose. Mais elle va beaucoup plus loin parce qu'elle s'adresse à un jeune garçon de 12 - 13 ans, déjà éduqué. Il a déjà été formé à la géométrie, ce qui n'était pas le cas de tout à chacun à 13 ans aujourd'hui. Donc elle parle quand même à un étudiant particulièrement déjà bien formé et ce qui va lui permettre d'aller plus loin et lui permettre, même si elle ne va pas entrer dans le détail des controverses scientifiques de l'époque, de quand même les aborder pour qu'il en soit au courant, pour qu'il soit au courant de la science dans son état actuel pour que dans sa vie future, il ait compris quels étaient les enjeux dont on débattait à l'époque. Donc elle va aller beaucoup plus loin que simplement lui instituer les bases. En ce sens-là, en lui expliquant les enjeux actuels, elle est médiatrice telle que toutes les personnes qui travaillent au Palais de la Découverte ou à la Cité des Sciences peuvent le comprendre. C'est exactement les questions qui se posent à nous aujourd'hui.
Léa Minod : Elle parle aussi de cette jeunesse, de cette fougue qui risque de succéder à la préadolescence de son fils ?
Emmanuel Sidot : Elle parle de quelque chose d'universel. Qu'on assouvisse ou pas ses passions, quelle que soit l'époque, à partir de 12 ans, à partir de la puberté, ce genre de choses nous travaille tous. Et il en va aujourd'hui pour les jeunes publics qui nous fréquentent, que celui que j'ai été, que celui ou celle que vous avez été à cet âge. Cette chose là nous obnubile et rend tout le reste beaucoup moins important et empêche complètement de s'y adonner. 12 - 13 ans, les premières passions, c'est le moment où tout ce qu'on faisait enfant, on le met en suspens. Plein de gens arrêtent les sports ou les activités annexes qu'ils avaient enfant. Ils les reprendront éventuellement plus tard, mais tout se met en pause et on est totalement obnubilé par cette question de la sexualité. On le retrouve aussi en salle, face aux spectateurs. Il y a un âge auquel on les ennuie profondément avec ces questions-là, dès lors qu'elles s'écartent de leur question première : « qui je suis ? », « Comment les autres me voient », « est-ce qu'on voudra bien m’embrasser ?", etc.
Léa Minod : Ça veut dire que vous, dans votre public, en tant que médiateur, vous avez moins d'adolescents que vous n'avez d'enfants ou d'adultes.
Emmanuel Sidot : Ce n’est pas que j'en ai moins, c'est que je ne les traite pas pareil. Je ne dis pas les mêmes choses, je ne les aborde pas de la même façon.
Léa Minod : Par exemple, vous allez leur parler de quoi ?
Emmanuel Sidot : Je vais leur parler moins longuement que ce que je peux faire. Je vais leur montrer des choses. Je vais les pousser plus à participer parce que ça permet de se mettre en scène, se mettre en valeur. Je vais régulièrement faire des blagues qui les ramènent à leur quotidien, qui permet de s'identifier et encore une fois ce qui permet, à eux, de se mettre en scène. La première chose qu'ils détestent, c'est que ce ne soit pas eux qui se mettent en scène, c'est moi. Et ça, c'est insupportable à cet âge-là. On a tous envie d'être le plus vu, le plus regardé ou la plus vue, la plus regardée. Donc, on joue sur ces choses-là, c'est une façon de les aborder. Et par ailleurs, je me permets de dire des choses compliquées avec ce public-là, parce qu'il est intellectuellement formé. Ils savent déjà plein de choses, Ils comprennent tout, mais je n'attends pas qu'ils aient compris tout de suite. Je leur parle en leur disant que c'est la radio qui leur parle, qu'ils ont entendu quelque chose et que si ça les intéresse vraiment, quand ils seront à nouveau disposés à l'écouter, la petite musique reviendra, quand ils reprendront ces études-là, si ça les intéresse. Mais je n'ai pas d'exigences qu’ils aient tout compris tout de suite. La physique ne peut pas les passionner à cet âge-là, c'est très loin d'être les questions qui sont les nôtres à cet âge.
