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Une dimension majeure de l’esprit critique consiste à évaluer la qualité de l’information et la confiance que l’on peut lui accorder. Mieux comprendre les conditions de diffusion et de traitement de l’information pourrait alors devenir une étape cruciale pour « outiller » notre esprit critique.
Dans un monde dépeint fréquemment comme traversant une crise de l’information, les nouveaux usages du numérique inquiètent. Le déclin des médias traditionnels s’accompagne de l’accroissement de la place des réseaux sociaux. Les garants de la qualité de l’information d’autrefois sont remplacés par une multitude de sources potentiellement douteuses. Face à cette profusion d’informations, souvent contradictoires, il peut devenir difficile de s’y retrouver.
Dans ce contexte, comment évaluer correctement la qualité des informations ? Un penseur critique « idéal » prendrait le temps de s’interroger sur la qualité de la source de chaque message et se demanderait si le contenu est suffisamment informatif avant de le partager. Une démarche assez difficile en pratique ; le temps, l’envie ou les compétences peuvent nous manquer. Ainsi, nous pouvons partager, voire adhérer à des idées fausses, partiales, non vérifiées. Certains voient dans ce défaut de notre vigilance une raison majeure de l’essor des « fake news » ou fausses nouvelles (les termes anglais et français semblent ne pas être tout à fait équivalentes, mais nous gardons ici une définition « commune »).
Quelle est l’ampleur réelle de ce succès ? Les rumeurs, croyances, fausses nouvelles n’ont pas attendu le XXIe siècle pour être diffusées. Mais l’effet « caisse de résonance » des médias sociaux pourrait changer la donne. En 2018, dans une étude citée fréquemment, des chercheurs du MIT (Massachusetts Institute of Technology) ont analysé 126 000 cascades de rumeurs, partagées sur Twitter par 3 millions d’utilisateurs entre 2006 et 2017. Ils ont relevé que les fausses nouvelles auraient 70 % de chances supplémentaires d'être retweetées que les véritables informations. Elles se partageraient également plus vite, largement et profondément.
Sources (en anglais) : Vosoughi, S., Roy, D. & Aral, S. (2018). The spread of true and false news online. Science 359(6380). science.sciencemag.org/content/359/6380/1146
Mais ce résultat peut être relativisé. Tout d’abord, les rumeurs de nature politique écrasent nettement les rumeurs de nature scientifique. De plus, l’étude ne concerne que Twitter et sa méthodologie a été débattue, à l’instar de plusieurs publications similaires.
À ce jour, les quelques études portant sur des corpus plus larges ont tendance à tempérer les effets des « fake news ». Elles soulignent par exemple que sur l’ensemble du panorama médiatique, la proportion des nouvelles identifiées comme « fausses » ne constituent qu’une faible part du total des nouvelles. Elles s’accordent également sur la nécessité d’une recherche approfondie. Parmi les pistes explorées : l’incorporation de jeux de données provenant de médias plus variés, le développement de tests randomisés, ou encore l’implication des citoyens dans la production de données comportementales via des plateformes de recherche participative dédiées.
Sources (en anglais) : Pasquetto, I., Swire-Thompson, B. et al. (2020). Tackling misinformation: What researchers could do with social media data. Harvard Kennedy School Misinformation Review, 1(8). www.researchgate.net/publication/347387624_Tackling_misinformation_What_researchers_could_do_with_social_media_data
L’étendue et l’impact réels des fausses nouvelles dans leur ensemble sont donc difficilement évaluables. En revanche, il est toujours possible de s’intéresser aux mécaniques de diffusion de fausses informations individuellement, tout au long des chaînes de transmission, pour mieux comprendre leur impact potentiel.
En début de chaîne, du côté de l’émetteur d’un message « faux » ou distordu, il est possible d’évaluer l’intention des sources que nous consultons. Elles peuvent être diverses : idéologie ou raisons commerciales, avec une vraie volonté de tromper ou d’agir avec malveillance ; mais aussi inadvertance, faux problème lié à une représentation erronée des faits ou des consensus scientifiques... Cette première distinction permet de ne pas voir de la désinformation partout, là où il n’y a souvent que de la « mésinformation ». Cela relativise certains discours alarmistes sur les fausses nouvelles.
Puis, tout au long de la chaîne, nous pouvons nous interroger sur les motifs du partage de ces informations. Notons déjà que partage ne signifie pas forcément adhésion à une idée. Les informations peuvent être transmises pour toute autre raison, par exemple pour s’en moquer ou s’interroger sur leur véracité. Dans le domaine de l’information scientifique, spécifiquement, l’hyperspécialisation des savoirs peut conduire à une augmentation de l’ignorance. Chacun ignore ce que les autres savent et inversement, ce qui complexifie la quête de véracité et doit augmenter statistiquement les partages de messages douteux.