Léa Minod : Et Émilie du Châtelet, alors elle, elle veut quand même lui transmettre coûte que coûte la physique on a l'impression ? Elle prévient son fils, elle lui facilite, lui mâche le travail. C'est différent de votre travail de médiateur, en quelque sorte ?
Emmanuel Sidot : Elle a cette différence avec quelqu'un comme moi, qu'elle est une brillante scientifique elle-même, une brillante étudiante de la physique qui a absolument tout compris de la chose. Elle n'a pas encore commencé la traduction de Newton, mais elle l'a lu. Elle a lu Leibnitz, elle a lu Descartes, elle a lu les mathématiciens de l'époque, Jean Bernoulli. Elle sera bientôt formée aux mathématiques modernes par un certain König qui est un élève de Bernoulli lui-même, qui est un brillant mathématicien, dont les théorèmes sont encore utilisés dans beaucoup de choses en mécanique, aujourd'hui. Elle a une formation d'exception, elle comprend vraiment tout. C'est une pointure du domaine et donc elle cherche un peu à transmettre quelque chose à son fils. J'ai l'impression qu'elle se dépêche, dans cette préface, de l'exhorter à étudier maintenant parce qu'après, il va partir. J'ai l'impression que c'est une réaction maternelle. Son fils, qui est le sien, qui est sa chose pour le moment, va devenir la chose de son père, c'est-à-dire la noblesse d'épée. Il va partir faire son service militaire, il va aller courir la cour, il va aller courir les filles. Il y a l’idée que pour l'instant, c'est encore son élève, et elle l'exhorte à le faire maintenant parce qu'après, il sera trop tard. J'ai l'impression qu'il y a aussi ce côté très personnel là-dedans, qu'on peut retrouver en tant que parents tous les uns et les autres.
Léa Minod : Elle parle aussi, quelque part, de la plasticité du cerveau quand on est jeune, en disant : "Ce que vous pouvez apprendre aujourd'hui avec une extrême facilité, ça sera plus difficile plus tard.
Emmanuel Sidot : Oui, elle l’a observé manifestement, ses contemporains avaient observé ses différentes réactions vis-à-vis du savoir. Elle l'explique toutefois totalement autrement, elle ne rentre pas dans ces concepts très modernes, issus d'une science toute contemporaine sur la plasticité du cerveau. Elle l'associe plutôt à des comportements, à des préoccupations qui sont différentes à différents âges. Elle parle de l'ébullition amoureuse de l'adolescence, un terme qui n'existait pas encore à l'époque, mais après, elle parle des passions et des ambitions. C'est un homme, il a une carrière à mener. Et, outre la plasticité du cerveau, on se rend compte que d'un point de vue social, notre vie est, quand même, totalement organisée pour qu'on puisse apprendre à cet âge-là et qu'on n'est plus le temps de le faire après. Et ça, ce n'est pas lié à notre époque, à notre XXIᵉ siècle français à nous, c'est universel, au moins dans tout l'Occident.
Léa Minod : Et pour finir, dans cette première partie du texte, elle parle de la physique comme la clé de toutes les découvertes. Et de son côté tangible, aussi, par rapport à l'algèbre qui est plutôt évanescent. La physique, pour elle, ça serait comme un langage nécessaire pour comprendre le monde ?
Emmanuel Sidot : Elle met en lumière quelque chose de très important, tant pour les étudiants que pour les professeurs, ou pour tout simplement ceux qui s'intéressent à la physique. La physique part d'expérience concrète. La physique, typiquement, étudie l'univers par ce qu'on peut faire à porter de soi. Typiquement, la caricature, c'est que si je veux savoir ce qui se passe de l'autre côté de l'univers, un astronome va aller regarder avec des télescopes, mais un physicien va essayer de reconstruire un modèle dans son laboratoire pour surtout ne pas avoir à sortir. C’est de la caricature facile qu'on peut en faire. Il y a un côté donc très pratique, très bricolage, très « atelier ». Autant la chimie peut être associée à une cuisine ou un laboratoire de préparation de parfums, autant dans l'imaginaire la physique, c'est lié à l'atelier, à l'ingénieur, au fabricant, parce que c'est les mêmes outils de base. Mais d'un autre côté, les concepts qui sont utilisés pour traduire ça, en regard de l'expérience pratique qui est nécessaire, il y a tout un univers de concepts, d'une abstraction infiniment compliquée, qu'il faut concilier… Et c'est ce décalage entre les deux. Les termes qui arrivent à expliquer les règles de la nature, les termes de la physique, de sa pensée, sont une abstraction extrêmement compliquée. Les mathématiques à l'époque -encore aujourd'hui, mais à l'époque, particulièrement pour les mathématiques c'est compliqué- sont en décalage avec le côté profondément intéressant parce que profondément concret, pratique, d'explication de la vie de tous les jours et de « comment ça marche autour de soi »... C'est ce décalage qu’elle met en valeur qui est totalement d'actualité aujourd'hui, tant pour l'enseignement que pour la conception de la physique. Et bien sûr que pour sa médiation.
Léa Minod : On écoute la suite du texte.
« III. Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre. Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais ; la plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter. IV. Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ? V. Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir. Jusqu’au dernier siècle, les Sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus Savants étaient seuls initiés, c’était une espèce de Cabale, dont le chiffre consistait en des mots barbares, qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter. […] »
« III.
Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre.
Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais ; la plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter.
IV.
Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ?
V.
Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir.
Jusqu’au dernier siècle, les Sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus Savants étaient seuls initiés, c’était une espèce de Cabale, dont le chiffre consistait en des mots barbares, qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter.
[…] »
Léa Minod : Dans cette deuxième partie du texte, elle énonce en fait l'objectif de son livre qui est de rassembler les sciences et de faire un peu la synthèse des connaissances en physique, c’est cela ?
Emmanuel Sidot : Oui, c'est exactement ça. Ce n'est pas étonnant que ce livre soit devenu, au-delà de son intention première d'enseigner, de professer à son fils, ça va être un livre qu'elle va publier. Elle veut le mettre à jour. En 80 ans, il y a énormément de débats qui ont agité la communauté scientifique des philosophes naturalistes française. Descartes était le maître à penser. Il a écrit un summum qui, encore aujourd'hui, pour ses principes de la raison, le cartésianisme, sont fondamentaux pour la pensée française. Il invente des bases mathématiques importantes. Il y a toute une espèce de chauvinisme national entre les académies. Finalement, l'Académie française tant des sciences que des lettres, qui a été créée par Richelieu au XVIIᵉ siècle sous Louis XIII, c'est le pendant de l’Académie royale des sciences dans laquelle évolue Newton qui est le pendant anglais. Il y a des disputes et lorsque ces savants sont en désaccord, tout le monde n'arrive pas tout de suite à percer les détails profonds de la chose, à les réconcilier. Ça va mettre du temps, on s'aligne sur les héros nationaux. Donc il y a une équipe Descartes contre une équipe Newton, très célèbre controverse sur tout un tas de sujets, tant scientifiques que philosophiques, entre les cartésiens et les Newtonien.
Du côté de l'Académie royale, elle est agitée par le procès que vont carrément se faire Isaac Newton et Gottfried Leibnitz. Newton va l'attaquer en procès pour plagiat. Ils se battent pour savoir qui a inventé le calcul infinitésimal, c'est à dire le moyen de découper toutes les trajectoires, toutes les choses en tranches extrêmement fines, ce qui a permis d'aborder les mathématiques des fonctions, des dérivées, des intégrales qui sont absolument indispensables pour la physique, ce qu'on apprend au lycée aujourd'hui. Vous voyez, il y a des controverses, des batailles de l’ordre de la propriété intellectuelle, de l'ordre de la fierté nationale dans les sciences qui entraîne ce débat-là. Et Émilie du Châtelet est une des personnes qui ont réussi à concilier les choses, à dire « non là, Descartes s'est trompé. Là, en cela, il avait raison. Là, Newton a raison. Mais là, Leibniz, c'est fondamental et il faut absolument l'introduire ». Et la physique que nous avons aujourd'hui, la façon dont on enseigne la mécanique qui est cette partie de la physique dont elle parle, va puiser dans cette synthèse dont elle est une importante fondatrice.