Ensuite, il ne faut pas déceler forcément un problème de crédulité dans cette propagation de fausses nouvelles. Les mécanismes d’adhésion peuvent relever aussi d’autres mécanismes, d’ordre cognitif ou social :
- il semble exister des « attracteurs cognitifs » rendant certains types d’informations plus séduisants (à défaut de les rendre plus crédibles) et qui nous poussent vers elles. Ces attracteurs peuvent être des contenus jouant sur la peur, le dégoût, la menace, la sexualité... Quand nous sommes amenés à porter spécifiquement notre attention sur la plausibilité et la précision des informations, les effets de ces « attracteurs » semblent diminués, d’après une expérience récente réalisée sur plusieurs milliers d’usagers de Twitter.
Sources (en anglais) : 1.Acerbi, A. (2019). Cognitive attraction and online misinformation. Palgrave Commun 5, 15. www.nature.com/articles/s41599-019-0224-y 2. Pennycook, G., Epstein, Z., Mosleh, M. et al. (2021). Shifting attention to accuracy can reduce misinformation online. Nature 592. www.nature.com/articles/s41586-021-03344-2
- sur certains sujets, nous pouvons adhérer à une idée non pas car le raisonnement nous convainc, mais pour des raisons « d’identité sociale ». En effet, nous préférons nous fier à certaines sources car elles appartiennent à des groupes sociaux que nous jugeons positifs, valorisés. Dans ce cas, le risque d’une adhésion « émotionnelle » à l’information est renforcé. Par exemple, les arguments (valides) montrant le lien entre émissions anthropiques de gaz à effet de serre et réchauffement climatique semblent plus susceptibles d’être rejetés par des personnes appartenant à une partie spécifique du spectre politique (proches des conservateurs américains en l’occurrence) ;
Sources (en anglais) : Lewandowsky, S., Gignac, G. & Oberauer, K. (2013). The Role of Conspiracist Ideation and Worldviews in Predicting Rejection of Science. PloS one. journals.plos.org/plosone/article
Cette influence est tellement forte que nos sentiments positifs envers une source identifiée comme mensongère peuvent être inchangés, même après que nous avons pris connaissance du mensonge.
Sources (en anglais) : Swire-Thompson, B., Ecker, U., Lewandowsky, S. & Berinsky, A. (2019). They Might Be a Liar But They’re My Liar: Source Evaluation and the Prevalence of Misinformation. Political Psychology. 41. www.researchgate.net/publication/332405191_They_Might_Be_a_Liar_But_They're_My_Liar_Source_Evaluation_and_the_Prevalence_of_Misinformation
Face à la complexité des mécanismes de diffusion et d’appropriation de l’information, la correction des fausses informations individuelles (le « fact checking », qui est souvent la seule réponse aux fausses nouvelles que les médias pratiquent) peut alors être nécessaire, mais pas suffisante. De la même manière, communiquer sur l’existence d’un consensus scientifique sur un sujet donné pourrait ne pas suffire pour convaincre, bien que cela soit utile (car cela élargit le périmètre des sources qualifiées auxquelles nous nous référons).
Sources (en anglais) : Harris, A. J. L., Sildmäe, O., Speekenbrink, M. & Hahn, U. (2019). The potential power of experience in communications of expert consensus levels, Journal of Risk Research, 22(5).
D’autres approches sont à explorer pour nous aider lorsque nous avons déjà intégré une fausse information dans notre vision du monde.
Une voie de recherche complémentaire consiste à tenter du « prebunking », c’est-à-dire à exposer préventivement le public à de la mésinformation « atténuée » pour espérer engendrer des réactions ultérieures, à l’image du fonctionnement d’un vaccin. Sans garantir une « immunisation » totale, cette technique pourrait contribuer à nous rendre plus alertes. En effet, exposer à de la mésinformation dans un domaine aiderait à réduire son impact dans un autre. Par exemple, expliciter les sources d’erreur ou de manipulation dans l’argumentation (voir partie 5) dans le domaine de la santé permettrait d’amoindrir la sensibilité à la mésinformation sur le changement climatique. Cet effet semble être renforcé également lorsque nous sommes mis en situation de production de fausses informations. (*) Dans l'exposition : plusieurs éléments de la zone Kiosque font référence à cette problématique.
Sources (en anglais) : Lewandowsky, S. & van der Linden, S. (2021). Countering Misinformation and Fake News Through Inoculation and Prebunking. European Review of Social Psychology. www.researchgate.net/publication/349494557_Countering_Misinformation_and_Fake_News_Through_Inoculation_and_Prebunking
Le degré de nuisance des fausses nouvelles ne semble pas évalué encore précisément, ni notre tendance individuelle à les absorber. Dans ce contexte, il est difficile de déterminer si nous avons affaire à une « épidémie de crédulité » (qui nous pousserait à croire trop facilement des sources douteuses) ou, à l’inverse, à une méfiance exacerbée (envers « les médias officiels », « le système »…). Faire porter l’attention du public sur sa responsabilité dans la gestion de l’information semble être une réponse mesurée aux débats actuels. Le degré de précision des informations et le niveau de confiance que nous sommes en mesure d’accorder constituent des points de vigilance particuliers (voir partie 6).
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