Léa Minod : Et on a l'impression aussi que dans le dernier paragraphe, où elle parle des sciences qui était « un secret impénétrable », elle se place aussi en tant que éclaireuse ou peut-être dans la continuité des Lumières ?
Emmanuel Sidot : C'est profondément une femme des Lumières. C'est la figure féminine des Lumières qui est à mon avis la plus importante du côté de la philosophie et des sciences. Alors, je ne sais plus exactement le nom de cette chose, mais il y avait une espèce de liste qui a été faite a posteriori des grandes personnalités scientifiques de son temps. Une espèce d'Almanach des grandes personnes, espèce de Who's who de l'époque, qui était maintenue. Et a posteriori, elle fait partie des dix personnalités scientifiques les plus notables de son époque en Europe. Quelqu'un décide qu'elle en fait partie. Donc elle a marqué notablement ses contemporains, et pas seulement ses amis. Sa voix a eu une portée importante.
La preuve, aujourd'hui encore, c'est le texte de madame du Châtelet qui sert de référence à toutes les traductions des Principia de Newton. Mais je pense même que là, elle va plus loin. Elle lance une pique sur la mode de la querelle des Anciens et des Modernes. La physique, au sens moderne, c'est quelque chose qui va se distinguer profondément de ce qu'on appelait la philosophie naturelle.
Au départ « physicien », ça voulait dire « un philosophe de la philosophie naturelle ». Dans la philosophie naturelle, il y avait un espèce d’enchâssement dans l'université qui était détenue, dirigée, contrôlée par l'Église catholique, et donc un besoin permanent de concilier les débats philosophiques quel que soit le sujet et les débats scientifique au sein de l'université, dans un environnement qui est contrôlé, dans lequel la foi est importante. Elle est totalement croyante. Elle écrit des preuves de l'existence de Dieu dans d'autres documents. Mais la science moderne s'est à un moment détachée de la scolastique de l'université chrétienne, et je pense que c'est carrément une pique à ce discours ampoulé des philosophes qui est fait pour obscurcir. On met des termes savants pour noyer le poisson. C'est une des critiques que d'autres vont formuler à l'encontre de la philosophie scolastique.
Léa Minod : Elle parle même de cabale aussi.
Emmanuel Sidot : Oui, voilà, il y a un côté entre soi. Il y a un besoin de contrôle. Les guerres de religion qui consacrent l'émergence des mouvements protestants qui, notamment, cela se passe beaucoup de siècles avant, mais reprochaient notamment à l'Église catholique d'imposer un verrou, de décider et d'être opposant à la pensée nouvelle. Il y a un côté très cabale, très milieu fermé dans lequel ces choses se disent, mais pour le grand public, l'université, l’Église a un discours plus lénifiant qui noie les choses et fait passer des vessies pour des lanternes. C'est une des positions fondamentales qui vont caractériser la science moderne. Elle se présente comme accessible à tous. C'est l'argument qu'elle dit. Ça fait partie de la science du monde, la science de tout un chacun, la science du siècle, ça sort du sérail. Chose qu'on reprochait à la philosophie scolastique et à toutes ces méthodes langagières pour la rendre opaque au peuple.
Léa Minod : Donc ce texte a été publié peu avant sa mort, c'est ça ?
Emmanuel Sidot : Oui, ce texte-là, « les institutions de physique » sont publiées de son vivant. Elle a déjà eu un mémoire publié par l'Académie des sciences. C'est la première femme à avoir eu cet insigne honneur en France. C'est un peu comme une publication scientifique aujourd'hui. Donc elle a été publiée avant. Elle a un grand nom. Elle peut se faire publier à titre d'auteur et les « institutions de physique », vont être imprimés de son vivant. C'est sa traduction des « Principia Mathematica » qui va être publiée par Voltaire après sa mort.
Léa Minod : Donc la traduction de Newton, c’est ça ?
Emmanuel Sidot : Oui, la traduction de Newton. Alors, est-ce qu'elle avait l'intention de les publier ? Je n'en suis même pas sûr. Ça, je n’en sais rien, et peut-être que des historiens des sciences sont beaucoup plus précis, je ne suis pas allé consulter les archives. Mais moi j'aime à penser que pas forcément. J'aime à penser que c'est son devoir d'étudiante, son espèce de thèse. Elle voulait vraiment comprendre. C’est son travail de recherche finalement, elle voulait comprendre Newton, l'éclairer, le vérifier, l'éclairer à l'égard des autres auteurs et faire une synthèse. Je ne suis pas certain qu'elle pensait que ce soit prêt à être publié. Je le fantasme comme ça, mais là, on est dans l'ordre de la fiction.
Léa Minod : S'il y a quelque chose que vous retenez de ce texte, c'est quoi ?
Emmanuel Sidot : « Je crois que la physique est profondément faite pour l'homme ». C'est évidemment quelque chose que je partage. Si j'ai fait de la physique un moment, si j'ai choisi de faire ça, c'est parce que c'était pour moi la science la plus immédiatement intéressante, parce qu'elle répondait à des questions immédiates et encore, elle cherche à le faire. C'est avec cette phrase-là, que je me suis dit : « je la connais cette femme, elle parle comme moi" et là ça m'a lancé dans la poursuite du texte. Je me suis reconnu dans cette phrase-là et sur son discours sur les différents âges de la vie qui rendent propice à l'étude ou pas. Là, j'ai retrouvé des réflexions qui étaient les miennes. Ces deux moments de ce texte-là sont ce qui m'a engagé dans la voie de lire le reste du texte.
Léa Minod : Merci. Est ce qu'il y a des questions dans le public ?
Question Public 1 : Bonjour. Dans le texte, on a le sentiment qu'il est important de transmettre la science et que c'est aussi une manière de dire que la science est une manière d'être libre, libre de penser. Est-ce que c'est juste ou non ?
Emmanuel Sidot : La science n'est pas nécessaire pour vivre tous les jours. Pas toutes les sciences, pas toute la science. Par contre, en savoir un peu et comprendre comment elle est formulée, comment on arrive à ces résultats-là, c'est un éducatif pour absolument toutes les formes de pensée. C'est propédeutique, diraient les pédagogues d'il y a quelques décennies. C’est-à-dire que ça apprend à penser. Et aujourd'hui, ce n'est pas tellement important, parce qu’aujourd'hui, en France en tout cas, tout le monde suit des études secondaires. Donc tout le monde apprend à penser et tout le monde a accès à des exercices dans la vie de tous les jours, de l'ordre de la pensée. Ce qui auparavant était éventuellement réservé à une classe intellectuelle. Là, tout le monde, que ce soit notre métier ou non, on est amené, on est poussé, on exige de nous qu'on pense ! Or, penser, « bien penser », c'est compliqué. Je tape parfois dans un ballon, mais je ne suis pas Paul Pogba. Je réfléchis un peu parfois, mais je ne suis pas Albert Einstein. Et on nous demande, on exige tout ça de nous, tout le temps, sur tous les sujets. Par Internet… Ce n'est plus seulement la politique et la société sur lequel on nous demande un avis. On nous demande un avis sur tous les sujets et c'est drôlement difficile. Et il est nécessaire pour cela de tous s'armer, avoir des réflexes de pensées. Et la science, qui est une discipline extrêmement sévère, qui met en garde contre tout un tas de périls et de fausses pensées, est un excellent éducatif pour s'armer un peu contre ces difficiles questions dont nous sommes submergés en permanence.
Question Public 1 suite : J'ai une deuxième question. Vous dites que Émilie du Châtelet a semble t-il été reconnue par la communauté scientifique de son époque et de plus tard, qu'elle est une référence. Néanmoins, si on interroge les gens aujourd'hui, Marie Curie comme physicienne, alors que c'est la première physicienne Émilie du Châtelet, est beaucoup moins connue que Marie Curie, par exemple, elle est beaucoup moins référencée.
Emmanuel Sidot : Oui, mais il y a une histoire d'ancienneté. Marie Curie a pu faire l'objet de reportages, de journaux, d'émissions qui la maintiennent en présence dans l'esprit. Émilie du Châtelet, elle, combine plusieurs défauts. D'abord, elle est surtout connue pour avoir traduit une figure de proue qui l'écrase, Isaac Newton, mais aussi le fait d'avoir été une femme de la haute noblesse, ce qui, dans les sciences, a toujours un côté un peu sulfureux, et doit l’être un peu moins… On aime l'ancien Régime, le siècle des Lumières, etc mais dans les sciences, c'est mal vu. Dans les sciences, l'histoire commence à partir du XIXᵉ siècle, époque ou typiquement, être noble et être une femme devient un espèce d'anathème. Donc elle est moins connue que Marie Curie parce qu'elle vient d'une époque où on a par la suite réécrit une histoire au XIXᵉ siècle qui visait entre autres à l'effacer un peu, à la mettre au second plan. Marie Curie échappe à ça au début du XXᵉ siècle où le communisme existe ou le féministe existe déjà. Son histoire a quand même plus de facilité à être propulsée.
Question Public 2 : Est-ce cette histoire édifiante a été justement racontée ? Est-ce qu'il y a eu des biopics ? Léa Drucker a incarné « Divine Émilie » à la fin des années 2000, je crois dans un téléfilm et elle en faisait une figure justement féministe revendiquée. Est-ce que le mouvement féministe s'est emparé aujourd'hui de cette grande personne ?
Emmanuel Sidot : Alors, je ne sais pas ce qu'en pense le féminisme aujourd'hui. Par contre, je pense que la qualifier de féminisme, c'est un anachronisme. Olympe de Gouges, une des premières féministes, la grande figure féministe de la Révolution française, autrice pour mémoire de la déclaration de la femme et de la citoyenne, n'est pas née. C'est un anachronisme de la qualifier de féministe et dans la façon dont elle se pose, ne serait-ce que dans ce texte, elle se pose en mère, elle se pose en traductrice, elle se propose en conciliatrice.
Elle est une caricature, elle a un rôle extrêmement genré qu'elle se donne là-dedans. Donc je pense que c'est une caricature. C'est un anachronisme de la placer ainsi. Elle est femme et brillante et ça suffit à ce que certains garçons la reconnaissent. Et je crois que ça lui suffit bien. Par ailleurs, elle aimait beaucoup les robes et les bijoux ! L’un n'empêchant pas l'autre.
Léa Minod : Merci Emmanuel Sidot.
Emmanuel Sidot : Mais avec plaisir.
Léa Minod : En remettant en cause les dogmes, en souhaitant transmettre et éclairer, Émilie du Châtelet demeure l'une des plus grandes penseuse et passeuse de notre histoire. Elle vulgarise les sciences à sa façon, avant l'heure.
Voix off : Merci à Emmanuel Sidot, et au reste de l'équipe des médiateurs et médiatrices du Palais de la Découverte ainsi qu'au public.
Lecture en direct : Laurent Blanpain. Une interview signée Léa Minod. Sound design et réalisation Bertrand Chaumeton. « Sciences Lues » est une série de podcasts originaux réalisée par écran sonore et produite par Universcience. Retrouvez « Sciences Lues » sur toutes les plateformes de podcasts ainsi que sur le site palais-decouverte.fr
Madame du Châtelet, de son nom complet Gabrielle Émilie le Tonnelier de Breteuil, Marquise du Châtelet, est une, si ce n’est la première, mathématicienne, philosophe et physicienne française du XVIIIe siècle, à être publiée par l’Académie des sciences.
Elle est réputée pour sa traduction commentée, vérifiée et augmentée des « Principia Mathematica Philosophiae Naturalis » de Newton, qui reste encore au XXIe siècle le texte français de référence, y compris pour la traduction dans les autres langues, anglais inclus. C’est dire les apports de la Marquise à ce pilier de la physique moderne.
Sa traduction, publiée à titre posthume, n’est que l’exercice personnel d’une étudiante sur le chemin de la compréhension des querelles scientifiques de pointe de l’époque.
Son œuvre majeure « Institutions de physique », dont ce texte est tiré, n’appartient qu’à elle. Beau titre, vaste programme. On l'a prise au mot, et sérieusement. Cette introduction à la physique fut un succès critique et d’imprimerie. Elle y joue un rôle déterminant pour l’édifice de la science moderne, à une époque où les assignations de genre ne faisaient pas même débat (Olympe de Gouges n’était pas née).
Fille, elle se tient par la suite, à l’écart des empoignades viriles des Leibnitz, newtoniens et cartésiens. Elle se pose en conciliatrice et fait la synthèse des travaux pertinents, avec recul, raison et méthode. Ce faisant, elle promulgue l’esprit contraire des écoles philosophiques : l’esprit de communauté scientifique auquel nul.le aujourd’hui ne songerait plus assigner un genre.
Mère, c’est à son fils Louis alors âgé de 12 ans qu’elle adresse son ouvrage dans cet avant-propos. D'une part elle se positionne en tant qu’institutrice comme annoncée par le titre et d'autre part en tant que médiatrice entre les auteurs de débats pointus et ceux qui veulent simplement s’instruire. Cela lui permet alors de déceler d’emblée les grands enjeux, lesquels parurent assez grands pour convaincre quelques garçons de s’y atteler aussi. Quel triomphe !
AVANT-PROPOS I. J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler. C’est peut-être à présent le seul temps de votre vie que vous pourrez donner à l’étude de la nature, bientôt les passions et les plaisirs de votre âge emporteront tous vos moments ; & lorsque cette fougue de la jeunesse sera passée, & que vous aurez payé à l’ivresse du monde le tribut de votre âge & de votre état, l’ambition s’emparera de votre âme ; & quand même dans cet âge plus avancé, & qui souvent n’en est pas plus mûr, vous voudriez vous appliquer à l’Etude des véritables Sciences, votre esprit n’ayant plus alors cette flexibilité qui est le partage des beaux ans, il vous faudrait acheter par une Etude pénible ce que vous pouvez apprendre aujourd’hui avec une extrême facilité. Je veux donc vous faire mettre à profit l’aurore de votre raison, & tâcher de vous garantir de l’ignorance qui n’est encore que trop commune parmi les gens de votre rang, & qui est toujours un défaut de plus, & un mérite de moins. Il faut accoutumer de bonne heure votre esprit à penser, & à pouvoir se suffire à lui-même, vous sentirez dans tous les temps de votre vie quelles ressources & quelles consolations on trouve dans l’étude, & vous verrez qu’elle peut même fournir des agréments, & des plaisirs. II. L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée. Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science.
AVANT-PROPOS I. J’ai toujours pensé que le devoir le plus sacré des Hommes était de donner à leurs Enfants une éducation qui les empêchât dans un âge plus avancé de regretter leur jeunesse, qui est le seul temps où l’on puisse véritablement s’instruire ; vous êtes, mon cher fils, dans cet âge heureux où l’esprit commence à penser, & dans lequel le cœur n’a pas encore des passions assez vives pour le troubler.
II. L’étude de la Physique parait faite pour l’Homme, elle roule sur les choses qui nous environnent sans cesse, & desquelles nos plaisirs et nos besoins dépendent : je tâcherai, dans cet Ouvrage, de mettre cette Science à votre portée, & de la dégager de cet art admirable qu’on nomme Algèbre, lequel séparant les choses des images, se dérobe aux sens, & ne parle qu’à l’entendement : vous n’êtes pas encore à portée d’entendre cette langue, qui parait plutôt celle des Intelligences que des Hommes, elle est réservée pour faire l’étude des années de votre vie qui suivront celles où vous êtes ; mais la vérité peut emprunter différentes formes, & je tâcherai de lui donner ici celle qui peut convenir à votre âge, & de ne vous parler que des choses qui peuvent se comprendre avec le seul secours de la Géométrie commune que vous avez étudiée.
Ne cessez jamais, mon fils, de cultiver cette Science que vous avez apprise dès votre plus tendre jeunesse ; on se flatterait en vain sans secours de faire de grands progrès dans l’étude de la Nature, elle est la clef de toutes les découvertes ; & s’il y a encore plusieurs choses inexplicables en Physique, c’est qu’on ne s’est point assez appliqué à les rechercher par la Géométrie, & qu’on n’a peut-être pas encore été assez loin dans cette Science.
III. Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre. Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais. La plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter. IV. Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ? V. Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir. Jusqu’au dernier siècle, les Sciences ont été un secret impénétrable, auquel les prétendus Savants étaient seuls initiés, c’était une espèce de Cabale, dont le chiffre consistait en des mots barbares, qui semblaient inventés pour obscurcir l’esprit et pour le rebuter. […]
III. Je me suis souvent étonné que tant d’habiles gens que la France possède ne m’aient pas prévenu dans le travail que j’entreprends aujourd’hui pour vous, car il faut avouer que, quoique nous ayons plusieurs excellents livres de Physique en Français, cependant nous n’avons point de Physique complète, si on en excepte le petit Traité de Rohaut, fait il y a quatre-vingt ans ; mais ce Traité, quoique très bon pour le temps dans lequel il a été composé, est devenu très insuffisant par la quantité de découvertes qui ont été faites depuis : & un homme qui n’aurait étudié la Physique que dans ce livre, aurait encore bien des choses à apprendre.
Pour moi, qui en déplorant cette indigence suis bien loi de me croire capable d’y suppléer, je ne me propose dans cet Ouvrage que de rassembler sous vos yeux les découvertes éparses dans tant de bons Livres Latins, Italiens, & Anglais.
La plupart des vérités qu’ils contiennent sont connues en France de peu de Lecteurs, & je veux vous éviter la peine de les puiser dans des sources dont la profondeur vous effrayerait, & pourrait vous rebuter.
IV. Quoique l’Ouvrage que j’entreprends demande bien du temps & du travail, je ne regretterai point la peine qu’il pourra me coûter, & je la croirai bien employée s’il peut vous inspirer l’amour des Sciences, & le désir de cultiver votre raison. Quelles peines et quels soins ne se donne-t-on pas tous les jours dans l’espérance incertaine de procurer des honneurs et d’augmenter la fortune de ses enfants ! La connaissance de la vérité, & l’habitude de la rechercher et de la suivre est-elle un objet moins digne de mes soins ; surtout dans un siècle où le goût de la Physique entre dans tous les rangs, & commence à faire une partie de la science du monde ?
V. Je ne vous ferai point ici l’histoire des révolutions que la Physique a éprouvée, il faudrait pour les rapporter toutes, faire un gros Livre ; je me propose de vous faire connaître, moins ce qu’on en a pensé que ce qu’il faut savoir.
[…]
Olivier Coulon, notre médiateur géologue, nous partage la lecture d’un texte de l’œuvre d’Elisée Reclus « Histoire d’une montagne ».
Jérôme Kirman, notre médiateur en informatique, nous partage la lecture d’un texte extrait de l’œuvre de Vernor Vinge « Aux tréfonds du ciel ».
Jacques Petitpré, notre médiateur en physique, nous partage la lecture d’un texte extrait de l’œuvre « Monsieur Tompkins explore l’atome ».
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